Pourquoi Carrefour mise sur la “blockchain”
En partenariat avec Vinçotte, le distributeur a développé une blockchain alimentaire destinée à garantir la traçabilité de la viande de porc artisanale belge. Les clients peuvent dorénavant avoir accès à toute une série d’informations en scannant les articles. Souci de transparence ou coup marketing ?
Opération transparence chez Carrefour ! Depuis ce début d’année, l’enseigne de grande distribution appose un code QR sur ses produits labellisés ” Porc d’antan “. En le scannant à l’aide de leur smartphone, les clients découvrent toute une série d’informations liées, notamment, à la traçabilité de la viande. Où l’animal est-il né ? Par où est-il passé ? Quel a été son régime alimentaire et dans quelles conditions a-t-il vécu ? Les consommateurs sont également informés du lieu et de la date d’abattage. ” Ils peuvent ainsi savoir avec qui nous travaillons, explique Pascal Léglise, directeur qualité et responsabilité sociale de Carrefour Belgique. Il s’agit d’informations dont nous disposons en interne depuis longtemps, mais que nous décidons à présent de rendre accessibles afin de renforcer la confiance des consommateurs dans les produits qu’ils achètent. ” Ces derniers ont également la possibilité d’envoyer, via le code QR, des commentaires sur tel ou tel produit en particulier.
Le groupe ne fournit au consommateur que les informations qu’il a envie de lui fournir.” Sébastien Arbogast (ChainSkills)
Derrière ce projet, un mot très à la mode : la ” blockchain “. Connue pour être à la base de la création du bitcoin, cette technologie d’enregistrement de transactions par blocs codés et identifiés (des ” chaînes de blocs “) repose sur un réseau interconnecté. Il s’agit en fait d’une sorte de registre contenant la liste de tous les échanges effectués entre utilisateurs. Mis à jour en temps réel, il est infalsifiable car il repose sur un système de validation par les utilisateurs à chaque transaction. La publicité et la décentralisation de toutes ces transactions en assurent la sécurité, tout en apportant une plus grande transparence. Concrètement, dans le cadre de la chaîne alimentaire, tous les acteurs impliqués (des producteurs aux consommateurs en passant par les agences de contrôle ou toute autre partie prenante) pourraient entrer en temps réel des informations sur les produits.
Prévenir les scandales alimentaires
Voilà qui devrait permettre, entre autres, de prévenir d’éventuels scandales alimentaires. Car même si rien ne préjuge évidemment de la véracité des informations fournies par les différentes parties, leur dimension publique, tout comme le fait de ne pas pouvoir revenir en arrière, joue un rôle dissuasif. Puisque l’information est davantage ” traçable “, quand un problème survient, il est en effet plus aisé de trouver les responsables. ” Cette technologie nous permet de contrôler plus facilement toute la chaîne, et d’intervenir très rapidement en cas de problème “, précise le responsable de Carrefour.
Pour mettre ce projet en place, le distributeur a travaillé avec l’organisme belge de contrôle Vinçotte, qui a lui-même fait appel à la société d’informatique Esoptra. Depuis une quinzaine d’années, Vinçotte se charge de récolter et de certifier les données de traçabilité de plusieurs produits commercialisés par Carrefour Belgique. ” Ce qui change avec la mise en place de cette blockchain, c’est la transparence des données, explique son CEO Marco Croon. Grâce à cette base de données centrale, tout le monde parle de la même chose. Initialement, chaque acteur de la chaîne avait sa propre base de données. Et comme il y a pas mal de petits acteurs, certaines n’existaient encore qu’en version papier. Dorénavant, chacun doit entrer ses données dans le registre central. ”
En pratique, les choses ne se déroulent toutefois pas encore de cette manière. Pour l’instant, c’est Vinçotte lui-même qui, recevant les données de la part des différentes parties prenantes, les injecte dans la blockchain. ” Nous opérons pour l’instant de cette façon, mais ce n’est pas notre rôle “, insiste Marco Croon. ” L’objectif, à terme, est bien que chaque acteur puisse lui-même introduire les informations qui le concernent, confirme Pascal Léglise. Mais encore faut-il organiser tout cela. Si nous demandons à l’agriculteur d’introduire ses données, il devra y consacrer du temps. ”
“Blockchain washing”
Dans le monde de la blockchain, certains se montrent pour le moins critiques à l’égard de l’initiative de Carrefour. C’est le cas de Sébastien Arbogast. Ce spécialiste de la question, cofondateur de l’entreprise de consultance ChainSkills, dénonce une forme de blockchain washing dans le chef de nombreuses entreprises, dont Carrefour, qui utiliseraient d’après lui cette technologie pour se donner une image de transparence à bon compte, tout en l’adaptant à leur sauce pour conserver une bonne dose d’opacité. ” C’est purement marketing, lance-t-il. Même si je ne pense pas que ce soit malveillant de leur part. L’intérêt d’une vraie blockchain décentralisée peut être résumé en trois points. Il y a tout d’abord sa résilience : on ne peut en aucun cas faire tomber le système car l’information est répliquée à plusieurs endroits. Vient ensuite sa résistance à la corruption : il est impossible de modifier de manière unilatérale les informations qui y figurent. Enfin, une blockchain se caractérise par sa résistance à la censure : on ne peut contrôler ce qui entre et sort. ”
D’après cet expert, la technologie utilisée par Carrefour ne correspondrait pas à la définition d’une ” vraie ” blockchain. Au niveau international, le groupe de distribution a rejoint l’an dernier le réseau IBM Food Trust, une plateforme cloud basée sur la blockchain qui doit permettre aux distributeurs, notamment, de tracer plus efficacement et sûrement les différentes étapes de transformation des produits proposés en magasin. ” La plateforme développée par IBM s’appuie sur la technologie Hyperledger, explique notre interlocuteur. Il s’agit d’une blockchain centralisée, fermée, que l’on appelle aussi ‘permissionnée’. A la différence d’une blockchain décentralisée, l’accès aux données et leur certification est contrôlée par un petit comité. Or, remettre de la centralisation dans une blockchain est contre-productif. Il suffirait alors de s’en tenir à une grande base de données centralisée dans laquelle écrivent les différents acteurs. Ici, Carrefour s’appuie sur l’image de transparence de la blockchain, mais n’en garde que ce qui l’arrange. Le groupe ne fournit au consommateur que les informations qu’il a envie (intérêt ? ) de lui fournir. Il n’est en outre pas certain que les informations délivrées n’aient pas été modifiées depuis le moment où elles ont été insérées dans la blockchain. ”
“Pas de mainmise sur le système”
Chez Carrefour, on réfute catégoriquement cette manière de présenter les choses. ” Nous n’avons absolument pas de mainmise sur le système, assure Pascal Léglise. Carrefour a évidemment accès à la blockchain, mais pas plus que les autres acteurs. Si qui que ce soit venait à modifier certains données, il se ferait automatiquement repérer. ” ” C’est justement cette absence de mainmise qui pousse les différents acteurs à être transparents et vigilants quant aux données fournies, abonde Marco Croon. Il est vrai qu’il s’agit d’une base de données centrale. Mais chaque acteur apportant ses informations, il n’est pas question d’un manipulateur central qui alimenterait le registre. Carrefour ne peut absolument pas changer les données. Elles sont gelées. D’ailleurs, si une donnée incorrecte est fournie, elle le reste. Nous utilisons la technologie Ethereum et nous avons des contacts avec IBM qui se montre intéressé par ce que nous faisons. ”
Pourrait-on réellement imaginer que des informations moins positives soient fournies aux consommateurs, comme par exemple des conditions de vie pas optimales pour les animaux, ou encore un résultat d’audit très moyen ? ” Si les résultats ne sont pas bons, le produit ne se retrouvera pas en magasin, assure-t-on chez Carrefour. Maintenant, nous restons très ouverts aux demandes des consommateurs. Si pour les rassurer, nous devons communiquer les résultats en termes de résidus de pesticides, nous le ferons. Nous avons déjà ajouté la distance parcourue entre la ferme et l’abattoir, des informations nutritionnelles, etc. L’objectif est de rendre toutes ces données accessibles aux consommateurs. “
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