A 46 ans, le successeur allemand d’Henri de Castries a embarqué l’assureur français dans une transformation rendue nécessaire par les appétits de nouveaux venus dans le secteur. Son management énergique bouscule les tabous, les certitudes et les habitudes. Non sans créer des résistances ou blesser des ego.
” Comment pouvons-nous être sûrs que nous avons éliminé autant de strates hiérarchiques que possible ? J’adore l’idée de ne pas avoir de murs dans les bureaux ! ” En cette fin d’après-midi de juin, au Mixer Park de Tel-Aviv, espace de coworking situé non loin de l’université, Thomas Buberl ne cache pas son enthousiasme lors d’un exercice de brainstorming avec son état-major. Chemise à fleurs, sans cravate, le directeur général d’Axa reprend l’idée avancée par une membre de son ” top 50 “. But du séminaire : s’inspirer d’Israël, qui aime à se présenter comme start-up nation, pour réinventer le géant de l’assurance français. Face à lui, les patronnes et patrons de filiales rivalisent de propositions pour le prochain plan stratégique, attendu fin 2020.
En l’espace de trois ans, l’Allemand a imposé un tempo d’enfer au n° 2 européen de l’assurance.
Tempo d’enfer
Depuis sa nomination surprise à la tête de cet emblème du capitalisme français, en mars 2016, le patron allemand de 46 ans invite ses partners en moyenne trois fois par an dans des learning expeditions ou des séances de travail loin de Paris. Il a emmené son équipe dirigeante à Seattle, pour voir comment Microsoft a opéré sa mue en spécialiste du cloud et de l’intelligence artificielle afin de réduire sa dépendance à Windows. Ou son comité de direction en Corse, où ils se sont baignés ensemble dans la Méditerranée. ” Ce que vous voyez là, ce n’est pas une entreprise traditionnelle française, allemande, britannique, ou quoi que ce soit. C’est très différent, même si les racines sont françaises “, souligne Thomas Buberl entre deux sessions auxquelles il a accepté de nous faire assister.
Cet homme pressé, qui a surpris en supplantant de puissants rivaux pour la succession d’Henri de Castries, s’est fait le chantre de la transformation. Axa ne doit plus être un simple assureur payant la facture des sinistres de ses clients, mais un ” partenaire ” capable de leur proposer des services, par exemple médicaux (télémédecine, centres de soin) ou domestiques (dépannages). En anglais, cela donne payer to partner.
En l’espace de trois ans, l’Allemand a imposé un tempo d’enfer au n° 2 européen de l’assurance, une multinationale de 126.000 employés qu’il jugeait certes performante mais un peu assoupie. Il a déjà imprimé sa marque avec deux coups d’éclat : la plus grosse acquisition de l’histoire d’Axa – l’assureur de risques d’entreprise XL Group, pour plus de 12 milliards d’euros – et la cession progressive en Bourse de ses activités financières aux Etats-Unis.

Un séducteur aux deux visages
Deux opérations qui ont révélé, derrière son charme qu’on pourrait dire ” macronien “, non seulement une grande audace, mais aussi une certaine dureté. Nombre de ces proches, quand ils sont interrogés, s’accordent à décrire un patron visionnaire, avide de feed-back – si possible négatif. Un coach XXL qui vise à réveiller la fibre entrepreneuriale de chacun.
Pour ses détracteurs, ce séducteur aux deux visages aurait toutefois instauré ” un régime de terreur “, selon un manager, qui s’inquiète d’un possible délitement de la très forte culture d’entreprise d’Axa. Une chose est sûre : ce patron, l’un des rares étrangers du CAC40 – qui note tout dans un grand cahier, profite de ses déplacements en avion pour prendre des centaines de photos de la Terre vue du ciel et a longtemps dessiné lui-même ses chaussures -, surprend toujours.
Marié à une Sud-Africaine avec laquelle il a deux enfants et habite à l’ouest de Paris, il a certes grandi en Allemagne mais a passé la moitié de sa vie professionnelle à l’étranger. De ce parcours a résulté un caméléon qui maîtrise désormais parfaitement le français et s’est fondu dans l’establishment parisien.
Courage et intégrité
Perçu parfois comme cassant et sans affect, il revendique, au contraire, une réelle empathie. C’est certes un ” tueur “, dixit un patron français, mais il a ” travaillé dur pour se connecter avec la source profonde de son intelligence émotionnelle “, souligne son amie, la coach américaine Erica Ariel Fox, auteure du best- seller Winning from within. Thomas Buberl peut ainsi s’asseoir en forêt devant une plante et l’observer pendant une demi-heure, ” un exercice très intéressant “, puis en faire le compte rendu, sans ambages. ” Dans des circonstances normales, je n’aurais jamais été là “, raconte-t-il.
