Quand l’entreprise familiale doit composer avec l’évolution sociétale

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La famille n’a cessé d’évoluer ces dernières décennies. Une évolution sociétale à laquelle n’échappe pas l’entreprise familiale qui doit plus que jamais s’adapter afin d’assurer sa pérennité au-delà de la bonne gestion purement économique.

La famille actuelle n’a souvent plus rien à voir avec celle de nos parents et encore moins de nos grands-parents. Elle affiche dorénavant différen­tes facettes qui englobent, entre autres, l’évolution du rôle des femmes et des hommes qui la compo­sent. Cette nouvelle réalité n’épargne pas l’entreprise familiale qui doit dorénavant composer avec cette évolution sociétale. Parmi les changements que l’on observe ces dernières années, la part croissante de fem­mes qui arrivent à la tête de sociétés familiales alors qu’auparavant la succession était le privilège des hommes, et souvent de l’aîné, voire parfois de celui qui était porteur d’un diplôme.

Dans un autre registre, les familles recomposées bousculent également la donne, notamment au niveau de l’actionnariat. Ou encore le fait qu’aujour­d’hui peuvent cohabiter non pas deux mais trois, voire parfois qua­tre générations au sein de l’entreprise entraînant de nouveaux rapports tant fonctionnels que familiaux. Et les attentes des nouvelles générations ainsi que leur approche du travail n’épousent souvent plus celles de leurs prédécesseurs.

Autant de nouvelles questions qui se posent à l’entreprise familiale et qu’elle ne peut éluder au risque de se perdre.

Transmission et pérennité

Raphaëlle Mattart (fondatrice de CRAN)

Mais avant de poursuivre, qu’est-ce qu’une entreprise familiale ? Défrichons le terrain en compagnie de Raphaëlle Mattart, experte académique sur les dynamiques de gouvernance familiale via le cabinet d’expertise CRAN qu’elle a fondé.

“Une entreprise familiale implique une volonté de transmission et au moins un premier passage de flambeau à la génération suivante, précise-t-elle. Une société fondée par deux frères, par exemple, ne peut pas encore être considérée comme une société familiale. La transmission est essentielle car c’est elle qui va assurer la pérennité de l’entreprise.” Une transmission se joue sur trois axes dont le capital n’est pas le plus important au départ.

D’abord, il y a le savoir. C’est tout le savoir-faire de l’entreprise mais également la connaissance des produits et/ou services, du marché, des collaborateurs, des clients et des fournisseurs qui s’acquiert au fil des années et des générations. Il est à la fois tacite et explicite. Beaucoup de jeunes de la nouvelle génération déclarent souvent être tombés dans l’entreprise familiale comme Obélix dans la potion magique.

Ensuite, il y a le pouvoir que l’on doit différencier de la fonction. “Le successeur peut très bien hériter du titre mais ne pas détenir le pouvoir, enchaîne Raphaëlle Mattart. En matière de pouvoir, deux symboles sont importants : les clés et le bureau. Quand le cédant conserve son bureau et les clés de l’entreprise, il ne l’a pas réellement transmise. Chaque cas est unique et le cédant peut très bien demeurer au sein de la société mais avec une position de retrait. Par exemple, en endossant un nouveau rôle de conseil, d’adminis­trateur ou de chargé de relations avec des compétences spécifiques. Dans ce cas, il devient souvent président du CA ou du conseil de famille.”

Une transmission se joue sur trois axes dont le capital n’est pas le plus important au départ.

Enfin, il y a l’avoir. Soit les parts du capital de l’entreprise qui reviennent au nouveau dirigeant. Au fil des générations, la famille s’étoffe et les descendants se réunissent souvent au sein d’une holding ou d’une fondation avec certains actionnaires actifs au sein de l’entreprise et d’autres passifs.

Il y a CEO et CEO

Tout le monde connaît le chief executive officer que l’on traduira en règle générale par administrateur délégué. On connaît moins en revanche le chief emotional officer qui joue un rôle discret mais ô combien essentiel au sein de l’entreprise familiale. Si le premier titre est souvent dévolu à un homme même si cela change lentement, le second est quant à lui majoritairement incarné par une femme. “C’est typiquement la mère ou la sœur qui jouent ce rôle lors du repas du dimanche quand il faut, par exemple, apaiser les tensions qui peuvent exister entre un père et un fils. C’est un rôle tacite mais qui contribue à l’équilibre familial et in fine à celui de l’entreprise familiale. Les hom­mes tenaient les entreprises et les femmes tenaient les familles.”

Aujourd’hui, la situation évolue et de plus en plus de femmes accè­dent à des postes à responsabilité et à la direction des sociétés familiales. Une évolution qui n’est pas sans questionner le rôle de chacun au sein de l’entreprise.

Ainsi, dans la génération des quadragénaires et quinquagénaires, lorsque la direction est assurée par un frère et une sœur, cette dernière assiste le premier ou prend un rôle stratégique mais de second plan. A contrario, parmi les plus jeunes générations, les femmes sont plus présentes à la tête de l’entreprise, avec éventuellement un frère occupant alors dans la société d’autres fonctions.

“C’est une tendance que l’on observe, confirme Raphaëlle Mattart, mais cela bouleverse l’équilibre familial. Les femmes deviennent aujour­d’hui dirigeantes, elles se sen­tent plus légitimes et compétentes pour ce rôle et cela a des conséquences. Elles ne peuvent ou ne veulent plus seulement endosser ce rôle tacite et non reconnu de chief emotional officer. Pourtant, ce rôle à caractère familial est extrêmement stratégique en ce qu’il exerce une influence réelle au sein de l’entreprise. C’est pourquoi, il est nécessaire de le repenser aujourd’hui, en le rendant explicite. Ou en le déléguant à des professionnels externes au sein de la gouvernance familiale afin de maintenir une bonne communication au sein de la famille dans l’entreprise. Le plus important est que tous les membres de la famille soient alignés dans la même direction.”

Pacte d’actionnaires et charte familiale

Alors que dans la vie de tous les jours, on peut choisir de prendre ses distances avec sa famille, ce n’est pas souvent le cas des entreprises familiales où il faut que chaque membre puisse s’exprimer et trouver sa place, s’il souhaite évidemment demeurer dans l’entreprise. Dans nombre de socié­tés familiales, certains s’en vont notamment parce que le cédant s’accroche à son poste tel un monarque. Parmi ceux qui s’éloi­gnent, une partie cède ses parts et tire un trait définitif, une autre joue un rôle d’actionnaire passif. C’est pourquoi il convient de disposer d’un pacte d’actionnaires complété par une charte familiale afin que les choses soient claires pour l’ensemble des membres. Le pacte protège les avoirs et concerne les actionnaires familiaux, qu’ils soient actifs ou passifs, ainsi qu’éventuellement les actionnaires non familiaux, comme un invest.

La charte familiale, quant à elle, est un document stratégique qui concerne tous les membres familiaux liés à l’entreprise, dans lequel les règles du jeu des dynamiques familiales liées à l’entreprise sont reprises, une sorte de “règles du jeu”, plus pédagogiques, propre à chaque famille. “Ce n’est pas une convention comme le pacte d’actionnaires, explique Raphaëlle Mattart. Il s’agit ici de répondre à la question : ‘pourquoi perpétuons-­nous cela, en l’occurrence l’entreprise, ensemble en tant que famille ?’.” Elle définit également les rôles et participations de chacun des membres. Notamment de ceux que l’on appelle familièrement “les pièces rapportées”, en l’occurrence les conjoints. Aujourd’hui, avec l’évolution des situations familiales, ces char­tes revêtent un intérêt grandissant mais doivent être établies en conservant à l’esprit que chaque entreprise familiale est unique.

De la même manière que pacte d’actionnaires et charte familiale ne sont pas identiques, la gestion et la gouvernance sont également deux choses différentes.

Gestion et gouvernance

De la même manière que pacte d’actionnaires et charte familiale ne sont pas identiques, la gestion et la gouvernance sont aussi deux choses différentes. La gestion ressort de l’économique et de la performance et n’est pas nécessairement assurée par un membre de la famille. Les exemples abon­dent de sociétés familiales dont les fonctions de direction sont déléguées à une personne extérieure. La gouvernance, quant à elle, se manifeste dans divers organes de l’entreprise qui varient en fonction de sa taille. Pour la plupart des PME familiales qui constituent l’essentiel du tissu économique dans notre pays, la taille ne nécessite pas nécessairement de dis­poser d’une assemblée générale formelle, d’un conseil d’admi­nistration professionnalisé ou encore d’un comité de direction. Dans beaucoup de sociétés, toutes ces composantes se concen­trent en une seule personne : le chef d’entreprise.

Dans la gouvernance familiale, on va retrouver les actionnaires familiaux et les mécanismes de gouvernance familiale. “La philosophie de l’entreprise s’intéresse à ce que vous faites dans l’entreprise, à vos compétences, la philosophie de la famille se concentre sur qui vous êtes au sein de la famille, l’identité vous définit, précise Raphaëlle Mattart. Dans les entreprises familiales, il faut effectuer un exercice d’équilibriste en combinant ces deux philosophies. La gouvernance d’entreprise et la gouvernance familiale comme les deux faces d’une même pièce. Dans cet esprit, il ne faut pas confondre entreprise familiale et entrepreneuriat familial.”

Quand le cédant conserve son bureau et les clés de l’entreprise, il ne l’a pas réellement transmise.

En pratique, la gouvernance a pour objectif ultime d’assurer la pérennité de l’entreprise en choisissant de nommer les bon­nes personnes aux bonnes places tout en tenant compte des aspirations des nouvelles générations de membres familiaux, qui auront un rôle important à jouer. Que l’on soit d’accord ou pas, nous vivons une époque où, dans le code civil, le “bon père de famille” a cédé la place à une “personne prudente et raisonnable”. Cette terminologie reflète de nouvelles réalités comme la place des femmes dans le ménage, notamment dans les familles monoparentales. Des nouvelles réalités qui concernent et concerneront de plus en plus les entreprises familiales. A elles de s’y préparer et d’y apporter les réponses adéquates.

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