Pourquoi Vivaqua a la tête sous l’eau
L’opérateur bruxellois de distribution de l’eau croule sous une dette d’un milliard, le tiers de ses recettes. Sa CEO, Laurence Bovy, appelle à l’aide. La Région est appelée à intervenir. Mais comment en est-on arrivé là? Et comment en sortir?
“On peut interroger le modèle des intercommunales, mais nous ne sommes pas Nethys. Ce n’est pas correct de le laisser penser.” Laurence Bovy, CEO de Vivaqua, opérateur bruxellois de distribution de l’eau, s’insurge du moindre amalgame que l’on pourrait faire entre la situation financière désastreuse de la société et une quelconque mauvaise gestion, comme cela avait été épinglé en région liégeoise. “Notre situation est l’héritage du passé, aggravé par les crises récentes”, explique-t-elle.
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“Ce malaise au sein de Vivaqua est révélateur de problèmes profonds de gouvernance à Bruxelles”, grince Christophe De Beukelaer (Les Engagés) député régional d’opposition, qui fut l’un des premiers à dénoncer la gravité de la situation. “Il est paradoxal de voir que Madame Bovy ne tire pas la sonnette d’alarme auprès de ses actionnaires, les communes, mais bien auprès de la Région”, s’étonne Alain Maron (Ecolo), ministre régional de tutelle. Qui a déjà décidé d’aides ponctuelles et lancé une réflexion sur une réponse structurelle. Ce sera… pour la prochaine législature.
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Un endettement hors de contrôle
Comment en est-on arrivé là? Fin décembre, auditionnée par le parlement régional, Laurence Bovy tire la sonnette d’alarme: l’entreprise est au bord de la cessation de paiement et pourrait ne plus pouvoir payer la réparation des égouts, au risque de voir des voiries s’écrouler.
“Ce qui nous préoccupe le plus, c’est le poids de notre endettement, nous explique la CEO de Vivaqua. Qu’une organisation publique disposant d’infrastructures à entretenir soit endettée en raison de ses investissements, c’est normal. Ce qui est très préoccupant dans notre cas, c’est le poids de cette dette par rapport à nos recettes et même par rapport à notre chiffre d’affaires. A la fin 2022, nous avions une dette de plus d’un milliard d’euros, alors que notre chiffre d’affaires est de 299 millions d’euros. Ce rapport de un à trois est beaucoup trop important.”
A cette dette disproportionnée s’est ajoutée la hausse des taux, le prix des matériaux qui ont flambé, l’indexation des salaires… “Le prix de la dette avait diminué parce que nous avons négocié des intérêts favorables, mais nous sommes en train de repartir à la hausse, ajoute-t-elle. En 2024, nous devrons payer 34 millions d’intérêts bancaires. C’est une spirale qu’il faut enrayer.”
Pour comprendre ce risque systémique, il faut évoquer l’activité large de Vivaqua et le passif de son histoire. “Vivaqua est un opérateur unique en Belgique puisque nous sommes actifs sur tout le cycle de l’eau: eau propre, eau sale et lutte contre les inondations, souligne Laurence Bovy. Comme la ville est construite sur des marais, on a dû concevoir des bassins d’orage. Cette eau que l’on distribue, nous la captons nous-mêmes en Wallonie. Le seul domaine que nous ne couvrons pas, c’est l’épuration dont nos collègues d’Hydria ont la charge.” Pour mener à bien ces missions, Vivaqua emploie 1.330 collaborateurs, un effectif en diminution de 6% ces deux dernières années.
D’où vient cette dette hors de contrôle? “75% de celle-ci consiste en des emprunts contractés pour financer des travaux d’entretien sur le réseau, explique la CEO. Entre 2000 et 2011, les communes bruxelloises nous ont progressivement transféré la gestion de leurs égouts, 2.000 kilomètres souvent dans un état déplorable et régulièrement sans documentation. Chaque année, et cela augmente, nous payons 21 millions d’intérêts.” En clair, les pouvoirs locaux se sont lavé les mains de ce fardeau, rejetant la responsabilité à l’intercommunale. Sans guère s’en soucier ensuite.