Car le patron d’Axa est passé à côté de sa vocation. Joueur d’orgue, l’enfant de Wuppertal, une ville industrielle au sud de la Ruhr, rêvait d’une carrière musicale. Mais il a raté le concours d’entrée au conservatoire sur l’épreuve finale de chant. Le jeune Buberl n’était pas du genre à rester sur une fausse note : ” Je me suis dit, c’est comme ça, la vie ne s’arrête pas là, il faut se réinventer et se repositionner “. Sa conviction profonde : ” On ne peut pas perdre ; on peut soit gagner soit apprendre “.
Pas besoin de chercher loin les sources de cette assurance tranquille : ” Je viens d’une famille ( mère chimiste, père ingénieur dans le textile, Ndlr) qui m’a toujours montré le chemin dans les situations difficiles “. De son éducation, il revendique deux valeurs : le courage et l’intégrité.

Un vrai décideur
Le virage sera donc à 180 degrés : diplôme de commerce (à Coblence), MBA (en Angleterre), doctorat en économie (à Saint-Gall, en Suisse) et débuts au Boston Consulting Group en 2000. A partir de 2005, il commence sa course vers les sommets de l’assurance, avec un premier poste de dirigeant en Suisse, chez Winterthur, racheté par Axa un an plus tard. On le retrouve ensuite chez Zurich Financial Services, puis à la tête d’Axa Allemagne en 2012. ” Il était programmé pour être patron “, juge un ancien proche conseiller, qui a pu observer de près des dizaines de managers. De là à devenir celui d’un fleuron du CAC40 qui pèse plus de 50 milliards d’euros en Bourse…
Son nom n’avait d’ailleurs jamais été cité parmi les prétendants à la succession d’Henri de Castries. Qui aurait pu imaginer que le mastodonte bâti par Claude Bébéar à partir d’une petite mutuelle normande échoirait à un quadra étranger, quasi inconnu au bataillon ?
” Nous avions considéré que c’était un homme rapide, un vrai décideur “, se souvient Jean-Martin Folz, l’ancien patron de PSA Peugeot-Citröen, ex-administrateur d’Axa présidant le comité des nominations à l’époque. ” Il fallait quelqu’un de disruptif et sans héritage car le marché est très dynamique “, constate Antoine Flamarion, cofondateur du gestionnaire d’actifs Tikehau.
Aller trop vite
Axa a toutefois pris un risque – ” la greffe aurait pu ne pas prendre “, observe une figure du patronat français – mais comme chez tout bon assureur, il était calculé. Le conseil d’administration a eu tout le temps de le mesurer puisqu’Henri de Castries a ouvert sa succession très tôt, dès octobre 2013, avant même d’être reconduit pour un dernier mandat.
Le processus – mené dans une discrétion absolue – a duré deux ans et demi. Jusqu’à un ultime grand oral pour les deux derniers postulants en lice, Thomas Buberl et Nicolas Moreau, alors patron d’Axa France, le navire amiral du groupe. C’était le vendredi 18 mars 2016 à Château Pichon Baron, somptueuse propriété de l’assureur dans le Bordelais. L’outsider Buberl a su forcer le destin. Son projet pour Axa, sa vision de l’assurance, il les a exposés aux administrateurs dans un livre. Une manière de marquer les esprits et le signe qu’il ne laisse rien au hasard. ” Thomas est quelqu’un de toujours très bien préparé, y compris dans la capacité à déclencher les bonnes questions “, confirme un membre du comité partners.
L’homme peut toutefois, aussi, vouloir aller trop vite. Il a changé à plusieurs reprises son équipe de direction avant d’en trouver le bon format. De nombreux historiques (Jean-Laurent Granier, Gaëlle Olivier, Véronique Weill, Paul Evans, etc.) sont partis. Pour former sa garde rapprochée, il a recruté des profils internationaux (comme Gordon Watson en Asie) ou fait monter des jeunes en qui il a une confiance absolue (comme Guillaume Borie, directeur de l’innovation).

Un pari colossal
Thomas Buberl n’a pas de tabou. Ainsi, il s’est très vite interrogé sur le devenir d’Axa Investment Managers, la filiale de gestion d’actifs, allant jusqu’à ouvrir des discussions avec de possibles partenaires. L’émoi est immense, en interne, quand l’affaire est éventée dans la presse. Le dossier est finalement refermé à l’automne 2017. ” Mais Thomas a toujours eu le soutien du conseil, contrairement à ce qu’on a pu laisser entendre “, tient à préciser Denis Duverne, président du conseil d’administration et ancien bras droit d’Henri de Castries.
