Patrick Pouyanné, CEO de Total : “Pour moi, le véritable virage se passe à l’Onu, en 2019”
Le patron du pétrolier français en diversifie les activités, le réorientant notamment vers le gaz et l’électricité. Par conviction, mais aussi afin de pérenniser l’entreprise. “Il y a une accélération spectaculaire”, explique Patrick Pouyanné.
A la tête de Total depuis 2014, Patrick Pouyanné a profondément refondu les activités de son groupe, imprimant un virage remarquable pour une ancienne “major” pétrolière. Depuis quelques mois, celle-ci se présente désormais comme une compagnie multi-énergies, visant la neutralité carbone en 2050. Il va même changer de nom au passage: ne dites plus “Total”, mais “TotalEnergies”.
TRENDS-TENDANCES. Dans son livre, Bill Gates explique qu’il y a 20 ans, l’enjeu climatique ne le tracassait pas vraiment. Et vous, qu’en pensiez-vous à l’époque?
PATRICK POUYANNÉ. C’est un sujet que je connais bien depuis longtemps. Lorsque j’étais fonctionnaire, mes premiers postes ont été consacrés à la protection de l’environnement industriel dans le Nord-Pas-de-Calais. J’ai également été conseiller pour l’Environ- nement d’un Premier ministre ( Edouard Balladur, Ndlr) en 1995 et j’ai participé cette année-là à une des premières Cop ( conférence de l’Onu sur le climat, Ndlr) à Berlin.
Notre objectif n’est pas d’être une entreprise zéro carbone mais ‘net zéro carbone’, grâce au stockage de CO2 par exemple. Le mot ‘net’ est important.
Puis vous rejoignez le groupe pétrolier Elf en 1997, qui fusionne ensuite avec Total dont vous prenez les commandes il y a sept ans. Comment la thématique du climat est-elle apparue dans votre stratégie?
L’année 2015 constitue une première étape. L’accord de Paris qui a été conclu alors a clairement relancé un sujet qui s’était un peu ensablé lors des conférences précédentes. Et comme cette conférence se passait à Paris, les patrons français ont été sollicités et cela nous a obligés à réfléchir. C’est ainsi que j’ai décidé de nous positionner en faveur d’une tarification du carbone.
Vous vous engagez en faveur des objectifs de développement durable des Nations unies en 2016. En 2017 déjà, votre action est remarquée par l’Onu. Vous êtes alors désigné dans le groupe des professionnels qui oeuvrent à atteindre ces objectifs, les SDG Pioneers.
Nous avions commencé les investissements dans les énergies renouvelables un peu avant les autres, en 2015 et 2016. En arrivant à la tête du groupe, j’ai aussi participé à pas mal de travaux, avec notamment Cristina Figueres ( qui était alors la responsable de l’Onu pour le climat, Ndlr). Les Nations unies avaient donc repéré que Total était un groupe “progressiste” en la matière.
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Mais quand le vrai déclic se passe-t-il, la décision d’aller de l’avant?
Le véritable virage pour moi se passe en septembre 2019, au sommet annuel des Nations unies à New York. Nous étions un groupe de chefs d’entreprise réunis dans une grande salle. Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) disait que si nous voulions atteindre les objectifs fixés dans l’accord de Paris, il fallait limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré et atteindre la neutralité carbone en 2050. Et des patrons ont dit alors “il nous faut être neutres en carbone en 2050”. Lorsque je suis rentré à Paris, je me suis dit que quelque chose d’important venait de se passer, il s’agissait d’un mouvement très profond que nous devions prendre en charge. Bien sûr, cet objectif de neutralité carbone nous paraissait au début un peu irréaliste. Nous nous demandions comment faire. Depuis 2015, nous avions toutefois posé quelques jalons: nous avions décidé d’élargir le portefeuille de nos actifs solaires, nous avions investi dans des batteries, nous étions rentrés dans la production et la distribution d’électricité avec Lampiris en Belgique ou Total Direct Energie en France.
Et en mai 2020, le groupe annonce sa décision d’être neutre en carbone d’ici 2050.
Cela résulte d’un processus graduel. Il y avait eu 2015-2016 avec la publication de notre premier rapport Climat. Puis le virage pris en 2016-2017 avec la création d’une nouvelle branche dédiée aux renouvelables, à l’électricité et au gaz. Enfin, il y a eu 2019 avec le début de nos travaux sur la neutralité carbone. Mais la bascule s’est opérée véritablement en 2020, cela a été une année charnière. En mai d’abord, avec notre ambition de neutralité carbone malgré la crise du Covid. Puis en septembre, lorsque nous avons traduit ces objectifs en une stratégie à 10 ans de transformation en un groupe multi-énergies. Et en 2021, nous nous renommerons TotalEnergies pour entériner tout cela. Nous pivotons complètement, en réduisant nos ventes de produits pétroliers de 30% dans les 10 prochaines années et en nous appuyant sur deux piliers de croissance: le gaz et l’électricité renouvelable. Car le groupe va aussi devenir un électricien. Cette évolution est d’abord liée à celle de la demande en énergie, qui va fondamentalement changer entre 2020 et 2050. Comme je l’avais dit en 2016 quand nous avions acheté l’entreprise de batteries Saft, le 21e siècle sera celui de l’électricité… décarbonée.
