Paul Marchant, CEO de Primark: “Nous ne sommes pas une enseigne fast fashion”

Primark fête cette année ses 55 ans. Pour l’occasion, Paul Marchant, son CEO, nous a reçu au siège historique de l’enseigne irlandaise de prêt-à-porter, à Dublin. L’occasion d’expliquer le business model redoutable de l’entreprise et d’aborder les défis auxquels l’industrie textile est confrontée.

Ses prises de parole sont exceptionnelles : Paul Marchant, à la tête de Primark depuis 2009, s’exprime très peu dans les médias. C’est à Dublin, au siège historique de l’enseigne, la Arthur Ryan House – du nom de son fondateur – qu’il a pourtant convié la presse. Paul Marchant n’est pas un novice du secteur de la mode, il est passé par Topman et New Look avant d’atterrir chez Primark.

“Quand mon prédécesseur, Arthur Ryan, a créé ce magasin, il ne pensait pas que l’entreprise sortirait de Dublin”, explique le CEO, qui se dit encore aujourd’hui très inspiré par le fondateur. “Son objectif était que les gens puissent se sentir bien, se trouver beaux en venant chez nous, sans avoir à dépenser des fortunes.”

Le portrait de ce dernier est d’ailleurs fièrement accroché dans la vaste entrée du siège. Le deuxième CEO de l’enseigne marque son ère par une expansion à l’international : depuis 15 ans, le nombre de Primark a plus que doublé en Europe, mais aussi aux États-Unis. Et de nouveaux marchés sont encore prévus, notamment au Moyen-Orient.

TRENDS-TENDANCES. Vous affirmez ne pas être un acteur fast fashion, pourquoi ?

PAUL MARCHANT. La moitié de ce que nous vendons est qualifiée d’essentielle, cela comprend des tee-shirts, des chaussettes, des sous-vêtements, etc. Ces lignes de vêtements durent parfois plusieurs années, ce qui nous permet d’ailleurs de négocier de très bons prix avec nos fournisseurs. Dans les 50% restants, il y a des collections saisonnières qui durent cinq ou six mois. Et puis, il y a certains produits tendance qui sont mis en vente pendant six à huit semaines. Mais cela ne représente qu’un petit pourcentage de tout ce que nous vendons. Nous sommes donc en réalité très lents, et très fiers de l’être.

Primark est une entreprise qui ne vend pas en ligne et ne propose pas de livraison à domicile. Est-ce que ce positionnement peut durer à l’heure de l’e-commerce ?

Nous nous différencions des autres acteurs à ce niveau-là, c’est vrai. Nous avons tout de même un service “Click & Collect” au Royaume-Uni. Concernant la livraison à domicile, c’est un modèle qui ne serait pas rentable pour nous. Nous savons que pour les produits que nous vendons, au prix que nos clients sont prêts à payer, un modèle de livraison à domicile ne fonctionne pas. Et c’est pourquoi nous ne proposons pas ce type de service. Contrairement à nos concurrents, nous préférons investir dans nos magasins, avec une offre toujours plus élargie, comme les vêtements vintage, des bars à ongles, des espaces de beauté… Et c’est ce qui fait que les gens ont envie de venir chez nous. Ils veulent toucher nos vêtements, passer du bon temps dans nos magasins. Nous croyons fermement à ce modèle, surtout depuis la fin de la crise du covid, où ce besoin des gens de se rencontrer s’est amplifié.

“Contrairement à nos concurrents, nous préférons investir dans nos magasins, avec une offre toujours plus élargie.”

Avez-vous des projets d’expansion pour le “Click & Collect” ?

Bien sûr ! Je ne peux pas savoir comment cela va évoluer, mais nous avons l’ambition de l’élargir en dehors du Royaume-Uni.

Avec des prix aussi bas, n’estimez-vous pas encourager la surconsommation ?

Non, je ne le pense pas. C’est une erreur de croire que des prix bon marché sont synonymes de faible qualité et de mauvaise éthique. Nous voulons donner à nos clients la possibilité d’être beaux et de se sentir bien, sans avoir à dépenser 50, 100 ou 200 euros pour une paire de jeans. Cela ne veut pas dire que nous les incitons à acheter deux jeans à 25 euros plutôt qu’un seul à 50. En fait, Primark n’est pas seulement en concurrence avec d’autres détaillants de mode, il l’est également avec les consommateurs eux-mêmes.

“C’est une erreur de croire que des prix bon marché sont synonymes de faible qualité et de mauvaise éthique.”

Qu’est-ce que cela signifie ?

Le client dispose désormais de tellement de choix pour dépenser ses revenus disponibles, qu’il s’agisse de plateformes de streaming, de téléphones portables, de sorties au restaurant, etc. Il faut le convaincre de venir chez nous. En tant que détaillant à grande échelle, nous pouvons au contraire apporter des changements significatifs en matière de durabilité. En faisant consommer les clients chez nous, c’est aussi un acte durable dans la mesure où nos vêtements sont fabriqués à partir de coton durable.

Pendant des années, Primark a été l’enseigne de prêt-à-porter la moins chère en Europe. Aujourd’hui, votre entreprise est confrontée à l’arrivée de nouveaux acteurs, à l’image de Shein qui est très agressif en termes de prix. Comment est-ce que vous comptez vous adapter ?

Il y a toujours eu de nouveaux acteurs, et nous sommes très attentifs à tout ce qu’il se passe sur le marché, que ce soit l’arrivée des pure players chinois que vous citez ou les autres. Il y a effectivement beaucoup de changements sur le marché, avec de nouveaux modèles, comme celui de Shein qui vend uniquement en ligne et envoie directement les colis du producteur au consommateur. Ceci dit, je ne suis pas sûr que Shein soit moins cher que nous. Si vous regardez les prix de manière plus globale, nous restons les plus compétitifs sur les marchés où nous sommes présents, avec une offre de meilleure qualité et diversifiée.

Cela signifie-t-il que vous n’allez rien changer à votre manière de fonctionner ?

Notre enseigne fonctionne très bien, nous poursuivons notre expansion à l’international et nous continuons à gagner des parts de marché. Nous n’allons donc pas modifier notre business pour nous conformer à ces acteurs.

Est-ce que les “pure players” chinois grappillent des parts de marché ?

Les seuls vrais chiffres dont nous disposons sont ceux du Royaume-Uni, où la croissance de Shein et Temu est évidente. Pourtant, nous avons augmenté notre part de marché dans le pays. J’imagine donc que d’autres acteurs ont perdu des plumes au profit de ces plateformes chinoises.

Et concernant vos autres concurrents comme H&M ou Zara, comment les abordez-vous ?

Je n’aime pas parler de la concurrence. Nous avons un business model unique. Je pense que l’une des choses qui font de Primark un modèle tout à fait particulier, c’est l’attrait généralisé de notre produit. Nous avons une offre très diversifiée et démocratique. Nous voulons vendre des tee-shirts basiques. Nous voulons vendre Rita Ora. Nous voulons vendre Disney. Nous voulons avoir une large gamme de produits au service d’une large gamme de clients.

Certains pays européens, comme la France, veulent taxer la “fast fashion”. Est-ce que cela vous inquiète ?

Nous n’avons pas peur des changements législatifs à condition qu’ils soient équitables et que les règles s’appliquent à tout le monde. Nous nous exprimerions très ouvertement sur toute modification de la législation qui pénaliserait d’une manière ou d’une autre une partie du secteur. Mais nous n’avons pas de problème avec un changement de législation s’il n’est pas disproportionné.

Estimez-vous que la concurrence des plateformes chinoises est déloyale ?

Je ne vise pas particulièrement ces plateformes, mais je pense que les règles du jeu doivent être les mêmes pour tout le monde. Nous payons des taxes pour les biens que nous mettons sur le marché et je pense que tout le monde devrait faire la même chose.

Des entreprises européennes, comme Inditex (Zara), ont relocalisé une partie de leur production en Europe. Est-ce que vous pourriez faire la même chose ?

Non, parce que nous n’avons pas le même business que Zara, qui est bien plus dépendant des cycles de la mode. C’est d’ailleurs la raison qui les pousse à relocaliser en Europe, afin de pouvoir répondre plus rapidement à la demande de leurs clients. Comme je vous l’ai expliqué, nous avons un rythme bien plus lent, avec des productions qui viennent de Chine, du Bangladesh, d’Inde, du Pakistan, du Cambodge, du Vietnam, etc. Il ne serait pas rentable pour nous de nous approvisionner en Europe. Le prix d’un produit fabriqué en Europe est très différent de celui d’un produit fabriqué en Asie, et il serait très difficile de produire aussi près de chez nous tout en gardant des prix compétitifs.

À propos de cette production en Asie, cela soulève des questions en termes d’éthique et de conditions de travail. On se souvient notamment du drame du Rana Plaza, cette usine de production au Bangladesh qui travaillait pour de grandes marques de l’industrie textile, qui avait fait plus de 1.000 morts. Quelle est votre politique en la matière ?

Nous sommes tout à fait favorables à un salaire minimum et nous ne paierons jamais nos fournisseurs en dessous de ces seuils. Tout ce que nous voulons, c’est que les règles du jeu soient les mêmes pour tous. Nous avons un code de conduite très strict que beaucoup de nos concurrents prennent en exemple. Nous travaillons en étroite collaboration avec nos fournisseurs, souvent depuis des décennies, et il est logique que dans la chaîne d’approvisionnement, tout le monde gagne de l’argent.

Votre modèle logistique s’appuie sur la livraison par bateau. Or, il y a eu de nombreux problèmes en mer Rouge ces derniers mois. Est-ce que cela a eu des conséquences pour votre entreprise ?

La fermeture du fret via le canal de Suez a été un défi pour tout le monde. Aujourd’hui, toutes nos marchandises circulent autour du Cap, ce qui rallonge évidemment les délais pour nos usines, nos entrepôts et donc nos magasins. Cela a été un peu compliqué au début, mais aujourd’hui, ce délai est intégré dans notre timing de livraison, et nous passons nos commandes plus tôt.

Est-ce que l’élection de Donald Trump vous inquiète, dans la mesure où il y a une pression supplémentaire sur le commerce mondial ?

De nombreux changements politiques se produisent dans de nombreux pays à travers le monde, certains très proches de chez nous, d’autres plus loin. Nous ne pouvons pas vraiment influencer ce qu’un nouveau président élu peut faire en matière de droits d’importation sur le commerce mondial. Tout ce que nous pouvons faire, c’est gérer les conséquences de tout changement apporté.

Et concernant les droits de douane, c’est quelque chose qui vous préoccupe ?

Si des changements surviennent dans les droits d’importation, nous allons devoir faire attention. Si nous constatons un pourcentage important de droits d’importation sur les marchandises d’un certain pays vers un certain marché, de toute évidence, cela va avoir des implications pour l’ensemble de l’industrie, et nous devons examiner ce que cela signifie pour nous.

“Nous savons que pour les produits que nous vendons, au prix que nos clients sont prêts à payer, un modèle de livraison à domicile ne fonctionne pas.”

Vous ouvrez de nouveaux magasins aux États-Unis justement. Est-ce que cela peut changer votre stratégie ?

Je ne pense pas que cela changera notre stratégie. Tout changement politique peut entraîner un changement dans la confiance des consommateurs. Cela peut entraîner un changement sur le plan du revenu disponible dans la poche du consommateur, des changements dans les droits d’importation, comme vous l’avez mentionné. Il y a beaucoup de facteurs qui entrent en ligne de compte, mais cela ne change rien à nos projets outre-Atlantique. Nous avons aujourd’hui 27 magasins aux États-Unis et un plan d’expansion que nous mettons en œuvre. Nous avons signé notre premier point de vente à Manhattan, nous avons des magasins qui ouvrent au Texas, et d’autres qui sont déjà ouverts en Floride. Nous sommes confiants dans notre stratégie américaine, quel que soit le dirigeant.

Le marché de la seconde main fonctionne très bien. Est-ce que c’est un secteur qui intéresse Primark ?

Oui, nous avons d’ailleurs des articles d’occasion en magasin, avec notamment tout un espace dédié au vintage. Les clients peuvent proposer leurs articles qui seront alors vendus dans notre point de vente. Aujourd’hui, nous comptons neuf magasins qui disposent de ces espaces vintage. C’est quelque chose qui est très tendance. J’ai une fille de 19 ans et je vois qu’elle combine des vêtements tendance avec d’autres qu’elle appelle plus anciens, même si pour moi, ce qu’elle considère vintage est un peu relatif. (sourire).

Ici, en Irlande, vous avez des entreprises spécialisées dans le low cost comme la vôtre ou Ryanair. Est-ce qu’il y a un secret irlandais ?

Non, je ne pense pas qu’il y ait un secret irlandais. Je suis Britannique, mais je vis en Irlande depuis 15 ans. Je ne pense pas que les Irlandais soient différents des consommateurs des autres pays dans lesquels nous opérons.

La fiscalité n’est donc pas le secret ?

Ah… peut-être. 

Propos recueillis par Camille Delannois, à Dublin

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