Au vu des résultats d’Axa, il n’y a pas péril en la demeure, mais, pour son directeur général, il est temps de faire basculer le centre de gravité du groupe. Plus question d’être trop exposé aux ” risques financiers “. Il s’agit donc de réduire la voilure dans l’assurance-vie, une ancienne cash machine aujourd’hui vidée par des taux d’intérêt au plancher. D’où l’introduction en Bourse d’Axa Equitable Holdings, la filiale qui regroupe les activités américaines d’assurance-vie et de gestion d’actifs, présentée dès 2017.
Devenir le n°1 mondial
Deuxième – colossal – pari : l’acquisition, annoncée le lundi 5 mars 2018, de XL Group. Il s’agit de devenir le numéro 1 mondial en assurance dommages des entreprises (assurance des usines, des flottes automobiles, des commerces, des avions, etc.). En contrepartie, il faudra être prêt à encaisser davantage de catastrophes naturelles, d’autant que cette compagnie basée aux Bermudes fait aussi beaucoup de réassurance (l’assurance des assureurs).
” Je n’ai pas été surpris qu’il ait eu cette audace qui était rationnelle, juge Gérard Mestrallet, ancien patron d’Engie et ex-administrateur d’Axa. Une stratégie, vous ne l’illustrez que par des opérations à forte visibilité, et notamment par des fusions-acquisitions stratégiques. Cette acquisition est d’une lecture puissante et claire. C’est un métier qui se développe car les risques industriels sont considérables. ”
Sauf que les marchés ont eu un hoquet devant le montant de la transaction. Thomas Buberl ne leur avait-il pas expliqué qu’il n’irait pas au-delà de 3 milliards d’euros pour une acquisition ? Il débourse quatre fois plus ! Circonstance aggravante, Axa aurait surpayé XL Group. ” La veille de l’annonce du deal, j’avais prévenu que l’action pourrait baisser de près de 8% le lundi “, affirme le dirigeant. Ce sera pire (- 9,7%). Pour la très influente rubrique ” Lex ” du Financial Times, Thomas Buberl ” ne peut s’en prendre qu’à lui-même pour la chute du cours de Bourse “.
Moments difficiles
La rencontre avec les investisseurs à Londres se passe mal. La suite du road show à New York ne s’annonce guère mieux. En sortant de son hôtel, Thomas Buberl reçoit de la neige dans le cou : ” Je me suis demandé s’il fallait y voir un symbole “. Rare moment où un grand patron confie avoir été gagné par le doute : ” Mais je me suis dit, non, j’y crois, on va se battre ! ” Ceux qui ont vécu la dernière grande acquisition d’Axa, 10 ans plus tôt, se rassurent comme ils peuvent : ” Il s’était passé la même chose pour Winterthur ( acheté 8,9 milliards d’euros, Ndlr), un super deal qui n’avait pas été bien perçu sur le moment “, se souvient l’un d’eux.
S’il peut compter sur le soutien de ses amis patrons ( par exemple dans un moment difficile comme l’acquisition de XL), les choses sont différentes en interne.
Depuis l’achat de XL, le cours de Bourse navigue cependant toujours en dessous de son niveau antérieur. Dans ces moments difficiles, le patron a pu compter sur le soutien de son conseil. Pour accéder au bureau de son président, Denis Duverne, avec lequel il va marcher pendant plusieurs heures deux fois par an, il lui suffit de traverser le bureau de son assistante et d’ouvrir une porte dérobée.
Dans l’ombre, Henri de Castries joue aussi un rôle clé. L’ancien PDG est resté président du conseil d’administration des Mutuelles Axa, qui verrouillent 14% du capital. Surtout, celui qui préside aussi le comité de direction de la conférence Bilderberg – qui réunit chaque année des puissants de ce monde – lui a ouvert son carnet d’adresses.

Le goût de l’action
Très tôt, il a présenté Thomas Buberl à ses pairs lors d’un dîner au siège parisien, avenue Matignon. Autour de la table : Patrick Pouyanné (Total), Benoît Potier (Air Liquide), Jean-Paul Agon (L’Oréal) ou Gérard Mestrallet (Engie). ” C’était une façon de le faire adouber par l’establish- ment “, se souvient un convive, immédiatement séduit.
