Philippe Boxho a redonné vie à son éditeur Kennes
C’est le phénomène littéraire de la rentrée. A gauche, Philippe Boxho, médecin légiste et auteur à succès malgré lui. A droite, Dimitri Kennes, son éditeur jadis au bord de la faillite et aujourd’hui courtisé à l’international. Double autopsie d’un triomphe et d’une résurrection.
Sur la couverture de son dernier livre fraîchement sorti en libraire, Philippe Boxho pose avec une certaine nonchalance, un crâne humain dans la main gauche. “Le médecin légiste qui fait parler les morts” (dixit la jaquette) ne semble pas troublé par cette mise en scène macabre – normal, c’est son métier – et encore moins par le succès inattendu de ses trois ouvrages.
En deux ans à peine, le directeur de l’Institut de médecine légale de l’Université de Liège est devenu un véritable phénomène de l’édition francophone. Ses deux premiers livres, Les Morts ont la parole et Entretien avec un cadavre, se sont vendus à 250.000 exemplaires chacun – des chiffres exceptionnels pour un auteur belge – et le troisième ouvrage, sorti il y a quelques jours, semble bien parti pour suivre la même voie du best-seller.
Confiant, son éditeur Dimitri Kennes y croit fortement, avec une première salve de 300.000 impressions pour ce nouveau titre La Mort en face et, surtout, de nouvelles perspectives commerciales puisque ce livre sera bientôt traduit en plusieurs langues. De nouveaux contrats viennent en effet d’être signés pour distribuer les ouvrages de Philippe Boxho aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en Espagne, en Italie, en Pologne, en Hongrie et au Brésil, sans parler des probables adaptations télévisées, aujourd’hui en négociation.
Humour noir et buzz français
La raison de ce succès populaire ? Une écriture “cash” qui dévoile les coulisses de son drôle de métier et, surtout, un regard acéré sur notre société à travers ses morts et ses meurtriers. Dans les livres de Philippe Boxho ni chichi ni de fiction : l’homme n’écrit pas de roman, il raconte sa vie de médecin légiste, fort de ses 3.000 autopsies, en épinglant ici des suicides suspects, là des crimes spectaculaires, avec une minutie et un humour aussi tranchant qu’un scalpel.
Certes, la prose du Liégeois aurait pu rester confidentielle et son premier ouvrage atteindre quelques petits milliers d’exemplaires, comme n’importe quel “succès” belge qui se respecte. Mais les réseaux sociaux sont passés par là et le professeur de médecine légale a connu, en 2023, une accélération de notoriété phénoménale. Une première, puis une deuxième interview sur la chaîne Legend du youtubeur français Guillaume Pley lui ont en effet ouvert les portes du buzz avec plusieurs millions de vues chacune. Rapidement, la curiosité sur écran a fait place à l’achat de livres bien réels et la machine éditoriale s’est emballée.
Aujourd’hui, le médecin légiste s’en amuse, mais reste d’une zénitude exemplaire dans ce tourbillon médiatique nourri par une constante augmentation des ventes. “J’essaie de continuer à vivre normalement, confie Philippe Boxho, même si effectivement tout cela change un peu la vie. Je suis reconnu en rue et je me retrouve à faire des dédicaces, mais pour l’instant, ça ne me dérange pas. Je me laisse porter, mais il n’y a aucune chance que ça me monte à la tête. Je ne cours pas après l’argent. Mon ego est satisfait par ce que j’ai déjà.”
Auteur salvateur
En revanche, pour tout éditeur, l’argent reste le nerf du business et, dans ce cas précis, la soudaine notoriété de Philippe Boxho a tout simplement sauvé la maison Kennes. Il y a quelques mois, l’éditeur carolo était encore sous le coup d’une procédure de réorganisation judiciaire (PRJ) et sans le miracle lucratif du médecin légiste, la petite entreprise mettait définitivement la clé sous le paillasson, faute de rentrées financières. Dimitri Kennes n’est pourtant pas un novice. A 52 ans, ce “Solvay boy” affiche un solide CV dans le monde de l’édition, avec un parcours atypique qui, lui aussi, pourrait inspirer un romancier.
Clin d’œil du destin : ce sont d’abord des études de médecine qui titillent la curiosité du jeune homme à la fin des années 1980, mais il choisit finalement la célèbre école de commerce bruxelloise “un peu par rébellion, ironise l’éditeur, car mon avenir semblait tout tracé”. Le père de Dimitri Kennes étant lui-même médecin à l’hôpital Vésale de Montigny-le-Tilleul.
A la Solvay Business School, le jeune étudiant retrouve une connaissance, Sophie Vervonck, dont il tombe amoureux. Le couple se forme dès la première année et apprend à travailler en équipe – “nous avions un seul cahier pour deux”, sourit Dimitri – en caressant le rêve de fonder et de gérer un jour leur propre entreprise. Un rêve qui deviendra réalité une vingtaine d’années plus tard lorsque les deux tourtereaux fonderont les Editions Kennes en 2013 qui, depuis la PRJ, ont été reprises par leur nouvelle société Les 3 As : un nom en forme de clin d’œil à leurs trois fils dont les prénoms commencent tous par la lettre A (Arnaud, Arthur et Alexandre). Car oui, les deux anciens de Solvay sont toujours ensemble, malgré les soubresauts professionnels de leur existence respective, et travaillent plus que jamais de concert dans leurs nouveaux bureaux désormais installés au cœur du Brabant wallon.
“Je me laisse porter, mais il n’y a aucune chance que ça me monte à la tête. Je ne cours pas après l’argent.” – Philippe Boxho
L’école Dupuis
L’édition n’était pourtant pas dans leur ADN, ni dans leurs premières envies professionnelles. Diplôme en poche, les amoureux débutent leur carrière chacun de leur côté, dans des secteurs relativement éloignés. Après une spécialisation en économie de la santé, Sophie Vervonck rejoint le département financier des hôpitaux publics de Charleroi, tandis que Dimitri Kennes est recruté par le cabinet d’audit Arthur Andersen. Il a suivi, lui aussi, la même spécialisation en économie de la santé et le jeune consultant reçoit dès lors quelques sociétés pharmaceutiques dans son portefeuille clients, mais aussi l’une ou l’autre entreprise de la région de Charleroi, vu ses origines carolos.
Parmi elles, les Éditions Dupuis où il tombe sous le charme du directeur général Jean Deneumostier et du président du conseil Gilles Samyn (du groupe Albert Frère, alors propriétaire), “mes deux mentors”, confie-t-il.
L’estime est réciproque et Dimitri Kennes n’a même pas 26 ans lorsqu’il devient directeur financier de ce fleuron belge de la bande dessinée. Il fait son trou, découvre un nouvel univers et, à 32 ans à peine, est promu directeur général des Editions Dupuis lorsqu’elles passent dans le giron français du groupe Média-Participations (qui possède entre autres les éditions Dargaud et Le Lombard). “Pendant deux ans, j’ai endossé le rôle du cost killer, se souvient Dimitri Kennes. Mon rôle était de rendre cette intégration la plus douce possible, mais j’étais un peu considéré comme le suppôt de Satan! (rires) Cela ne s’est pas fait sans mal et après deux ans, j’ai décidé de démissionner car je n’étais plus en accord avec les instances dirigeantes de Média-Participations. A partir de ce moment, je me suis promis de ne plus jamais travailler pour quelqu’un d’autre.”
A 35 ans, Dimitri Kennes se lance donc dans la grande aventure de l’entrepreneuriat. Avec un ancien de Solvay, il crée d’abord Allyum, une société de conseil et financement pour les PME, avant de renouer, l’année suivante, avec le monde de la bande dessinée. Avec Midam, l’auteur du célèbre Kid Paddle, il fonde Mad Fabrik pour gérer et surtout faire prospérer l’ensemble des droits issus des œuvres du dessinateur (édition, audiovisuel, droits dérivés, etc.). L’union dure trois bonnes années et se révèle juteuse (plus d’un million d’albums vendus durant cette période), avant que les choses ne se gâtent et que l’entreprise ne soit finalement cédée au groupe Glénat.
Le grand saut
L’expérience Mad Fabrik mènera toutefois Dimitri Kennes vers d’autres horizons. Lors d’un Salon du livre à Montréal, il rencontre l’autrice québécoise Catherine Girard-Audet qui surfe sur le succès naissant de sa série La Vie compliquée de Léa Olivier. Ses romans ne sont pas distribués sur le Vieux Continent et l’entrepreneur belge y voit une réelle opportunité. Fin 2013, les deux tourtereaux de Solvay concrétisent enfin leur rêve : Sophie Vervonck et Dimitri Kennes fondent leur propre maison d’édition en mettant à l’honneur le nom de Monsieur.
Grâce à Léa Olivier, le succès est au rendez-vous et, durant les premières années, les Editions Kennes grandissent et enrichissent leur catalogue en misant principalement sur les romans jeunesse. En 2019, l’entreprise représente quelque 200 auteurs et possède 800 titres dans son escarcelle, avec une centaine de nouveautés par an. Bénéficiaire, elle affiche alors un chiffre d’affaires de huit millions d’euros, compte une quinzaine d’employés et fait l’objet de toutes les convoitises.
Tout semble aller pour le mieux, mais la crise sanitaire et surtout les mangas vont ébranler les certitudes. Complètement dépassées par cette double “agression”, les Editions Kennes commencent à sombrer et se voient contraintes de réduire leurs coûts. La spirale négative devient infernale, d’autant que d’autres crises (énergétique, prix du papier, pouvoir d’achat, etc.) font aussi leur entrée dans le paysage économique.
Triste résultat des courses : en 2023, la PME n’a pas d’autre choix que de se mettre en PRJ. “On vivait un véritable enfer, se souvient Dimitri Kennes. On sentait la faillite arriver et on cherchait à tout prix un repreneur. J’ai donc proposé à tous les groupes d’édition de reprendre les actifs et le catalogue pour que les auteurs voient leurs livres continuer à être vendus et que les libraires ne soient pas pénalisés, en vain.”
“On vivait un véritable enfer. On sentait la faillite arriver et on cherchait à tout prix un repreneur.” – Dimitri Kennes
Le miracle Boxho
Le hasard, finalement, fait bien les choses. Car à l’époque, Philippe Boxho a déjà sorti son premier livre aux Editions Kennes – en juin 2022 pour être précis – et son deuxième ouvrage vient à peine de se poser sur les étagères des libraires. L’enthousiasme est encore discret et il faudra attendre les fameuses interviews du youtubeur Guillaume Pley pour que le phénomène décolle véritablement.
“C’est un miracle, il n’y a pas d’autre mot, car tout aurait pu s’arrêter, conclut Dimitri Kennes. Avec mon épouse, on a pris le risque de relancer la machine en créant cette nouvelle structure, Les 3 As, pour reprendre certains actifs et perpétuer la marque Kennes. Nous avons même engagé nos biens personnels dans ce combat et nous avons eu raison car aujourd’hui, la vie nous sourit.”
Avec la garantie réelle que Philippe Boxho ne quitte pas l’éditeur belge pour d’autres groupes bien plus lucratifs ? “Le fric ne m’intéresse pas, répète le médecin légiste. C’est cette maison qui m’a découvert et je lui resterai fidèle, d’autant plus que Dimitri est une personne aimable, honnête et sincère. Une belle amitié est en cours et je n’ai aucune raison de m’en séparer.”
Pour le duo Boxho-Kennes, l’aventure éditoriale ne fait que commencer. Susanna Lea, l’une des agentes littéraires les plus influentes du moment (elle s’occupe notamment du romancier Marc Levy à l’international), vient de prendre le médecin légiste liégeois sous son aile. “Avec Boxho, il y a un vrai potentiel à la Harry Potter”, chuchote-t-on en coulisse. Le gentil sorcier n’a qu’à bien se tenir. L’homme qui fait parler les morts pourrait bien le détrôner.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici