Colruyt ferme boutique en France. Delhaize a quitté l’Allemagne. Les distributeurs belges ont peiné à s’imposer à l’international. Le marketing est une chose, la culture locale en est une autre, tout aussi redoutable.
Le modèle Colruyt n’est tout simplement pas exportable”, résumait Pierre-Alexandre Billiet, économiste et CEO du magazine spécialisé Gondola, dans nos colonnes la semaine dernière. Une question s’impose : pourquoi la distribution alimentaire belge n’arrive-t-elle pas à percer à l’étranger ? A contrario, les distributeurs français, allemands et néerlandais déferlent dans nos contrées avec un certain succès.
Cette question, nous l’avons présentée à Claude Boffa, professeur honoraire à la Solvay Brussels School, spécialisé dans le retail et la distribution. Sa longue expertise nous permet de poser également un regard historique sur le sujet. Alors, pourquoi Les Mousquetaires vont-ils reprendre l’essentiel des supermarchés Colruyt situés en France ? Et pourquoi la Belgique n’a-t-elle pas (ou plus) un champion qui s’exporte à l’étranger ?
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“L’évolution fondamentale, c’est la taille croissante des entreprises-fournisseurs, qui sont désormais d’immenses multinationales, répond d’emblée Claude Boffa. Le bon chocolat belge a été racheté par le chocolat suisse, lui-même racheté par les fromages Kraft, qui ont ensuite été absorbés par le cigarettier Philip Morris, lui-même passé sous le contrôle d’un hedge fund, etc. C’est ‘the clash of the titans !’”
Aussi grosse que le bœuf
“Nous sommes face à de véritables colosses, poursuit-il. Pour acquérir un certain hardening power (pouvoir de durcissement, capacité de renforcement, ndlr), l’entreprise de distribution doit désormais devenir de plus en plus grande. Elle grandit par regroupements, jusqu’à se faire aussi grosse que le bœuf. Il n’y a plus de place pour les petits !”
Par ailleurs pour s’imposer à l’étranger, il faut respecter quelques règles de marketing. Premièrement, Colruyt a suivi une stratégie basée sur le prix, et cela fonctionne très bien en Belgique. Mais pour que cette stratégie soit efficace, plusieurs conditions doivent être réunies. Le marché doit être élastique. Autrement dit, si je suis moins cher, je dois vendre davantage que mes concurrents. Ce n’est pas toujours vrai, surtout dans l’alimentaire. Pour les aliments destinés à mon bébé, par exemple, je ne prendrai pas forcément le moins cher, car l’émotionnel prend le dessus.
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Deuxième règle, il faut disposer de la capacité managériale et organisationnelle nécessaire pour réagir à chaque baisse de prix de l’adversaire. Si un concurrent réduit son prix de vente, vous devez pouvoir faire de même rapidement.
“L’entreprise de distribution doit désormais devenir de plus en plus grande. Elle grandit par regroupements, jusqu’à se faire aussi grosse que le bœuf.” – Claude Boffa (Solvay Brussels School)
Troisièmement, et c’est peut-être le plus important, vous devez bénéficier d’un avantage compétitif en matière de coûts par rapport à vos concurrents. “Si vous vendez vos bananes à 1,19 euro/kg, et votre concurrent les propose à 1,09 euro/kg, illustre Claude Boffa, vous décidez alors de les vendre à 0,99 euro/kg. Mais malgré ce prix plus bas, vous devez réaliser un meilleur profit. Cela n’est possible que si vos coûts sont inférieurs. Ce n’était pas le cas de Colruyt.” Et c’est là que le bât a blessé, Colruyt reconnaissant dans un communiqué que ses activités françaises étaient “sous-dimensionnées pour pouvoir bénéficier des meilleures conditions d’achat et pour pouvoir couvrir les frais généraux et logistiques”.
Small is beautiful, mais pas efficace
“Les acteurs belges sont, et ont toujours été, de petits acteurs à l’échelle mondiale”, analyse le professeur. Delhaize, par exemple, se situait autour de la 25e place mondiale. Après sa “fusion” en 2016 avec Ahold (alors environ 20e distributeur mondial), le nouvel ensemble Ahold Delhaize était alors devenu un groupe de distribution majeur, se hissant au 10e rang mondial des supermarchés.
“Les acteurs belges sont, et ont toujours été, de petits acteurs à l’échelle mondiale.” – Claude Boffa (Solvay Brussels School)
Il fut pourtant un temps où la grande distribution belge s’est rêvée en grand. Dans les années 1970, Delhaize avait pris une longueur d’avance en s’implantant aux États-Unis, bien avant que l’internationalisation ne devienne un impératif stratégique. Ce pari audacieux allait donner naissance à un véritable empire régional. Sous l’enseigne Food Lion, l’entreprise a géré plus de mille magasins dans l’est et le sud-est des États-Unis au début des années 1990. Mais cette ambition a aussi révélé les limites structurelles d’un acteur de taille moyenne sur l’un des marchés les plus féroces au monde. La fusion avec le néerlandais Ahold, scellée en 2016, a certes permis de maintenir le pied américain. Mais elle s’est faite au prix fort, celle de la disparition de Delhaize en tant que fleuron national.
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La poule et le cochon
“Le prix à payer fut que Delhaize a perdu une grande part de sa belgitude, estime Claude Boffa. Je veux dire par là qu’il est peut-être devenu moins belge dans son identité, sa culture. Je vais vous raconter une anecdote sur le sujet, celle de la poule et du cochon. C’est l’histoire d’une poule et d’un cochon qui s’entendent bien et décident de faire du business ensemble. Ils se lancent dans la restauration rapide. Ils définissent leur stratégie, et choisissent de devenir les spécialistes de l’omelette au bacon. Mais voilà, dans ce cas, il vaut mieux être la poule que le cochon… Car devinez qui finit dans l’assiette ?” En réalité, pour le cochon Delhaize, ce fut plutôt un rachat. Les actionnaires d’Ahold détenaient 61% du capital du nouveau groupe, contre 39% pour ceux du Lion.
Cela explique aussi la modestie du retail belge à l’export. Les grands acteurs belges ont été absorbés ou dépassés. GB a été racheté par Carrefour. Et Delhaize a fini par fusionner avec Albert Heijn (Ahold).
Prenons le cas de Colruyt. Même s’il a procédé à plusieurs acquisitions, comme récemment les supermarchés Match ou des chaînes dans le secteur pharmaceutique, cela ne suffit pas à le faire monter dans les classements mondiaux. Il reste un petit acteur à l’échelle globale, sans réel poids face aux géants de l’industrie comme Nestlé, Unilever ou Procter & Gamble. Colruyt était d’ailleurs classé à la 119e place dans le dernier Top 250 Global Powers of Retailing publié par Deloitte.
L’importantissime facteur culturel
“C’est en partie pour cela que Colruyt s’est planté en France, avance Claude Boffa. Mais au-delà des règles du marketing, il convient aussi de prendre en compte le facteur culturel. Premier détail, qui n’est pas anodin, le nom ‘Colruyt’ est difficile à prononcer pour un Français qui dit souvent ‘Colruitte’. Ce n’est pas très vendeur.”
Colruyt fonctionne par ailleurs selon un concept très dépouillé, presque comme un entrepôt dans lequel on reçoit les clients. Ce modèle, qui peut séduire une clientèle plus nordique, a beaucoup moins convaincu en France, où la population est globalement plus sensible à l’expérience d’achat et à l’environnement du magasin. Le succès initial de Colruyt en Belgique reposait sur une promesse de prix bas, ce qui a bien fonctionné, d’abord en Flandre, puis aussi en Wallonie. Mais le même modèle n’a pas véritablement pris dans l’Hexagone.
Il faut aussi rappeler qu’en France, où l’environnement est hyper concurrentiel, Colruyt n’était pas nécessairement le seul à se positionner sur les prix les plus bas, embraye le spécialiste. Et dans un marché très concurrentiel, avec des acteurs puissants comme Leclerc, ce n’est pas simple. Il y a aussi Lidl, qui taille des croupières à tout le monde. Enfin, leur implantation en France s’est faite via le rachat d’une entreprise locale, active dans une seule aire géographique, avec des magasins majoritairement situés dans l’est de la France (Lorraine, Vosges, Alsace, Franche-Comté…). Ils ne sont jamais parvenus à s’étendre au-delà de ce périmètre.
Il faut donc d’abord comprendre les habitudes de consommation avant de s’attaquer à un marché étranger. “Déjà en Belgique, les goûts diffèrent, analyse Claude Boffa, les produits vendus en Flandre ne sont pas forcément les mêmes qu’en Wallonie. Prenons le saucisson, par exemple, en Flandre, on préfère le salami à fine mouture, sans gros morceaux de gras, et on apprécie moins qu’il soit recouvert d’une sorte de poudre blanche, qui ressemble à de la farine et qui évoque la moisissure. Ils veulent quelque chose de plus ‘propre’, presque sous plastique. Dans le sud du pays, au contraire, on aime le saucisson sec à la française. Même chose pour les confitures : au nord, on les préfère en gelée ; au sud, avec de gros morceaux de fruits.”

L’échec allemand de Delhaize
Alors imaginez ce que cela implique quand on s’attaque à un marché étranger. Delhaize a tenté de s’implanter en Allemagne, dans la région de Cologne. Ils ont ouvert une douzaine de magasins, mais se sont vite rendu compte que leur assortiment ne correspondait pas aux attentes locales. Les clients allemands voulaient des produits spécifiques. L’enseigne a dû développer une offre dédiée à ces magasins, ce qui a généré des coûts supplémentaires. Finalement, elle a décidé d’abandonner le marché allemand pour se tourner vers des pays comme la Grèce ou les Balkans.
Et pour en revenir au cas de Colruyt en France, toutes les conditions n’étaient pas réunies. L’assortiment n’était pas toujours adapté, les coûts logistiques étaient élevés, et l’entreprise ne bénéficiait pas de la même puissance d’achat que sur son marché domestique. Elle ne pouvait donc pas se positionner comme un leader.
La Belgique a pourtant connu de belles expériences à l’étranger. Aux États-Unis, par exemple, Delhaize s’est malgré tout imposé. Près de 80% de ses profits et de son chiffre d’affaires proviennent de ses activités américaines. Mais là encore, cela s’est fait au prix d’une forte adaptation culturelle. Car sans cela, les lois du marketing peuvent s’avérer inefficaces.
“Un jour, conclut l’expert, j’ai présenté un magasin Colruyt à un spécialiste du retail suisse. Il m’a dit, effaré : ‘les gens acceptent vraiment de faire leurs courses dans un endroit comme ça, un entrepôt ?’ C’était inimaginable pour lui. Il est aussi tombé de sa chaise en constatant que les clients entraient dans une sorte de grand frigo pour acheter leurs produits frais. Ce concept, qui fonctionne bien en Belgique et permet de réduire les coûts, est probablement mal perçu ailleurs.”
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De Rodolphe Masuy