Pourquoi Delhaize n’est plus belge depuis bien longtemps

La fusion entre Delhaize et Ahold officialisée ce mercredi n’est finalement que la suite logique d’un double mouvement d’internationalisation et d’érosion de l’actionnariat familial entamé il y a plus de 50 ans.
L’action Delhaize n’avait plus connu pareil record depuis belle lurette. L’annonce, au début du mois de mai, de discussions au plus haut niveau avec le groupe de distribution néerlandais Ahold en vue d’un possible rapprochement a boosté le titre de l’enseigne au lion de 14,52 %, à 82,90 euros. “Une grosse partie des actionnaires familiaux restants n’attend qu’une chose: que l’action reprenne des plumes pour pouvoir réaliser une plus-value. Certains membres attendent depuis plus de 20 ans, avec bien d’autres projets en tête que Delhaize”, explique Pierre-Alexandre Billiet, expert en distribution et professeur à la Solvay Brussels School.
Une fin symbolique, car dans les faits, l’actionnariat familial n’a plus son mot à dire depuis longtemps. Non seulement il est minoritaire – certains évoquent 20 %, une proportion qui semble largement surévaluée – mais il est surtout très fragmenté. Contrairement à d’autres groupes belges comme Solvay ou AB InBev, il n’existe pas chez Delhaize de pacte d’actionnaires par lequel les propriétaires familiaux auraient mis sur papier leurs arrangements pour tenter de verrouiller la gestion de leur participation et de leur intérêt historique. La fin de l’ère Pierre-Olivier Beckers en 2013 (le dernier CEO issu des familles, Ndlr) n’a finalement fait que confirmer le basculement du groupe dans un monde où tout argument émotionnel lié à l’héritage familial est aussi audible que l’appel d’une caissière réclamant du renfort dans un micro éteint.
“Il faut vraiment que les gens arrêtent de penser que Delhaize, c’est une famille, lance Claude Boffa, professeur de retail management à Solvay. Et cela fait longtemps que le groupe n’est plus belge non plus.” Le distributeur au lion est en réalité surtout détenu par des actionnaires anglo-saxons, dont trois “officiels” : Citibank, le fonds d’investissement américain Silchester International Investors et le gestionnaire d’actifs BlackRock. “Delhaize réalise seulement 20 % de ses ventes chez nous, contre plus de 60 % aux Etats-Unis, explique notre expert. Dans cette position, la petite Belgique n’est plus aujourd’hui qu’une péripétie pour le groupe.” Une fusion avec Ahold dépasse donc largement nos frontières. La manoeuvre ne permettrait d’ailleurs que peu de synergies chez nous sur le plan opérationnel, d’après Claude Boffa. On peut toutefois affirmer qu’elles constituent la suite, si pas logique, du moins pas illogique, d’un double mouvement d’internationalisation du groupe et de dilution de l’actionnariat familial qui s’est enclenché en Belgique dès les années… 1960.
1962 Le passage en SA et l’ouverture de l’actionnariat
Alors que Delhaize Le Lion se tourne au milieu des années 1950 vers le libre-service à l’américaine sous l’égide de l’administrateur délégué de l’époque, Jean de Cooman d’Herlinckhove, les supermarchés ne tardent pas à se multiplier en raison notamment de l’abrogation en 1961 de la loi dite “de cadenas”, votée en 1937, et qui interdisait l’ouverture de grands magasins dans le but de protéger les petits détaillants. Pour faire face à cette expansion, l’enseigne se transforme en société anonyme en 1962 et ouvre son capital au public. C’est donc à ce moment précis qu’elle commence à ne plus être une entreprise totalement familiale, même si ses fondateurs conservent une part importante des actions. On peut pointer à cette époque l’entrée dans le capital de Delhaize de la SA Financière Lacourt (groupe Paribas), de la Compagnie Bruxelles Lambert ou encore du groupe AG.
1974 Le début de l’aventure américaine
Le début des années 1970 représente un tournant décisif pour l’enseigne au lion. Freinée au plat pays par l’adoption de la loi sur les implantations commerciales (une sorte de nouvelle loi de cadenas) et alors que le développement effréné de l’entreprise commence à s’essouffler, elle décide de prospecter hors de Belgique. D’abord chez nos voisins directs ; puis, constatant le peu de possibilités offertes en Europe occidentale, vers les Etats-Unis. “En 1973, c’est le début de la grande crise et le marché belge commence par ailleurs à être complètement saturé, pointe Serge Jaumain, historien spécialisé dans la distribution. Après s’être inspiré des Etats-Unis pour son modèle de supermarché en libre-service, Delhaize se rend compte que c’est finalement sur place qu’il y a de plus en plus de possibilités.” Le distributeur jettera son dévolu sur le sud-est du pays, alors en pleine explosion démographique, affichant un degré de concurrence modéré et un taux de syndicalisation relativement bas.