Mais celui qui avait été consacré en 2008 Young Global Leader par le Forum économique de Davos dispose aussi de son propre réseau, qui comprend Thomas Rabe, le patron du géant allemand des médias Bertelsmann (Thomas Buberl siège à son conseil), Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Elysée, et Henry Kravis, fondateur du fonds d’investissement américain KKR, qui se dit ” impressionné par son ouverture à des idées nouvelles sur la façon de faire croître le business “.
Ce curieux n’aime rien tant qu’être stimulé intellectuellement et agir. A Tel-Aviv, à peine entend-il Inbal Arieli expliquer les racines de l’esprit entrepreneurial d’Israël qu’il se plonge la nuit même dans son livre, Chutzpah (” Insolence “). Autre exemple : au coeur de la crise des gilets jaunes, en décembre 2018, après avoir échangé sur un rond-point avec des manifestants, il se retrouve avec Emmanuel Faber, le patron de Danone. ” On était ici et on s’est dit ‘bon, on ne peut pas se quitter sans avoir fait quelque chose’ “, raconte-t-il devant l’énorme table ronde qui lui sert de bureau.
En deux heures, ils dressent une liste de 13 dirigeants qui vont signer ensemble une tribune dans Le Monde pour s’engager en faveur de la société. Depuis, ” les inclusifs “, comme ils s’appellent, restent en contact.

Transformation rapide
S’il peut compter sur le soutien de ses amis patrons – par exemple dans un moment difficile comme l’acquisition de XL -, les choses sont différentes en interne. Certes, la vague de départs spectaculaires qui a suivi sa nomination est derrière lui. Mais parmi les managers français, le style de Thomas Buberl et sa volonté de disrupter Axa n’est pas du goût de tous. ” La parole est beaucoup moins libre, dit l’un d’eux. Tous les gens qui sont partis, ce sont des gens qui ont tenté de débattre. ” ” Aujourd’hui, il est dans la transformation, le changement de culture, mais il ne s’intéresse pas à l’exécution, abonde un autre. Les équipes sont larguées. ”
Comme tout dirigeant convaincu de créer un climat de confiance, Thomas Buberl préférerait ne pas entendre ces reproches. Mais il y répond sans ambiguïté. ” Je suis extrêmement ouvert aux critiques mais nous ne pouvons pas avancer avec des gens qui veulent faire leur propre truc dans leur coin. En 2016, quand on a présenté notre stratégie, on a très bien vu ceux qui étaient à bord et ceux qui ne l’étaient pas “, confie-t-il dans le jardin du Mixer Park. Quant à la vitesse de transformation, il estime qu’il y a tout simplement urgence : ” Ce n’est pas nous qui déterminons le rythme, c’est notre concurrence et notre environnement. Dans la santé, il y a beaucoup de nouveaux acteurs qui avancent : les Google, les start-up ne nous attendent pas “.
L’effet Serena Williams
Jusqu’ici, les partenaires sociaux suivent. Cela dit, ” beaucoup de salariés craignent de ne pas forcément arriver à suivre les évolutions qui sont en train de se produire “, tempère François Blanchecotte du syndicat UDPA-Unsa. Pour les emmener, ces salariés qui doutent, Thomas Buberl mise sur l’effet Serena Williams. La championne de tennis américaine, qu’il a reçue avec les yeux d’un vrai fan, fin mai, juste avant Roland-Garros, devant de nombreux salariés, est devenue cette année l’égérie d’Axa, incarnant son nouveau slogan : ” Know you can “. En français : ” La confiance est en vous “.
Le message s’adresse aux clients comme aux employés. Reste à savoir si cette incantation suffira pour relever les défis qui attendent l’assureur. A commencer par l’intégration de XL, à la culture radicalement différente de celle du groupe français. Adepte de la course à pied, Thomas Buberl n’entend pas en tout cas s’arrêter en chemin : ” C’est comme dans un marathon. Une fois qu’on s’assoit, c’est plus difficile de se relever “.
Par Thibaut Madelin et Laurent Thévenin.
1975 : Claude Bébéar est nommé directeur général des Anciennes Mutuelles, près de Rouen.
1978 : Prise de contrôle de la Compagnie parisienne de garantie.
1982 : Prise de contrôle du Groupe Drouot. Les Mutuelles Unies deviennent premier assureur privé français.
1985 : Le groupe est rebaptisé Axa.
1991 : Implantation aux Etats-Unis via Equitable.
1996 : OPA sur l’UAP, Axa est numéro 2 mondial.
1998 : Rachat de la Royale belge.
2000 : Claude Bébéar passe le relais à Henri de Castries.
2006 : Achat de Winterthur.
2016 : Thomas Buberl est nommé directeur général d’Axa.
2018 : Acquisition de XL Group.