C’est une évolution très rapide, non?
Ce qui s’est passé ces dernières années est assez extraordinaire. Un grand constructeur automobile comme General Motors a déclaré en début d’année qu’il ne produirait plus de véhicules thermiques en 2035. Il y a une accélération spectaculaire. Je suis en train de faire mienne l’idée de la Singularity University californienne que nous vivons une période où l’innovation technologique adopte un rythme exponentiel. Face à cette révolution de l’énergie, nous ne voulons pas être un dinosaure. Nous ne voulons pas faire comme Kodak. Il y va de la pérennité de notre entreprise qui aura bientôt 100 ans ( elle a été fondée en 1924, Ndlr). Bien sûr, la planète aura encore besoin de pétrole pendant des décennies. Aussi, notre objectif n’est pas d’être une entreprise zéro carbone mais une entreprise “net zéro carbone”, grâce au stockage de CO2 par exemple. Le mot “net” est important. Nous le savons, nous ne pourrons pas éliminer complètement toutes les énergies fossiles.
Nous aurions pu nous arcbouter sur notre métier de pétrolier. Mais est-ce la bonne attitude? Cela permet-il de motiver les équipes?
Ce n’était pas un changement évident pour un groupe pétrolier…
Nous aurions pu nous arcbouter sur notre métier de pétrolier. Car le pétrole est essentiel à notre économie et on va encore en trouver et en produire. Mais est-ce la bonne attitude? Cela permet-il de motiver les équipes? De nous sentir à l’aise collectivement? Ou, au contraire, avons-nous envie de nous lancer dans une nouvelle aventure, d’explorer les nouveaux champs d’opportunités qu’offre la transition énergétique? Alors que l’on pouvait craindre que certains dans l’entreprise se demanderaient où nous allions les embarquer, je suis frappé par le fait que les collègues paraissent plutôt libérés. Car ils ont envie d’agir aussi comme citoyens responsables et engagés.
Pourquoi avoir accéléré ce mouvement maintenant?
Parce que dans l’énergie, le temps est long. Si nous voulons atteindre, comme nous l’avons annoncé, une capacité de production d’énergie renouvelable de 100 gigawatts d’ici 2030 pour être dans le top 5 mondial des renouvelables, il faut commencer dès aujourd’hui. Une fois encore, il y va de la pérennité de l’entreprise. Lorsque vous regardez le top 100 des groupes mondiaux d’il y a 20 ans et d’aujourd’hui, vous constatez que plus de la moitié de ces entreprises ont disparu ou ont été absorbées. Le monde bouge, et il faut bouger avec lui.
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Cela a-t-il été facile de convaincre le conseil d’administration et les actionnaires de prendre ce cap?
Le conseil d’administration oui, car il a été animé par le sentiment de pérennité de l’entreprise, et le conseil reflète aussi la société. Cela a été un peu plus difficile au début pour les actionnaires, surtout les actionnaires financiers de l’autre côté de l’Atlantique qui nous disaient que s’ils voulaient acheter une société verte, pourquoi acheter Total. Car, finalement, le débat stratégique se résume à ceci: investissons-nous là où nous sommes très bons ou nous lançons-nous dans une diversification? C’est un débat légitime et le choix n’est pas évident. Nombre d’entreprises qui se diversifient échouent, les exemples abondent dans les livres de management. Mais on se trompe si l’on croit que dans l’énergie, on peut changer les choses avec des entreprises d’assez petite taille spécialisées dans l’énergie renouvelable. C’est la même chose dans l’automobile: Tesla, même si elle est à l’avant-garde aujourd’hui, ne va pas construire seule tous les véhicules électriques de la planète. Le changement arrivera si Volkswagen, Toyota et les autres grands de l’automobile produi- sent eux aussi massivement des voitures électriques.
Le vrai sujet est d’arriver à embarquer les grands acteurs, qui génèrent d’importants cash-flows et qui peuvent donc investir plus largement. Face à ce discours, il y avait encore un peu d’hésitation chez les actionnaires américains l’an dernier.
Mais lors des récents roadshows, j’ai été frappé de les voir s’inté- resser de plus en plus à ce que nous faisons et aux renouvelables. Car la prise de conscience devient générale.
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