Michelin, une culture d’entreprise à l’épreuve de la mondialisation

Bibendum a tourné une nouvelle page avec l’arrivée récente d’un nouveau président. Retour, à son éternel siège de Clermont-Ferrand, sur la riche histoire d’une entreprise vieille de 130 ans, au modèle social très particulier.
A l’entrée du musée de Clermont-Ferrand L’Aventure Michelin, sur le site historique de Cataroux dominé de deux immenses cheminées de briques, le responsable du patrimoine de l’entreprise se passionne visiblement pour l’épopée hors du commun d’Edouard et d’André. Les deux frères, parisiens, ont débarqué en Auvergne à la fin du 19e siècle, afin de reprendre la petite manufacture familiale de matériel agricole de 50 salariés, en faillite. ” Ils ont eu le génie de comprendre qu’elle recelait une pépite, le savoir-faire du travail du caoutchouc, puis l’intuition que le pneumatique pouvait devenir un produit d’avenir “, explique Stéphane Nicolas. Les frères inventent le pneu à air pour vélo, puis le pneu démontable, sont les premiers à installer un pneu sur une voiture, à lui faire supporter une vitesse de 100 km/h…
Les critères de recrutement intègrent les fameuses valeurs sociales chrétiennes chères aux fondateurs, au point d’avoir longtemps lissé les profils des managers.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est à l’invention du pneu à carcasse radiale que Bibendum devra sa croissance extraordinaire : le fameux ” pneu X “, dont la résistance et la longévité sont démultipliées grâce à une structure de fils métalliques croisés. L’entreprise a acquis au fil des décennies une place à part dans l’imaginaire de la France. Et le mois dernier, elle a tourné une nouvelle page importante avec la nomination d’un nouveau président, Florent Menegaux.
Sous le regard des “sages”
A première vue, tout est simple. Le nouveau patron doit être l’homme de la continuité. Le 17 mai, lors de l’assemblée générale du manufacturier, ce géant de 57 ans qui a fait une bonne partie de sa carrière chez Michelin a été nommé président de la gérance, en remplacement de Jean-Dominique Senard, devenu lui-même président de Renault en janvier. ” Je m’inscris dans la vision humaniste du groupe, assure l’industriel, le regard franc et le sourire affirmé.
En coulisse, il y a un peu plus d’un an, le choix du nouveau dirigeant de Michelin n’est pourtant pas allé de soi. Le dauphin choisi par Jean-Dominique Senard affiche certes un solide parcours, mais incarne-t-il suffisamment les valeurs sociales chrétiennes du groupe ? ” Il y a eu des discussions “, reconnaît en souriant un fin connaisseur des arcanes du groupe. Le cabinet Russell Reynolds a même été mandaté par la Sages pour valider le choix du prochain patron, annoncé en février 2018.
La Sages ? Cette société méconnue (la Société auxiliaire de gestion), pour ne pas dire secrète, fait un peu figure de gardien du temple chez Bibendum. “ C’est elle qui détient le vrai pouvoir de nomination du patron “, relève un ancien dirigeant. Héritage de l’histoire, Michelin est l’un des rares grands groupes français à être encore doté du statut un brin désuet de commandite par actions : la Sages est l’un des associés commandités (non gérant), dont le rôle essentiel est de proposer le nom du ou des gérants, ensuite soumis à avis du conseil de surveillance et à approbation des actionnaires.

Après mûre réflexion, ses “sages” ont adoubé Florent Menegaux… en lui adjoignant un cogérant non commandité, Yves Chapot. ” Dans la durée, la solitude à la tête d’un groupe de cette taille peut être écrasante “, justifie Vincent Montagne, l’un des représentants de la famille à la Sages /
Un attelage pour conduire durant les quatre prochaines années, au moins, l’une des entreprises les plus emblématiques de l’Hexagone. Numéro 2 mondial du pneu (derrière Bridgestone et devant Goodyear), avec ses 22 milliards d’euros de chiffre d’affaires et ses 120.000 salariés dans le monde, dont 21.000 en France, Bibendum fêtait ce 28 mai ses 130 ans.
Histoire familiale
” Michelin ? C’est un mélange étrange, d’une entreprise familiale à la fois mondiale et provinciale “, souffle Maurice Lévy, président de Publicis et ex-membre de la Sages. Le seul groupe du Cac40 à ne pas avoir son siège social en région parisienne. La famille ne pèse pourtant plus très lourd. Après Jean-Dominique Senard en 2011, Florent Menegaux sera seulement le deuxième patron de la ” maison “, comme on dit à Clermont-Ferrand, à ne pas compter parmi les héritiers des frères fondateurs, Edouard et André Michelin.
La succession idéale semblait pourtant sur des rails lorsque le patriarche François Michelin, petit-fils de l’un des fondateurs, a cédé sa place à son fils Edouard en 1999, après plus de 40 ans de règne. Mais l’accident tragique du jeune patron de 42 ans, lors d’une partie de pêche en 2006, a brutalement mis fin au rêve dynastique. A 61 ans, le cogérant Michel Rollier, un neveu de François Michelin (” par alliance “, précise-t-il), a accepté de reprendre le flambeau au pied levé. ” Mais il a bien fallu passer la main. Jean-Dominique Senard, directeur financier et déjà cogérant, était alors le candidat parfait “, raconte celui qui est toujours, à 74 ans, président du conseil de surveillance.
Il y a 10 ans, Michel Rollier et Vincent Montagne ont créé une structure d’investissement, Mage Invest, qui accueille depuis 2015 environ 200 des 1.000 actionnaires familiaux, et représente autour de 7% des droits de vote. Pas de quoi peser réellement dans la stratégie, même si Mage Invest est de fait le premier actionnaire de Michelin. ” Il s’agit de montrer aux salariés que, depuis 130 ans, nous restons, de génération en génération, profondément unis et attachés au groupe “, estime Vincent Montagne.
Un pneu révolutionnaire
C’est que les dirigeants de la manufacture sont investis d’une mission presque sacrée : garantir la pérennité de l’esprit des fondateurs. ” C’est ainsi que l’on peut assurer la force d’une entreprise dans la durée “, insiste Jean-Dominique Senard. Chez Bibendum, la marche est haute. ” Les fondateurs étaient des personnages extraordinaires, visionnaires, audacieux, bien organisés, qui ont su innover dans tous les domaines ! “, s’enthousiasme l’historien Stéphane Nicolas.
Aujourd’hui encore, la recherche reste évidemment l’un des moteurs du groupe. Agnès Poulbot ne dira pas le contraire. Cette mathématicienne de haut vol a reçu l’an dernier le prix de l’inventeur décerné par l’Office européen des brevets, pour son pneu de camion ” qui régénère du creux “. ” Une belle reconnaissance de la R&D de Michelin, se réjouit la chercheuse, entrée dans le groupe en 1996. Plus les sculptures des pneus sont profondes, plus la consommation du véhicule est élevée. Afin que les reliefs permettent d’évacuer l’eau sans être trop hauts, nous avons imaginé un pneu comportant des creux cachés, qui apparaissent avec l’usure. ”
Fabriqué grâce à des moules imprimés en 3D, ce pneu révolutionnaire permet aux camions d’économiser un litre de carburant sur les 30 nécessaires pour parcourir 100 kilomètres. Commercialisé depuis 2013, il devrait représenter la moitié des ventes de pneus poids lourds cette année.
Michelin a investi 270 millions d’euros pour fournir un écrin à ses chercheurs au pied de la chaîne des Puys, à quelques kilomètres de Clermont-Ferrand. Avec sa ” rue de l’innovation ” surplombée d’une immense verrière, entouré de 43 kilomètres de pistes d’essais, le centre de Ladoux a été inauguré l’an dernier. ” Nous accueillons ici 350 métiers : chimistes, spécialistes des matériaux, designers… 70% de l’innovation du groupe sort de Ladoux “, précise Françoise Sortais, sa directrice.
Le pneu toutes saisons (CrossClimate), par exemple, qui fait un tabac, ou encore le futuriste pneu Vision, connecté, sans air et rechapable à l’infini. Sur les 6.000 chercheurs du groupe, 3.500 travaillent sur le campus auvergnat (les autres sont basés aux Etats-Unis et en Inde). La firme, qui compte plus de 2.000 brevets actifs à ce jour, a dépensé l’an dernier 650 millions d’euros dans la R&D (2,9% de ses revenus).

“Système Michelin”
Les fondateurs ont aussi laissé leur empreinte singulière sur les relations sociales dans l’entreprise – au sens large. “ Il y a 24 ans, avant de l’intégrer, j’avais l’image d’une entreprise poussiéreuse, un peu vieillotte, raconte aujourd’hui Florent Menegaux. Et puis, en rencontrant ses dirigeants, je me suis dit qu’ils avaient l’air heureux : chez Michelin, on place la personne au centre. ” Les témoignages concordent. Les critères de recrutement intègrent les fameuses valeurs sociales chrétiennes chères aux fondateurs, au point d’avoir longtemps lissé les profils des managers. ” Tout le monde y a un peu le même pedigree : catholique, conservateur, de bonne famille “, regrette un ancien cadre.