“Le problème est béant depuis longtemps: nous avons un réseau super vieillissant et le prix de l’eau ne permet pas d’y faire face, appuie le député régional Christophe De Beukelaer. Laurence Bovy n’a pas tort lorsqu’elle dit qu’il y a un problème structurel. Ceci dit, Vivaqua est une intercommunale, chaque commune y est représentée et je ne suis pas sûr que tous les administrateurs soient très au fait des enjeux et s’investissent pleinement dans leur fonction. Nommons un chat un chat: cela sert souvent davantage de lot de consolation aux uns et aux autres. Cela induit une très forte dilution des responsabilités.” Résultat: la patate chaude est renvoyée à la Région.
“Suite à l’audition de Madame Bovy au parlement bruxellois, nous avons décidé un soutien exceptionnel afin que l’entreprise puisse répondre à ses obligations immédiates auprès de la Banque européenne d’investissement (BEI), précise Alain Maron. L’entreprise ne pouvait plus faire face à des charges d’intérêt. Le gouvernement a décidé d’une aide exceptionnelle de 12 millions d’euros.”
Un problème grave de facturation
A cette dette s’est greffé un problème ponctuel: un changement de système informatique a empêché la facturation de nombreux foyers bruxellois. “Je ne minimise pas ce problème auquel nous faisons face depuis deux ans, acquiesce Laurence Bovy. Nous avons dû contracter des lignes de crédit à court terme. C’est la conséquence d’un gros projet de transformation pour gérer des millions de données. Ce sont des opérations complexes et cela a pédalé. Je ne dis pas cela pour nous dédouaner. L’entreprise n’avait plus fait de telles révolutions depuis les années 1990. Quand je suis arrivée, le département informatique était sinistré. Nous nous sommes fait accompagner par des extérieurs, mais le timing et le budget ont explosé. Aujourd’hui, nous sommes à peu près en ordre: 95% de nos clients sont facturés.”
“Pourquoi tirer la sonnette d’alarme si tard?, s’interroge Christophe De Beukelaer. Pendant des années, Vivaqua a été empêtrée dans ces problèmes de factures. Laurence Bovy se défend en disant qu’il n’y avait rien avant. Peut-être, mais il y a quand même dû y avoir de fameuses erreurs pour que cela prenne autant de temps. Et ça, c’est une responsabilité managériale.”
“Le problème très important de facturation a ajouté une couche aux soucis de l’entreprise, acquiesce le ministre Alain Maron. Cela relève de la gestion interne de Vivaqua. Honnêtement, je me demande comment il est possible d’avoir pris tant de temps pour résoudre ce problème. Mais nous n’avons pas de droit de regard à ce sujet.”
Laurence Bovy se défend de toute faute et insiste sur les nombreuses opérations décidées pour maîtriser les charges. “Je suis arrivée au printemps 2017, avec pour mission de réfléchir à une réflexion pluriannuelle, ce que l’on a fait. En matière d’énergie, nous revoyons nos processus industriels. Nous avons amélioré la gestion des fuites cachées, réduites de plus de 30% depuis 2020. Nous avons vendu tous nos biens immobiliers non stratégiques, réduit notre flotte de véhicules, externalisé notre call center… Nous contractualisons notre personnel et nous avons revu notre règle pour pouvoir licencier un statutaire après deux mauvaises évaluations.” Bref, elle agit…
Ce généreux prix de l’eau
Si Vivaqua boit la tasse, c’est aussi parce que tout son processus n’est financé que par le prix de l’eau. “Derrière le prix de l’eau, on trouve la production, la distribution, le contrôle de la qualité, la gestion du réseau d’égouttage, les bassins d’orage, un service de garde 24 heures sur 24, tout le support…, souligne Laurence Bovy. Malgré tout, le prix est moins cher qu’ailleurs. Il a été bloqué pendant cinq ans et il reste insuffisant pour couvrir nos coûts.”
