Palantir, spécialiste du big data: la licorne aux deux visages
Ce spécialiste américain du big data avait proposé son aide au système de santé français pour affronter le Covid-19. L’offre fut déclinée car la société fondée par le sulfureux Peter Thiel a une part d’ombre, liée à ses activités pour le renseignement américain.
Il y a des entreprises qui se révèlent dans les périodes de crise. Né aux Etats-Unis au lendemain du 11 Septembre et très vite repéré par la CIA, Palantir, spécialiste de l’analyse de très grandes quantités de données (big data), se serait bien vu venir en aide au système de santé français. Sur le papier, ses technologies redoutables d’efficacité auraient pu fluidifier une organisation sanitaire à la limite de la rupture face à l’épidémie du Covid-19. Depuis la mi-mars, elles sont déjà utilisées aux Etats-Unis par le Center for Disease Control (CDC), au Royaume-Uni par le National Health Service (NHS) et dans une dizaine d’autres pays.
Début avril, la filiale française de Palantir, dirigée par l’ancien PDG d’Airbus Fabrice Brégier, s’est directement adressée au gouvernement d’Edouard Philippe pour proposer gratuitement ses services. Sans succès à ce jour. Palantir n’a pas été non plus retenu sur le projet d’application mobile Stop Covid, qui doit inviter les Français ayant croisé un porteur du virus à se faire tester. Les hôpitaux de Paris n’ont pas davantage donné suite à l’offre de l’éditeur de logiciels californien.
Palantir fait pourtant figure de champion dans son domaine. L’entreprise et ses ingénieurs sont passés maîtres dans l’art de rapprocher une multitude de sources de données. Dans une masse d’informations hétéroclites, leurs algorithmes s’y retrouvent, qu’il s’agisse de la traque de terroristes, de l’assemblage d’un avion moyen-courrier par Airbus ou de la modélisation d’une épidémie.
Pour les décideurs politiques, l’américain se propose de simuler différents scénarios de déconfinement. Quels secteurs économiques rouvrir en premier ? Avec quel effet sur les déplacements des citoyens ? Quelle conséquence sur le taux de contamination ? Dans les hôpitaux, Palantir argumente que l’analyse de variables aussi disparates que le nombre de lits disponibles, le planning des soignants ou le taux de respect du confinement permettrait d’anticiper les commandes de masques et de respirateurs, voire les transferts de patients. Indirectement au chevet des malades, un vrai Docteur Jekyll.
Sauf que dans le monde de la tech, beaucoup craignent Mister Hyde. ” Palantir, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase “, pointe Alain Garnier, le fondateur du réseau social d’entreprises Jamespot. Avec d’autres patrons français du numérique, il est à l’initiative d’une pétition qui s’indigne de la dépendance française au numérique américain. Devenu viral, cet ” Appel du 9 avril “, qui cite noir sur blanc Palantir, a notamment recueilli les signatures des patrons d’OVHcloud, de Scaleway (une filiale de Free) et de Tristan Nitot, l’ancien patron de Mozilla Europe et Qwant.
Né dans le monde obscur du renseignement
Mais l’omniscience recherchée, voire promise, par Palantir -dont le nom reprend celui de la Pierre de vision dans Le Seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien- retient particulièrement l’attention. Depuis les révélations d’Edward Snowden, nombre de sociétés technologiques américaines sont suspectées de participer, volontairement ou non, à un espionnage généralisé des populations. Parmi elles, Palantir fait figure d’épouvantail. Notamment pour avoir employé un consultant qui, à titre individuel, a aidé la société Cambridge Analytica à exploiter les données personnelles de millions d’Américains pour influencer leurs votes en 2016.
Dans le monde de Tolkien, le Palantir est une sorte de boule de cristal qui permet d’observer des scènes éloignées dans l’espace ou dans le temps.
La compagnie est clairement un cas à part dans le monde des licornes, ces sociétés non cotées à la valorisation supérieure à 1 milliard de dollars -celle de Palantir a atteint 20 milliards lors de sa dernière levée de fonds, en 2015. Car cette licorne-ci est née dans un monde par nature très opaque, celui du renseignement. Palantir, fondé en 2004, fut financé dès ses débuts par In-Q-tel, le fonds d’investissement de la CIA, qui en posséderait encore 2 à 3%. La légende – jamais confirmée, mais jamais démentie – attribue aussi à Palantir un rôle décisif dans la traque d’Oussama ben Laden, tué en mai 2011 au Pakistan par les forces spéciales américaines.
Dans le monde de Tolkien, le Palantir est une sorte de boule de cristal qui permet d’observer des scènes éloignées dans l’espace ou dans le temps – difficile de trouver plus belle promesse pour le renseignement américain ! La CIA, le FBI et la NSA ont d’ailleurs été ses premiers clients, vite suivis par l’armée américaine, notamment les Marines et l’US Air Force, mais aussi par différentes agences fédérales, dont l’ICE (Immigration and Customs Enforcement), chargée de rechercher et expulser les immigrants illégaux, ou par les polices de Los Angeles et New York.
Ce n’est qu’à partir de 2009 que Palantir s’est adressé aux entreprises. ” On est dans la logique des entreprises que j’appelle ‘civilitaires’, c’est-à-dire civiles et militaires à la fois “, estime Pierre Bellanger, président de la radio Skyrock et auteur de l’essai La Souveraineté numérique (Stock, 2014). ” Avec Palantir, nous avons affaire à un interlocuteur dont on ne sait pas s’il est un ingénieur grands comptes, un espion, un fonctionnaire d’Etat, un employé du secteur privé ou tout cela à la fois. ”
Palantir doit aussi son image trouble à l’un de ses fondateurs, Peter Thiel. Né en Allemagne en 1967, arrivé aux Etats-Unis l’année suivante, ce pur produit de la Silicon Valley (enfance à Palo Alto, études à Stanford) s’est fait connaître avec le système de paiement en ligne PayPal, qu’il a créé en 1998 et revendu à eBay en 2002 pour 1,5 milliard de dollars. Peter Thiel a ensuite fait fortune dans le capital-risque en finançant Facebook, puis SpaceX, Spotify ou Airbnb. Mais il est surtout célèbre pour ses prises de position radicales : proche des transhumanistes et des libertariens, il est aussi le seul entrepreneur tech à avoir publiquement soutenu Donald Trump avant son élection.
Le goût des controverses
Pour créer Palantir, Peter Thiel s’est inspiré d’un outil de lutte contre la fraude à la carte bancaire développé pour PayPal, et a confié la direction de l’entreprise à Alex Karp, rencontré sur les bancs de la Stanford Law School. Toujours PDG 16 ans plus tard, Karp est en apparence l’exact opposé de Thiel. Sourire engageant et cheveux frisés toujours en bataille, son look de savant lunatique tranche avec l’attitude rigide, pour ne pas dire glaciale, qui caractérise Peter Thiel.
Le CEO se définit comme progressiste. Alex Karp, qui donne parfois des cours de taï-chi à ses salariés, a déclaré publiquement avoir voté pour Hillary Clinton en 2016. Tout le contraire du très ” America First ” Peter Thiel, qui a dévoilé en septembre dernier son intention de soutenir, de nouveau, Donald Trump en 2020.
Les deux hommes se rejoignent cependant sur plusieurs points. Ils n’ont pas peur des controverses et attaquent volontiers les géants de la Silicon Valley, qu’ils accusent de ne pas être ” patriotes ” en refusant – souvent sous la pression de leurs employés – de fournir leurs technologies au Pentagone ou aux agences fédérales. Peter Thiel a, par exemple affirmé sur Fox News que Google, ayant refusé de renouveler un contrat d’intelligence artificielle avec l’armée américaine, ” préférait travailler avec la Chine communiste qu’avec les Etats-Unis “.