Il aura fallu la volonté d’Edouard Michelin, dans les années 2000, pour introduire un peu de diversité. Beaucoup sont convaincus d’avoir pu, grâce à cet accent mis sur les hommes plus que sur les compétences, accéder à des carrières inédites et accélérées. A Clermont, on se refuse à considérer les hommes comme des ” ressources ” : ici, pas de ” DRH “, mais une puissante ” Direction du personnel “.
Pour ce qui est des ouvriers, dès le début du 20e siècle, Michelin s’est occupé de leurs vies, devenant le symbole même du paternalisme industriel. L’entreprise leur a construit des logements, pris en charge leur santé, leurs loisirs. A Clermont-Ferrand, mais aussi en Italie ou aux Etats-Unis, l’entreprise a créé des maternités, des écoles, des colonies de vacances, des dispensaires, des maisons de repos, des associations sportives, des coopératives pour les produits de première nécessité. ” Il fallait bien recruter, fidéliser. Clermont-Ferrand était alors la préfecture d’un département agricole, sans tradition industrielle “, rappelle Stéphane Nicolas.
L’entreprise a créé des maternités, des écoles, des colonies de vacances, des dispensaires, des maisons de repos, des associations sportives…
Ce ” système Michelin ” a progressivement disparu, au fur et à mesure de l’apparition des prestations sociales dans l’Hexagone, après la Seconde Guerre mondiale. Parfois dans la douleur : il faudra faire passer le groupe devant les tribunaux dans les années 1960 pour qu’il consente à transférer la gestion de ses ” oeuvres ” au comité d’entreprise ou aux pouvoirs publics ! La loi datait de 1945… Les syndicats sont de leur côté restés persona non grata jusqu’à tout récemment. ” Nous n’avons pas besoin de syndicats pour savoir ce qui se passe dans notre usine “, professait volontiers François Michelin, que tout le monde appelait ici ” Monsieur François “.
Les ouvriers étaient-ils mieux traités qu’ailleurs ? Dès les années 1950, des grèves ont dénoncé salaires insuffisants ou conditions de travail médiocres. Evoquant absence d’écoute ou parole muselée, des dizaines de témoignages à l’appui, le documentaire Paroles de Bibs, en 2001, a aussi ébranlé le mythe de l’entreprise socialement exemplaire.
Edouard Michelin avait en son temps amorcé une ouverture vers le dialogue social, assez vite refermée par Michel Rollier. ” Je n’ai pas été très bon sur le sujet, j’avais d’autres urgences “, reconnaît aujourd’hui ce dernier. Il aura fallu attendre l’arrivée de Jean-Dominique Senard en 2011 pour que les relations s’apaisent avec les syndicats – à l’exception notable de la CGT. Sans cela, il n’est pas sûr que les ” pactes d’avenir ” originaux mis en oeuvre dans certaines usines françaises auraient pu voir le jour.
Emblématique, le premier d’entre eux, signé à Roanne en 2015, a permis d’éviter la fermeture de l’usine où travaillaient 900 personnes. ” Nous avons demandé à la direction de s’asseoir autour d’une table pour trouver une alternative, sans réductions de salaires ou d’effectifs “, se souvient Jérôme Lorton, le délégué SUD (Union syndicale solidaires) du groupe.
L’entreprise accepte d’ouvrir ses livres, tout le monde retrousse ses manches. L’organisation du travail est revue et le site modernisé, via une enveloppe de 80 millions d’euros. Quatre ans plus tard, les lignes tournent toujours. “J’ai pris un risque, il y avait un réel risque de délit d’entrave. Mais je reste convaincu que la négociation au plus près du terrain reste la meilleure méthode “, commente aujourd’hui Jean-Dominique Senard.

Employeur de l’année
Bibendum tente aussi depuis quelques années l’expérience de la ” responsabilisation ” à tous les niveaux. A Montceau-les-Mines, en Bourgone-Franche-Comté, le directeur de l’usine arrivé en octobre dernier a constaté que les défauts de qualité des pneus de l’atelier ” génie civil ” coûtaient 2 millions d’euros par an. Il a désigné 11 salariés parmi les 500 de l’atelier et leur a donné deux mois pour améliorer les indicateurs.
Largement autonomes, ils se sont organisés, ont échangé avec leurs collègues, pour identifier plus de 60 actions : dessin d’un zoning au sol, modification du réglage d’une machine… ” La plupart ont été proposées par les opérateurs eux-mêmes “, dit Ilyass Benyacoub, l’un des participants. Au bout d’un mois, 75% de l’objectif fixé avait été atteint. ” La responsabilisation développe la motivation et l’engagement des salariés “, professe le directeur, Dimitri Fournet-Fayard.
Aux Etats-Unis, le groupe a été classé en 2018 meilleur employeur de l’année par le magazine Forbes. L’un des nombreux défis qui attendent Florent Menegaux ( “sans doute le plus important”, juge Jean-Dominique Senard) sera précisément de maintenir cet engagement, tout en poursuivant le combat de l’entreprise pour la compétitivité.
Neuf sites fermés
La société de Clermont est en forme, avec une marge opérationnelle de 12,6% l’an dernier, mais elle doit lutter contre les pneus chinois bon marché, qui en cinq ans ont capté 30% de part de marché en Europe. Difficile de se battre lorsque le tiers de sa production est encore basé en Europe de l’Ouest, où le coût du travail est plus élevé et les usines souvent trop petites.
Michelin a déjà rationalisé, fermé neuf sites sur le Vieux Continent (dont trois en France), spécialisé ses usines européennes dans les pneus à valeur ajoutée – en proposant, toujours, des préretraites ou des reclassements aux salariés concernés. Mais cela ne suffira pas. Les dirigeants ont promis aux analystes, le 4 avril, de réduire encore leur empreinte industrielle en Europe. ” Nous ne laissons jamais personne sans solution “, insiste Florent Menegaux. L’analyste Thomas Besson, chez Kepler Cheuvreux – par ailleurs très positif sur le groupe – place la fibre sociale de Bibendum parmi ses faiblesses.
De nouveaux horizons ? Au fil de ses aventures, Michelin a parfois pris des voies détournées. Le groupe a fabriqué des avions, pendant la Première Guerre mondiale, il a contrôlé Citroën pendant près de 40 ans, entre 1935 et 1974 – la petite 2 CV est même née dans ses cartons. Mais il s’est toujours recentré : le pneumatique représente 90% de ses activités. Avec Florent Menegaux, va-t-il à nouveau explorer de nouveaux horizons ?
L’entreprise met aujourd’hui le paquet sur les pneus de spécialités (pour engins en tout genre), un segment aux marges plus élevées. Mais elle mise aussi sur son savoir-faire dans les matériaux de haute technologie et investit dans les services. Elle propose ainsi des services aux flottes de camions grâce à ses pneus connectés, revendiquant déjà 850.000 véhicules sous contrat. Il faudra attendre encore quelques années pour savoir si ces chemins deviendront pour Michelin des autoroutes.
Par Anne Feitz.
En arrivant au Japon comme président de Renault, Jean-Dominique Senard n’a pas eu à expliquer le groupe Michelin : encore plus que les pneus, Bibendum et ses guides l’avaient précédé. Un héritage direct de l’un des frères fondateurs, André Michelin. C’est lui qui a imaginé dès 1898 le bonhomme Bibendum, en voyant un tas de pneus posés sur le sol. Cent ans plus tard, en 2000, la silhouette familière a été désignée ” meilleur logo du siècle ” par le prestigieux Financial Times ! C’est également André qui a inventé les fameux guides et cartes Michelin. ” Il a eu l’intuition géniale qu’il fallait faciliter la vie des automobilistes “, raconte le responsable du patrimoine du groupe, Stéphane Nicolas. Le credo est encore d’actualité, mais la concurrence plus rude – surtout lorsque l’on sait que Michelin a vendu, pour une trentaine de milliers d’euros, ses cartes numérisées à Google Maps !
1891. Premier pneu démontable à chambre à air, pour vélo.
1895. Première voiture équipée de pneumatiques.
1946. Premier pneu à carcasse radiale (ou pneu X), une rupture technologique qui démultiplie sa longévité.
2015. Premier pneu véritablement toutes saisons (CrossClimate) qui mixe les technologies été et hiver jusque-là incompatibles.
2018. Présentation du pneu Vision, un pneu du futur connecté, sans air, et rechapable à l’infini par impression 3D.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici