Profession “ghostwriter”: Jennifer Debatisse, la plume discrète des CEO

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Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Ancienne gestionnaire dans le secteur de l’énergie, cette diplômée de Solvay est devenue “ghostwriter” pour les CEO, un métier les aidant à incarner par écrit la stratégie d’une entreprise. Elle “s’éclate” et voit, dans sa nouvelle fonction, la révélation d’un monde nouveau, moins lisse, plus humanisé.

C’est la plume, discrète, de nombreux CEO et dirigeants de Belgique. Jennifer Debatisse a fondé en 2021 sa société, Bliss, comme un prolongement naturel de ses métiers antérieurs de gestionnaire dans de grandes entreprises: elle est devenue “ghostwriter”. Depuis, elle “s’éclate, littéralement”, confie-t-elle en argumentant longuement au sujet de l’importance de cette profession qui, selon elle, permet de générer beaucoup de valeur.

“Au départ, je suis ingénieure de gestion et diplômée de Solvay, entame-t-elle. J’ai eu une carrière classique pendant une quinzaine d’années dans le domaine de l’énergie.” Son CV la présente notamment comme directrice de la stratégie et conseillère du CEO chez Sibelga ou administratrice chez Elia. “La stratégie pure et dure, c’était mon grand champ d’expertise, poursuit-elle. Je suis plutôt quelqu’un de cérébral, j’aime le contenu et la substance.”

Voici sept ans, elle devient consultante indépendante, pour “ouvrir ses horizons”, mais se trouve particulièrement attirée par l’écriture, elle qui a “une plume”. “Allier cette capacité de forme avec le fond, je me suis rendu compte que c’était une grande force.”

“Incarner une stratégie”

En 2021, elle fonde donc Bliss, une société dont l’objet consiste à accompagner les CEO pour définir leur stratégie, mais aussi à accompagner cette démarche en rédigeant un récit porteur de sens. Pour “mobiliser les foules”. “Aujourd’hui, je ne fais plus que ça, dit-elle. Plusieurs dirigeants avec qui j’ai travaillé m’ont demandé d’incarner ce que nous avions élaboré ensemble.”

Confidentialité oblige, elle ne donne pas de noms, mais précise que ce sont des CEO du Bel 20, des “héros discrets du secteur public”, des experts engagés, des gens de la santé, de l’enseignement ou du développement durable.

“Nous sommes dans une période où les gens sont lassés des messages corporate un peu creux, des messages commerciaux stéréotypés ou des promesses institutionnelles chancelantes, explique Jennifer Debatisse. De plus en plus, les gens ont besoin d’être rassurés par des figures authentiques et bourrées d’humanité.”

Il ne s’agit pas pour autant de raconter des tranches de vie sur les réseaux sociaux, précise celle qui office énormément sur LinkedIn. “Le contenu 100% personnel, ce n’est pas mon trip à moi. Je me positionne davantage comme quelqu’un qui peut asseoir une autorité et une crédibilité à travers un contenu réunissant beaucoup d’expertise et de substance. S’il y a un principe qui est clé, c’est qu’il faut générer de la valeur!”

“Un partenariat intellectuel”

Aucun de ses interlocuteurs ne s’expose publiquement par plaisir personnel ou par quête de reconnaissance. “Au contraire, dit-elle. Ils ont compris qu’ils pouvaient mettre leur voix au service d’enjeux qui les dépassent. Ce faisant, ils peuvent avoir davantage d’impact.” Outre des posts LinkedIn, Jennifer Debatisse écrit des discours, des notes stratégiques, des cartes blanches pour les médias, mais pas de livres car, si la demande existe, cela entraverait un rythme quotidien ou hebdomadaire très exigeant.

“Mon métier de ghostwriter des dirigeants permet tout d’abord de clarifier leur pensée, qui est souvent brute et chaotique, raconte-t-elle. Ensuite, il s’agit de transformer cela en une forme écrite qui résonne. On fait évidemment le lien avec le ‘nègre’ littéraire d’autrefois, une appellation aujourd’hui complètement bannie. Mais cela va bien au-delà, c’est un partenariat intellectuel. Je ne suis pas seulement une plume, mes clients sont fortement engagés dans le processus de réflexion et de création des contenus.”

“Depuis que j’ai commencé il y a trois ans, aucun client ne m’a quittée.”

Ce côté “conseillère de l’ombre” est particulièrement excitant, reconnaît-elle. Des comptes WhatsApp vivent en permanence, permettant un ping-pong entre le CEO et l’auteure : des idées sont envoyées en cours de journée, à l’issue d’une réunion, lors d’une promenade le week-end ou “après avoir lu un article de Trends-Tendances“, pour donner naissance, ensuite, à un post, un contenu, une vision, etc. La communication, désormais, dicte le ton, voire le cours de Bourse d’une entreprise. “Cela nécessite une expertise business qui crée de la valeur avec des contenus d’autorités, insiste-t-elle. Il faut comprendre les réalités du secteur, avoir de l’empathie psychologique pour comprendre ce qui est dit… et ce qui ne l’est pas.”

“Des prises de position”

Ces prises de parole se font au départ d’une expertise sur le secteur, mais aussi des valeurs ou des convictions personnelles. “L’objectif n’est pas de générer des contenus larmoyants, stéréotypés, uniquement destinés à générer de l’engagement et des likes, prolonge la ghostwriter. Ce peut être dangereux de se focaliser uniquement là-dessus. La valeur ou la substance se mesurent différemment, pas uniquement par des chiffres. La solution, c’est d’alterner des contenus austères que l’on humanise avec des publications plus légères qui permettent aux internautes de s’attacher à l’individu.”

Cette fonction nouvelle participe au personal branding des CEO, dont on parle beaucoup, mais aussi à leur volonté relativement récente de sortir de leur tour d’ivoire pour prendre part aux débats de société. “Ma conviction personnelle, c’est que les dirigeants économiques sont aussi des acteurs du changement sociétal, confesse notre interlocutrice. J’accompagne donc ces prises de parole dans un sens engagé. Cela ne veut pas dire que le CEO impose ses vues, mais qu’il éclaire le débat avec une vision, en étant prêt à se remettre en question.”

C’est une démarche profondément humaniste et généreuse, constate-t-elle. Politique, aussi. “Si c’est lisse, on loupe le coche. Mais il faut veiller à ne pas aller trop loin parce que derrière, il y a l’image d’un individu et d’une institution. Prudence! Tout le jeu est de trouver cette combinaison parfaite d’une prise de parole forte et nuancée. En tout état de cause, bien sûr, ce sont eux qui ont le dernier mot. Je fournis seulement les textes.”

Jennifer Debatisse est le prolongement de ces personnalités inspirantes. “C’est pour cela que mes yeux pétillent, sourit-elle. Je me sens extrêmement privilégiée. Je dois aussi être une source de proposition, je me nourris en permanence.” La ghostwriter dit ne pas chercher la lumière. “J’ai toujours évolué dans l’ombre, y compris dans ma période précédente.” La plus belle des récompenses, c’est quand elle voit un de ses textes faire “bouger les lignes”, induire des interviews dans les médias ou générer des réunions avec des décideurs.

“Et cela marche!, se félicite-t-elle. Depuis que j’ai commencé il y a trois ans, aucun client ne m’a quittée. Pourtant, c’est un exercice relativement exigeant, c’est une charge mentale permanente et une prise de risque.” Un des obstacles les plus difficiles à leur faire gravir, au départ, c’est oublier le “syndrome de l’imposteur”, ce manque de confiance quant à un engagement. “S’ils restent, au-delà des likes qui font du bien, c’est parce que les retombées dans la vraie vie sont importantes. Des portes s’ouvrent, de la visibilité médiatique voit le jour.”

Comme le dit l’adage, les paroles s’envolent, mais les écrits restent, même à l’heure des réseaux.

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