Interviewé par CNBC lors du dernier sommet de Davos, en février 2020, Alex Karp s’est dit ” fier ” que Palantir oeuvre pour la sécurité des Etats-Unis : ” Ma vision est que l’intelligence artificielle militaire va déterminer nos vies et la vie de nos enfants. Le pays qui aura l’IA la plus puissante fixera les règles et ce pays doit être soit le nôtre, soit un autre pays occidental “. Cette ligne se traduit dans l’expansion internationale de Palantir, entamée il y a 10 ans avec l’ouverture d’un bureau à Londres. Aujourd’hui, l’entreprise est présente dans une quinzaine de pays, mais ni en Chine ni en Russie. ” Le déploiement commercial de Palantir se fait au service des démocraties, les Etats-Unis et leurs alliés naturels, au premier rang desquels l’Europe “, indique Fabrice Brégier, le directeur du bureau français de Palantir.
En contrat avec le contre- espionnage français
En France, où l’entreprise est arrivée en 2016, son contrat avec la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) a fait grand bruit : comment une agence cruciale pour la sécurité nationale peut-elle analyser ses données avec une entreprise liée aux services de renseignements d’un autre pays ? Trois ans plus tard, et malgré le lancement par le ministère français de la Défense d’un programme appelé Artemis (Architecture de traitement et d’exploitation massive de l’information multi-source) censé concur- rencer Palantir, l’américain reste incontournable pour les espions tricolores. En novembre dernier, L’Express a révélé que la DGSI avait renouvelé son contrat avec la firme de Peter Thiel et Alex Karp. De son côté, Fabrice Brégier récuse toute entrave à la souveraineté française. Un acteur au fait du dossier assure que toutes les données restent à la DGSI. De même, pour les clients privés, il rejette en bloc les critiques : ” La question, c’est comment valoriser les données sans se les faire piller. Palantir est une aide à la souveraineté nationale car Palantir ne collecte pas, ne stocke pas et ne commercialise pas les données. Chez nos clients, Palantir, c’est un software américain maîtrisé par nos clients, par des Français “.
Depuis l’an dernier, ce discours commence à porter ses fruits. Des acteurs de l’automobile, de la chimie, de la logistique, des banques et des infrastructures lui ont demandé de lancer des expérimentations. Désormais, au niveau mondial, les clients privés représenteraient environ la moitié de l’activité de Palantir, selon le site américain SharesPost. Longtemps discrète sur ses revenus, la société communique de plus en plus ouvertement : selon des documents cités par Bloomberg, l’entreprise a enregistré 739 millions de dollars de chiffre d’affaires en 2019, et vise le milliard de dollars en 2020, année qui devrait également voir ses premiers profits.
L’idée d’une introduction en Bourse, envisagée depuis plusieurs années, avait été ouvertement relancée ces derniers mois… jusqu’à l’arrivée du coronavirus, qui a plongé les marchés dans la tourmente. Mais, paradoxalement, cette crise pourrait aussi aider Palantir. Car en offrant ses logiciels pour lutter contre le Covid-19, l’entreprise de Peter Thiel et Alex Karp fait d’une pierre deux coups. D’une part, elle améliore son image, faisant passer le Dr Jekyll, capable d’aider à sauver des vies, devant le Mr Hyde, qui fournit militaires et espions. D’autre part, elle le positionne désormais en acteur du big data pour la santé publique. Une nouvelle corde à son arc qui pourrait plaire aux investisseurs.
Par Florian Dèbes et Benoit Georges.
Peter Thiel n’a jamais peur des controverses, même quand il s’agit d’investir dans des start-up. Son fonds, Founders Fund, a ainsi investi dans Anduril (un nom tiré lui aussi du Seigneur des anneaux), société spécialisée dans les drones et l’intelligence artificielle pour l’industrie militaire – un domaine où les Gafa rechignent souvent à s’aventurer. Selon Wired, les outils d’Anduril auraient notamment servi à traquer les migrants à la frontière mexicaine. Le fondateur de Palantir a aussi, à titre personnel, prêté 200.000 dollars à l’entreprise d’intelligence artificielle la plus critiquée aux Etats-Unis, Clearview AI. Son logiciel est digne d’un épisode de Black Mirror : alimenté par les milliards de photos publiées sur les réseaux sociaux, il serait capable d’identifier n’importe quel individu à partir d’un simple portrait.
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