Que font les riches familles belges d’AB InBev avec leur argent ?
AB InBev se porte à merveille, donc ses actionnaires aussi. Les familles belges du groupe brassicole ont engrangé près de 2,2 milliards d’euros de dividendes via leur holding luxembourgeoise ces trois dernières années. Que font-ils de tout cet argent ?
“Pour vivre heureux, vivons cachés.” L’adage devrait figurer en lettres d’or sur la façade de chaque demeure des actionnaires belges d’AB InBev. Rares sont les familles aussi discrètes. Malgré l’incroyable morcellement de l’actionnariat qui en est actuellement à la septième génération, le pacte familial de discrétion est scrupuleusement respecté. Le club très fermé des actionnaires compte aujourd’hui 200 personnes mais toutes, sans exception, pratiquent la loi du silence. “Notre vie privée ne regarde que nous”, clame un actionnaire. “Le monde a-t-il besoin de savoir ce que nous faisons ?”, rétorque un autre. “Mes rapports avec l’entreprise AB InBev sont plutôt flous. Je n’ai donc pas grand-chose à dire”, confie un représentant de la cinquième génération, Sébastien Delloye (41 ans), fils de Magdeleine de Mévius et d’un producteur de film wallon. Pour d’autres, l’actionnariat est une maladie honteuse. “Je ne veux rien avoir à faire avec eux”, déclare sèchement un violoniste classique en raccrochant. Quant à la dernière génération, elle s’estime trop jeune pour parler aux médias.
Les actionnaires ne sont pas actifs dans la brasserie. Les familles contrôlent le groupe brassicole mondial par le biais du conseil d’administration uniquement. Elles ne peuvent exercer aucune fonction exécutive. L’interdiction date de 1989, l’année de la fusion des brasseries Stella Artois (Louvain) et Jupiler (Jupille).
Mais ce n’est pas tout à fait vrai. Les familles peuvent travailler temporairement chez AB InBev. Deux membres de la famille ont été actifs dans la brasserie ces dernières années. William Reyntiens (27 ans), représentant de la cinquième génération de la famille de Mévius, a suivi en 2008-2009 une formation en management chez Labatt, la filiale canadienne du groupe brassicole. Florent Timmermans (26 ans), fils de Marie de Mévius, de la cinquième génération également, a travaillé deux ans chez AB InBev. Il a suivi le très demandé programme global management trainee, une formation pour cadres supérieurs financée par le brasseur (sur les près de 100.000 candidats enregistrés l’an dernier, seuls 147 ont été sélectionnés). Florent Timmermans a quitté AB InBev en octobre 2014 après avoir défini une nouvelle stratégie commerciale pour l’horeca à Bruxelles.
Fibre artistique et courses automobiles
La vie vaut-elle la peine d’être vécue en dehors du monde brassicole ? Assurément, surtout avec les plantureux dividendes d’environ 2,2 milliards d’euros encaissés ces trois dernières années par l’entreprise de la holding luxembourgeoise EugéniePatriSébastien (lire l’encadré “La participation a ses limites”). Qui dit sept générations, dit éparpillement et innombrables activités. Chez les descendants d’AB InBev, le spectre est particulièrement large : coureurs automobiles, éleveurs de chevaux, dessinateurs de BD, actrices, musiciens professionnels, soprano, financiers et gestionnaires de patrimoines évidemment, et même un ancien couvreur doublé d’un bûcheron.
Les dividendes permettent parfois de financer des activités très gourmandes en capitaux et non rentables de façon chronique. Les courses automobiles par exemple, une véritable passion que partagent plusieurs actionnaires familiaux. Grégoire de Mévius (53 ans), représentant de la quatrième génération, a terminé quatrième au Championnat du monde des rallyes à deux reprises. Ses fils Ghislain et Guillaume, tous deux dans la vingtaine, sont pilotes de course.
Le goût pour la vitesse est tout aussi prononcé dans la famille van der Straten Ponthoz qui compte trois coureurs automobiles professionnels et un généreux sponsor. Cette branche peu morcelée de la famille — quatre représentants de la quatrième génération — a droit à une part importante des dividendes. Le comte Marc van der Straten Ponthoz (67 ans) a créé sa propre écurie, baptisée Marc VDS Racing. Son père Rodolphe entretenait déjà une écurie de course légendaire. “C’est dans nos gènes. Je suis né un volant dans les mains”, confiait le comte au quotidien La Dernière Heure en 2010, lors de l’inauguration de son atelier près de l’aéroport de Charleroi. Son équipe a remporté les 24 heures de Spa cette année et a terminé deuxième aux 24 H de Nürburgring. “Une équipe de choc d’envergure internationale, renchérit Christophe Weerts de BMW Belgique. Les pilotes conduisent des BMW de sport. Marc VDS Racing est une des quatre écuries reconnues par BMW dans le monde. Marc VDS Racing compte des pilotes hors pair, assistés de nos pilotes d’usine.”
Seul bémol : la société qui se cache derrière Marc VDS Racing, la SA Belgian Racing, est déficitaire de façon chronique. En 2011, l’entreprise a annoncé une perte de près de 15 millions d’euros. D’où une augmentation de capital de 8 millions d’euros financée par son généreux financier Marc van der Straten Ponthoz. En 2013, la société enregistrait une nouvelle perte de 6 millions d’euros environ.
Les familles de Mévius et de Spoelberch ont aussi la fibre artistique. Elles comptent parmi leurs membres un nombre impressionnant d’artistes (professionnels) : cinéastes, actrices, sculpteurs, dessinateurs de BD, musiciens classiques et chanteurs, créateurs de films d’animation, architectes d’intérieur, galeristes, libraires spécialisés. Si une société est liée leur activité, elle est rarement florissante. Sébastien Delloye fait toutefois exception. L’administrateur délégué de la société de production Entre chien et loup affiche des résultats positifs. Cette dernière a entre autres produit Les barons en 2009, coproduit A tout jamais (Tot altijd) du réalisateur gantois Nic Balthazar qui a décroché le Magritte du meilleur film flamand en 2013 ou Minuscule/ La vallée des fourmis perdues (Magritte du meilleur film étranger en coproduction en 2015).
Diversification
Mais la famille de Spoelberch se démarque aussi par une politique de diversification bien pensée, conforme au proverbe selon lequel “il ne faut jamais mettre tous ses oeufs dans le même panier”. Par l’intermédiaire de la holding luxembourgeoise Vedihold — qui pèse 1,3 milliard d’euros d’intérêts financiers dans le dernier bilan — la famille investit, parfois avec Frédéric de Mévius (56 ans), dans l’entreprise belge Carmeuse, la référence mondiale dans la production de chaux, et dans les carrières de pierre bleue du Hainaut. Avec Armonea, la famille domine le marché belge des maisons de repos. Grâce à la holding Cobepa, dont la famille détient la majorité des actions, les Spoelberch sont un actionnaire important de la Banque Degroof, spécialisée dans la gestion de patrimoine. La diversification la plus médiatique est sans aucun doute celle d’Alexandre Van Damme (53 ans), représentant de la troisième génération, et son club de football RSC Anderlecht. Le gestionnaire d’AB InBev, d’une discrétion exemplaire, apparaît de plus en plus comme le big boss effectif. Mais Alexandre Van Damme pousse la diversification encore plus loin. Par le biais de la holding luxembourgeoise Société Familiale d’Investissements, dont le capital social est constitué d’actions AB InBev principalement. Un des investissements les plus remarqués est l’acquisition en 2013 d’une participation de 17 % dans le fabricant de café Jacobs Douwe Egberts. Le groupe qui ne manque pas d’ambition est devenu numéro deux mondial suite aux différentes acquisitions effectuées. Le véhicule luxembourgeois a en outre investi près d’un demi-milliard d’euros dans des fonds étrangers. Une partie de cet argent se retrouve probablement dans la chaîne de fast-food Burger King dont Alexandre Van Damme est administrateur.
La Société Familiale d’Investissements est aussi le principal actionnaire du Natural Resources Value Fund, une sicav luxembourgeoise qui a acheté 10.000 hectares de terres agricoles et de forêts en Roumanie. La sicav est spécialisée dans la vente de bois et de produits agricoles (blé, froment, tournesol). Mais l’aventure roumaine se solde actuellement par une perte et ce malgré l’augmentation exponentielle de la productivité des terrains agricoles et sylvicoles. Un déficit de 9 millions d’euros grève la comptabilité de l’entreprise depuis deux ans.
Sportifs dans la défaite
Tout ce que touchent les actionnaires ne se transforme donc pas nécessairement en or. Il y a trois ans, Van Damme a traîné Ageas devant les tribunaux bruxellois par l’entremise de la société luxembourgeoise Patripart, dissoute depuis lors. Celle-ci détenait des actions Fortis et a encaissé une dépréciation de 199 millions d’euros.
Au sein de la holding familiale luxembourgeoise EPS, la branche Sébastien a également fait la douloureuse expérience de la dévalorisation. Au printemps 2012, certains membres de la famille ont acheté, via la société Adrien Invest, une participation dans Upignac, jusqu’ alors contrôlée par la famille Petit, fondatrice de l’entreprise. Mais le producteur de foie gras d’Eghezée a accumulé les pertes ces dernières années. Fin juin 2015, les actionnaires familiaux d’AB InBev, dont l’administrateur Paul Cornet (47 ans), ont fini par jeter l’éponge. Adrien Invest a encore injecté 3,2 millions d’euros dans Upignac sous forme d’augmentation de capital. Résultat : la famille a perdu 9 millions d’euros dans l’aventure. “Nous souhaitons bonne chance à la famille Petit, a déclaré avec beaucoup de fair-play l’actionnaire de la cinquième génération Alexandre de Pret (32 ans), qui a oeuvré un an chez Upignac comme vice-directeur général. Nous avons procédé à cette augmentation de capital pour qu’Upignac ne manque de rien dans la poursuite de ses activités.”
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