Faut-il revenir sur cette politique généreuse? “Je ne dis pas que le prix doit être augmenté, rétorque la CEO. Je ne sais pas si c’est politiquement et socialement acceptable. En outre, ce n’est pas la solution parce que si vous avez vos recettes sur papier, l’argent ne rentre quand même pas. Fin 2023, le total cumulé des factures en retard de paiement s’élevait à 95 millions d’euros, 48 millions de factures restant impayés au final, après les rappels et les mises en demeure. Et il n’y a plus de procédure pour couper l’eau en Région bruxelloise. Je ne dis pas que c’est ce que nous souhaitons, mais on doit pouvoir être rémunéré pour nos services.”
“Sous cette législature, nous avons déjà pris un certain nombre de mesures, précise Alain Maron. Après des années de blocage, nous avons décidé d’un coût vérité pour l’eau: celui-ci a augmenté, mais il reste inférieur à la Wallonie et à la Flandre. Pour compenser socialement cette hausse, des interventions régionales ont été octroyées au public BIM (bénéficiaire d’intervention majorée) à hauteur de 12 millions d’euros. Nous avons encore repris à notre compte les dividendes que Vivaqua versait aux communes, soit environ 30 millions d’euros. Objectivement, tout cela est déjà énorme.”
Dans l’opposition, Christophe De Beukelaer dénonce: “Pour la raison valable de vouloir protéger les Bruxellois contre une augmentation de l’eau, le gouvernement a pendant longtemps refusé d’en augmenter le prix, voire de l’indexer. C’était intenable. Il y a eu et il reste un manque de courage politique pour assumer une évolution du prix de l’eau”.
En 2024, nous devrons payer 34 millions d’intérêts bancaires. C’est une spirale qu’il faut enrayer.” – Laurence Bovy, CEO de Vivaqua
Solution: changer de modèle
Pour sortir la tête de l’eau, Vivaqua devra être réinventée. “Nous devons changer de modèle pour enrayer cette spirale de l’endettement, dit Laurence Bovy. Dans les services que nous rendons, certains relèvent davantage de la gestion urbanistique d’une ville. La conception des bassins d’orage, cela n’a rien à voir avec l’eau potable, c’est pour éviter que des quartiers ne soient inondés. On a mis dans le prix de l’eau des tâches qui ne lui sont pas liées. Nous plaidons pour qu’à côté du tarif, nous recevions une dotation comme les autres services publics essentiels. Bien sûr, cela entraînerait en retour un changement de gouvernance de l’entreprise.”
Pourquoi ne se tourne-t-elle pas naturellement vers… les communes, qui sont ses actionnaires? “Elles sont dans des situations financières difficiles et ne sont pas en capacité de nous refinancer, rétorque la CEO. Cela aurait du sens que la Région cofinance, à partir du moment où l’on rend un service sur la totalité du territoire régional. En disant cela, je sais que j’ajoute un problème à une montagne de problèmes, alors que la situation budgétaire régionale n’est pas optimale.” Voilà l’acte de décès du modèle intercommunal.
“Très intuitivement, je dirais que le destin de cette politique de l’eau serait d’être régionalisée, appuie Alain Maron. Nous avons lancé une étude pour voir la façon dont on pourrait rationaliser davantage encore le secteur. Il s’agira de voir s’il n’y a pas trop d’obstacles juridiques, techniques, administratifs… Si cela revient à coûter plus cher, ce ne serait pas intéressant. Si la Région doit doter Vivaqua comme elle le fait avec la Stib, le port de Bruxelles ou d’autres organismes, cela se fera à travers un contrat de gestion.”
Le ministre Ecolo ajoute une piste concrète: “Structurellement, on pourrait sortir du prix de l’eau tout ce qui concerne la gestion de l’eau de pluie, les égouts, les stations d’épuration… et le financer, notamment, par une taxation de ceux qui sont à l’origine de l’imperméabilité des sols.
“J’ai dénoncé les problèmes chez Vivaqua en premier, il y a deux ans déjà, conclut Christophe De Beukelaer. Le ministre a mis beaucoup de temps à assumer sa responsabilité. Il la rejetait en permanence sur les communes en affirmant qu’il s’agit d’une intercommunale. Or, la Constitution précise bien que la compétence de l’accès à l’eau est une compétence régionale. La Région n’a pas les moyens de sa politique puisqu’elle n’a pas la main sur l’outil qui permet de la distribuer. Moi, je plaide pour une régionalisation de Vivaqua.”
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