Quelle organisation du travail dans l’entreprise de demain? “Le bien-être, en fin de compte, c’est le travail…”
La crise du Covid-19 va laisser des traces profondes dans la gestion des ressources humaines. Elle a servi de catalyseur et d’accélérateur à un certain nombre de pratiques et au déploiement d’outils digitaux. A côté de l’adoption élargie du télétravail – la grande leçon de cette période -, elle va surtout faire évoluer le rapport au travail.
Lentement mais sûrement, les entreprises s’installent dans le nouveau normal. Depuis la mi-mars, le monde des ressources humaines a été profondément chamboulé. ” Nous avons pris toutes les problématiques que l’on voyait poindre à l’horizon en même temps “, ont souligné plusieurs de nos interlocuteurs. Télétravail, flexibilité, sens du travail, rapport de forces, bien-être : beaucoup de choses ont été évoquées ces dernières semaines. Parfois avec une bonne dose d’exagération au plus fort de la pandémie. Dans notre enquête, 70 % des responsables d’entreprises interrogés indiquent qu’il faut montrer une plus grande attention au bien-être des travailleurs. Mené avant la vague de Covid, le rapport annuel de Deloitte sur les tendances RH indiquait que 89 % des entreprises belges ne cherchaient pas explicitement à intégrer le bien-être dans le travail. Ce n’est pas un écart mais un gouffre entre les deux positions. Au point qu’on en vient à se demander ce qu’il va vraiment rester une fois que le soufflé émotionnel de la pandémie sera retombé.
Le télétravail permet de faire les mêmes choses qu’au bureau mais avec plus d’efficacité et moins d’absentéisme.
” L’émotionnel vient renforcer une véritable tendance de fond, explique Laurent Taskin, professeur à la Louvain School of Management de l’UCLouvain. Le bien-être est poussé à l’agenda. Les patrons s’en rendent bien compte. Cela ne date pas d’aujourd’hui mais le signal est fort, désormais. D’ailleurs, je suis persuadé que les entreprises qui avaient déjà intégré la notion de bien-être s’en sont mieux sorties que celles toujours obsédées par la gestion de la production. La qualité d’une bonne gestion y est liée à la qualité du reporting à l’aide de multiples indicateurs. Tout ça, c’est oublié : une entreprise, ce sont des hommes et des femmes qui réalisent un travail. Ils ne délivrent pas quelque chose, ils travaillent. Une notion incarnée et riche. Après, il y a bien-être et bien-être. Celui qui reste dans la gestion des ressources mais à laquelle on rajoute une couche de process comme la table de ping-pong, la corbeille de fruits à 10 heures ou le cours de yoga de midi. Et celui que la crise a révélé : le besoin de management humain. Dans sa dimension connective : les équipes, les liens sociaux. Et sa dimension subjective : c’est un sujet qui fait le travail en se donnant. Ce qui nous lie au travail, ce n’est pas le contrat où chacun calcule son intérêt mais ce que je donne et ce que j’attends en retour. Et on arrive à la notion de reconnaissance. Le bien-être, en fin de compte, c’est le travail et pas forcément le bonheur au travail. ”
Deux jours de télétravail au moins
Ce management humain prend en compte le besoin de flexibilité de l’employé. Une flexibilité qui a différents visages. Et d’abord celle du lieu de travail. L’entreprise de demain consacrera le télétravail. C’est une certitude et retirer ce qui a été donné à ce niveau va être extrêmement compliqué. C’est le grand enseignement RH de cette crise et ce n’est pas forcément une bonne nouvelle pour les obsédés du contrôle : si on excepte les métiers purement opérationnels, le télétravail s’est avéré possible partout et pour quasiment tous les métiers. De nombreux verrous ont donc sauté et, sans doute, pour de bon.
