Paul Vacca
“Quand la Silicon Valley redécouvre les vertus de l’attente”
Une des promesses des acteurs d’Internet est évidemment celui de vous faire gagner du temps. Avec un bénéfice simple : avoir tout, tout de suite. Pourquoi attendre l’ouverture des magasins, faire la queue, patienter pour l’achat d’un livre ou d’une paire de chaussures quand on peut tout acquérir à toute heure du jour et de la nuit juste en cliquant ?
Même le temps de livraison se réduit : de 48 h, on passe à 24 h et bientôt à quelques heures. Et ça doit phosphorer du côté d’Amazon pour imaginer le jour où ils pourront livrer avant même que l’on commande grâce aux big data prédictifs. Recevoir sa fourniture de papier hygiénique ou ses packs d’eau avant de les avoir commandés, le rêve, non ? L’ennemi, c’est l’attente.
C’est de ce ” progrès ” que procède aussi le binge watching, la possibilité de visionner plusieurs épisodes d’une même série à la suite, inauguré par Netflix. Lorsque la plateforme de streaming se lance en 2013 dans la production de ses séries, elle propose à ses abonnés de visionner, dès son lancement, une saison entière sans attendre la livraison hebdomadaire. En effet, là aussi, pourquoi attendre ce qui va se passer dans notre série préférée alors que l’on peut tout visionner tout de suite ?
Ce fut un marqueur de modernité pour Netflix, donnant un énorme coup de vieux aux chaînes de télévision classiques, avec leur programmation linéaire, plus connues sous le nom de ” télé à papa “. Beaucoup ont voulu voir cette innovation comme une rupture générationnelle, l’ouverture d’une nouvelle ère. Le sens de l’histoire : les millennials consommeront désormais les séries par saison entière et cela deviendra la norme de la consommation future. Or, le sens de l’histoire est toujours plus tortueux que ce que l’on le présume. Aux dernières nouvelles, les plateformes de streaming qui arrivent sur le marché – comme Disney + – souhaitent revenir au rythme d’un épisode par semaine. Retour à la télé à papa, donc.
Pas par nostalgie, on s’en doute, mais pour des raisons de business model. C’est que les opérateurs vont devoir faire face à un problème croissant. Maintenant que les offres de plateformes se multiplient – elle seront bientôt 10 – grand sera le risque que les consommateurs soient tentés de s’abonner pour un mois à une offre pour la binge watcher, puis de se désabonner et de réitérer cela avec d’autres plateformes. Bref, picorer sur le marché des plateformes avec une perte à envisager pour les opérateurs. Car la multiplication des plateformes va fatalement entraîner un arbitrage chez le consommateur puisque la norme dans ce domaine est le ” sans engagement ” et que s’abonner à toutes les plateformes représentera un budget trop important. D’où l’idée des nouveaux acteurs du streaming de distiller les épisodes à un rythme hebdomadaire comme antidote au désabonnement doublé d’une forte incitation à conserver son abonnement tout au long de l’année.
Mais c’est aussi pour des raisons de marketing. Les séries Netflix, diffusées en rafale, ne créent l’événement que dans un temps restreint, qui plus est souvent limité aux seuls ultra-fans. D’où le déficit d’écho social que rencontrent généralement les séries Netflix. En revanche – et on a pu le voir pour Game of Thrones qui était resté fidèle au saucissonnage par épisodes – les discussions entre fans (ou détracteurs) ont atteint des sommets. L’attente – et la frustration donc – devient une alliée de la série générant plus de bouche à oreille. Un spectateur repu ne fait plus la promotion de la série. Si le binge watching a été une arme pour contrer la télé linéaire, elle risque de se retourner contre Netflix. Un coût exorbitant pour un écho et une fidélisation plus que limités.
Et c’est ainsi que les nouvelles plateformes redécouvrent les vertus de l’attente qui avaient été à la base de la naissance du roman-feuilleton au 19e siècle. Car le roman-feuilleton est né de cette exigence-là : trouver un moyen pour s’attacher le lecteur au journal à l’aide d’histoires qui l’accrochent et le fassent revenir. Devenant, comme dans le cas des Mystères de Paris d’Eugène Sue, des événements de folie collective, le buzz allant des notables jusqu’aux miséreux qui se faisaient raconter les épisodes. En lançant le roman- feuilleton 2.0, la Silicon Valley semble découvre enfin que le désir – et le business – peuvent aussi venir de l’attente.
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