En 1974, Delhaize Le Lion prend une participation minoritaire dans une chaîne de 19 supermarchés de Caroline du Nord. Deux ans plus tard, il réinvestit et fait passer sa participation à 51 %. La chaîne en question devient Food Lion, l’une des deux enseignes du groupe Delhaize sur le sol américain aujourd’hui, avec Hannaford, une enseigne rivale rachetée en 1999. Chaque fois, c’est la même chose: la gestion journalière est laissée à la direction américaine. Delhaize affiche la volonté d’opérer, selon ses mots, comme un “groupe international de sociétés locales”.
Pour ne pas se rendre trop dépendant des Etats-Unis, l’entreprise s’installera aussi en Europe de l’Est et, plus tard, en Asie. “On peut penser que si cette internationalisation n’avait pas eu lieu, la chaîne n’aurait pas tenu longtemps en Belgique comme une petite société familiale, avance Serge Jaumain. En fait, l’aventure US lui a permis de garder une certaine belgitude malgré le fait que la plupart de ses profits se généraient aux Etats-Unis. Pour mener à bien toutes ces vagues d’acquisitions et entrer dans les sociétés américaines, Delhaize a eu besoin de toujours plus de capitaux, et ceux-ci sont venus d’un peu partout étant donné que le distributeur était de plus en plus visible.” Il deviendra un acteur majeur au niveau mondial sous l’égide de Guy Beckers, Gui de Vaucleroy, puis de Pierre-Olivier Beckers.
2000 L’acquisition de Delhaize America et la fin des familles
La fin des années 1990 constituerait un moment charnière dans l’effacement des familles. Delhaize va mettre en route un processus de simplification de sa structure financière ainsi que de son management. En 1999, la société passe du statut de holding à celui de groupe intégré. Pierre-Olivier Beckers devient CEO et Gui de Vaucleroy prend la place de président du conseil d’administration. On dit de ce dernier qu’il aurait alors souhaité plus de professionnalisme et moins de familles à la tête du retailer. Quelques années plus tard, elles étaient déjà en minorité au sein du CA. C’est en fait le rachat par le groupe en 2001 de sa filiale Delhaize America qui fera en sorte de diluer très fortement les intérêts familiaux dans le nouvel ensemble. L’acquisition ayant été payée en actions nouvelles, leur nombre a augmenté de trois quarts, ce qui a engendré une énorme dilution de la participation des actionnaires familiaux. Une fois l’échange approuvé, le titre Groupe Delhaize, coté sur Euronext Bruxelles, fait son entrée au New York Stock Exchange. Le groupe s’organise désormais en trois régions opérationnelles, correspondant aux trois continents sur lesquels il est présent.
2013 L’arrivée de Frans Muller, premier CEO “externe” aux familles
C’est le dernier “gros” tournant pour le groupe: la nomination, en septembre 2013, d’un CEO externe aux familles, le Néerlandais Frans Muller. Il succède à Pierre-Olivier Beckers, dont on dit qu’il aurait été poussé vers la sortie, lui qui souhaitait rester à la tête de Delhaize quelques années encore. C’est que les années Beckers n’ont pas convaincu les marchés. Lors de sa nomination à la fin des années 1990, l’action se négociait à plus de 75 euros. Elle valait un peu moins de 50 euros 15 ans plus tard. A peine installé, Frans Muller s’attaque à la politique d’expansion jugée hasardeuse de son prédécesseur : il vend notamment le discounter Bottom Dollar, aux Etats-Unis, et recentre les activités du groupe dans les Balkans sur la seule Serbie. Puis vient l’annonce de ce vaste plan de restructuration, chez nous. Il aurait été préparé de longue date, mais jamais mis en oeuvre. “On peut juste constater la concomitance entre le départ de Pierre-Olivier Beckers et la rationalisation annoncée”, pointe Serge Jaumain. Les verrous ont sauté un à un. Après les départs de “POB” et de Didier Smits, Jacques de Vaucleroy est à présent le dernier représentant des familles au conseil d’administration. Et on dit de lui qu’il serait beaucoup plus attaché au cours de l’action qu’à l’héritage familial.
Aujourd’hui, certains se demandent si la restructuration ne faisait pas en réalité partie d’un plan global de consolidation du marché via un rapprochement avec Ahold planifié de longue date. “La restructuration était nécessaire quoi qu’il en soit, explique Pierre-Alexandre Billiet. Si le groupe ne l’avait pas mise en oeuvre, c’était fini. La restructuration a ouvert des possibilités. La grande différence entre Pierre-Olivier Beckers et Frans Muller, c’est qu’avec ce dernier, toutes les pistes stratégiques sont ouvertes. Et Ahold était une possibilité.” L’épicerie familiale belge n’est plus qu’un lointain souvenir.
Jérémie Lempereur
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