” Avant la pandémie, 50 % de nos employés profitaient de leur journée de télétravail, confie Natacha Delcourt, DRH d’Arval. Arval, c’est une flotte de 78.000 voitures et 400 employés répartis entre les sales et les personnes qui gèrent tout le cycle d’une voiture. A part quatre ou cinq personnes qui assuraient la réception et le courrier, ils sont tous partis en télétravail forcé. Quatre-vingt pour cent des métiers étaient éligibles avant. On est arrivé à 99 %… ”
Le télétravail forcé et total fut globalement partout une réussite. Pour autant, personne aujourd’hui ne le voit devenir la norme. Cette norme devrait s’établir autour des deux ou trois jours par semaine.
“Le conseil d’entreprise penche vers les deux jours, poursuit Natacha Delcourt. Mais nous n’allons pas nous hâter. Laissons d’abord passer l’année 2020 qui va rester perturbée jusqu’au bout. L’idée est d’adapter les contrats et le règlement de travail pour le 1er janvier. D’ici là, le retour au bureau sera progressif. Il le fut sur base volontaire jusqu’au 21 juin. Après cette date, nous avons imposé trois jours de présence la semaine où l’employé est attendu au bureau. Au bout d’un moment, il faut sortir de la bulle de sa maison. C’est important pour se reconnecter aux valeurs de l’entreprise et retisser du lien social.”
Le présentiel revalorisé
La pandémie aura donc consacré le télétravail mais aussi, belle ironie de l’histoire, revalorisé la présence au bureau. Elle a permis de se rendre compte que oui, le télétravail permet de faire les mêmes choses qu’au bureau mais avec plus d’efficacité et moins d’absentéisme. C’est le sens de l’augmentation de la productivité que l’on retrouve plébiscitée dans notre enquête. Plusieurs de nos interlocuteurs soulignent un élément crucial dans la réussite du télétravail global : il a fonctionné parce que les équipes étaient socialisées avant ! En d’autres termes, il ne marche que parce qu’il y a un lien affectif préalable qui s’est construit grâce au présentiel.
” L’entreprise de demain va combiner de façon structurelle et intelligente la présence et l’absence, poursuit Laurent Taskin. Le télétravail bride la créativité d’une équipe. Il permet de délivrer ce qui est attendu mais la dimension innovante se trouve dans le présentiel. Sans oublier le lien social car la machine à café permet de huiler les rouages. Jusqu’ici, le télétravail était géré par dispersion : on partageait les jours entre membres de l’équipe et c’était un cauchemar pour les managers et les réunions. Moi, j’imagine bien un scénario où tout le monde est absent et présent les mêmes jours. Cela permet de combiner le meilleur de deux mondes. ”
Culture et valeur ajoutée
L’entreprise de demain devrait donc devenir un lieu d’échanges et de collaboration. Avec une valeur ajoutée qui fait que, oui, ça vaut la peine d’y venir. Et ce n’est pas aussi simple qu’on ne le croit.
” Les employés ont changé pendant la pandémie, assure Bruno Wattenbergh, ambassadeur de l’innovation chez EY. Quand ils vont vraiment revenir au bureau, il va falloir réinitialiser la relation par rapport au sens du travail et de la raison d’être de l’entreprise. Il faut qu’il y ait congruence entre les valeurs des salariés et celles de l’entreprise. Cela passe par un changement de culture d’entreprise. Cette crise est particulière car elle va engendrer un changement brutal de cette culture qui, habituellement, évolue sur la durée. Des CEO sont déjà venus me voir pour en parler. La base de travail est la même : on ne va pas revenir au bureau en laissant tout en l’état. A court terme, voilà le plus grand défi du management : redéfinir la culture et les valeurs pour coller à la réalité du moment. La culture, c’est une ressource stratégique essentielle qui doit se gérer comme tel. On performe bien si la culture est forte. Mais en même temps, elle peut agir comme de la glu et empêcher l’entreprise d’évoluer. ”
Cette valeur ajoutée peut aussi se construire ensemble. C’est ce qui va passer chez Multipharma. Cette coopérative possède 263 pharmacies où tout le monde est salarié, un centre de logistique qui alimente les points de vente et d’autres pharmacies et, enfin, un siège où se déroule le reste des activités. La crise n’a évidemment pas été vécue de la même façon par les 1.850 employés.
” C’est certain que nous n’échapperons plus à la flexibilité maintenant que ceux qui ont télétravaillé ont goûté à une certaine liberté de s’organiser, explique Cindy Dewitte, la DRH. Mais la flexibilité n’est pas la même pour tout le monde. Multipharma, c’est 85 % de femmes ! Et dans les pharmacies, ces femmes ont besoin de la flexibilité du temps. Chez nous, tous les horaires des employés du réseau sont faits à la carte. Ce qui m’importe aujourd’hui, c’est de garder le remarquable dynamisme qui a régné entre le réseau et le siège. Pour les activités du siège, je plaide pour une stabilité flexible. Le contrat avec l’entreprise a changé et il faut en tenir compte. Nous allons travailler en cocréation sur différents aspects, histoire de tenir compte des besoins des uns et des autres et d’obtenir une forte adhésion. Nous allons mettre en place des workshops avec les managers pour voir ce qu’il faut mettre en valeur. J’aimerais qu’ils intègrent des employés pour que le panel soit large mais ce n’est pas encore tranché. On a bien bossé pendant la crise, donc le sentiment d’appartenance est fort, mais il faut tenir compte de cette liberté qu’ont goûtée tant les employés que les managers. Le bien-être est au centre de notre politique RH depuis longtemps et pendant la crise, il a primé sur le business. Nos valeurs n’ont pas besoin de changer, et pour cause : empathie, solidarité et expertise… ”
Recruter digital ? Bof…
L’entreprise de demain va-t-elle se mettre à recruter 100 % en digital comme cela se passe déjà dans d’autres pays ou dans les entreprises qui ne connaissent que le remote working ? Tous les DRH que nous avons interrogés ces dernières semaines n’en sont pas fans. Pas plus que Cindy Dewitte qui a procédé à un engagement full digital pendant la pandémie.
” C’était la première fois, explique-t-elle. Nécessité a fait loi. Mais autant le digital permet de gagner beaucoup de temps dans les premiers stades du recrutement, autant une rencontre physique me semble cruciale à la fin. C’est vrai pour nous comme pour le candidat qui peut rencontrer ces futurs collègues et son lieu de travail. J’ai aussi eu pendant la crise un futur collègue qui ne nous a pas rejoints. Il n’a pas voulu démissionner et abandonner son équipe pendant la crise. C’est un geste que nous avons hautement apprécié. Il devrait nous rejoindre plus tard. ”
Quant à Natacha Delcourt qui a aussi accueilli de nouveaux collègues pendant la pandémie, elle met en exergue la difficulté de l’ onboarding quand tout le monde télétravaille. Pas simple de s’acclimater, en effet, quand on ne se voit que par écran interposé. La crise du Covid-19 n’a pas empêché les entreprises de recruter même si le niveau est logiquement inférieur à la normale : selon SD Worx, 7 % de leurs clients ont engagé en mai (contrats de plus d’une semaine) pour 11 % l’an dernier. Les PME de moins de 20 salariés et les très grandes organisations ont représenté près de la moitié des recrutements en mai.
Rapport de force inversé ?
L’entreprise de demain verra-t-elle le rapport de force entre employeur et employé s’inverser au profit du premier ? C’est ce qui ressort de notre enquête selon laquelle 27 % des personnes interrogées le ressentent. Au même titre d’ailleurs qu’une plus grande facilité de combler les postes liés aux métiers en pénurie (29 %).
” Je suis d’accord, conclut Bruno Wattenbergh. Mais seulement à court terme ! Beaucoup d’entreprises ont suspendu les engagements prévus. Et je pense notamment à tous les futurs diplômés de Solvay à l’ULB où je donne cours. Ceux qui n’avaient pas encore signé vont devoir attendre. Et c’est logique : les entreprises ont un chiffre d’affaires en baisse, moins de besoins et plus de talents à disposition. Mais la guerre des talents va très vite reprendre, peut-être déjà dès le mois de septembre. L’entreprise de demain va devoir être belle pour séduire. Autant si pas plus qu’avant. Avec, évidemment, la flexibilité au centre des atouts. Celle du temps et de l’espace comme le télétravail. Celle de la rémunération. Le système cafétéria à points est une très belle arme de recrutement, singulièrement pour les PME. “
Mettre les contrats à jour
Le télétravail structurel est régi par la CCT 85 qui date de 2005. Elle précise clairement les règles du jeu. Ce télétravail structurel, volontaire et réversible, doit être stipulé dans le contrat ou dans un avenant à un contrat existant. Dans les deux cas, la fréquence, le lieu, les périodes d’activité ou les modalités de prise en charge des frais par l’employeur doivent s’y trouver. Dans le cadre de la loi Peeters sur le travail faisable, l’Etat a aussi défini des règles pour le télétravail occasionnel. Comme, par exemple, en cas de grève de transports. L’extension présumée ou la création de ce télétravail structurel dans les entreprises va nécessiter de mettre les contrats à jour.
” Certainement dans les entreprises qui n’avaient aucun télétravail avant le confinement ou dont certains employés n’étaient pas éligibles au télétravail, explique Katleen Jacobs, experte juridique chez SD Worx. Dans ces cas-là, pendant le confinement, le télétravail forcé par le gouvernement a été considéré comme du télétravail occasionnel pour raison de force majeure. Il n’y avait pas d’obligation légale de faire un avenant même si nous l’avons conseillé à nos clients, histoire de formaliser les choses. A partir du moment où l’entreprise décide de transformer l’occasionnel en structurel, comme beaucoup l’évoquent aujourd’hui, elle tombe sous le coup de la CCT 85 et doit faire un avenant. Même chose si le télétravailleur d’un jour obtient un deuxième ou un troisième jour par semaine. ” Le télétravail donne éventuellement droit à une indemnité de bureau qui couvre les frais encourus par l’employé, comme le chauffage, l’électricité ou le petit matériel de bureau. ” C’est une indemnité brut pour net, exemptée des cotisations ONSS et du précompte, poursuit Katleen Jacobs. Elle doit faire l’objet d’un accord entre l’employeur et l’employé. Jusqu’ici, l’ONSS accepte un montant maximum de 129,48 euros par mois. Il ne doit pas être forcément épuisé. Il peut être complété par un forfait mensuel net de 20 euros pour utilisation du propre PC de l’employé et d’un autre forfait de 20 euros pour la connexion internet. Ce matin, j’ai eu un webinaire sur le sujet avec des entreprises qui réfléchissent à introduire de la proportionnalité afin que quelqu’un qui télétravaille deux ou trois jours ne reçoive pas la même indemnité que celui qui n’est qu’une journée chez lui. Il est conseillé de revoir les contrats mais, à ce jour, l’ONSS n’a pas encore modifié le montant maximum autorisé en dehors de l’indexation. ”
Quid des voitures de société ?
La percée du télétravail structurel taraude aussi les entreprises sur un autre sujet sensible : la voiture de société. Assez logiquement, un employé qui va télétravailler deux ou trois jours par semaine pourrait ne plus la considérer comme indispensable.
” C’est une question qui n’arrange pas nos bidons, sourit Natacha Delcourt, mais elle est fondamentale. En tant qu’employeur, je ne prévois aucun changement. A priori, quelqu’un qui vient chez Arval est plutôt branché voiture. En tant que prestataire de services, nous nous attendons à ce que ça bouge et que la croissance de nos activités de corporate sales ne soit plus aussi forte. Mais la mobilité bouge tellement que, pour une entreprise, il demeure très confortable de l’ outsourcer. Pour anticiper le mouvement sur la voiture de société, Arval mue en une société de solutions de mobilité plutôt que de leasing pur et dur. Le télétravail va accentuer cela. ”
Il est évident que se priver de voiture de société sera plus facile pour un salarié si son entreprise propose déjà un budget mobilité. Depuis mars 2019, il est possible d’échanger la voiture de société contre un budget à dépenser dans trois catégories : une voiture moins polluante, des moyens de transport plus durables (vélo électrique ou non, trottinettes, transports en commun, solutions partagées, etc.) et du cash (taxé quand même à 38,07%).
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