Marion Schoutteten (Orta): “Je suis l’anti-cliché de l’entrepreneure”

Marion Schoutteten “Je suis l’anti-cliché de l’entrepreneure.” © photos: pg

Créée en 2017, la maison de mode propose des créations éthiques à prix abordables et fabriquées uniquement en Europe. En croissance régulière, Orta s’est aussi lancée dans la réactivation de filières textiles 100% européennes. Preuve de sa transparence et de la justesse de ses valeurs, elle vient de décrocher la prestigieuse certification B Corp.

Il faut avouer que l’exploit est assez remarquable. La semaine dernière, Orta est devenue la première marque de textile belge certifiée B Corp. Un prestigieux label qui récompense, au terme d’audits longs et rigoureux (18 mois dans ce cas-ci), les entreprises répondant à des exigences sociétales et environnementales, de gouvernance ainsi que de transparence envers le public.

Orta (acronyme de “objectif responsable, tendance abordable”) a été créée en 2017 par Marion Schoutteten, une jeune trentenaire franco-belge. En six ans, partie de rien et sans véritable background entrepreneurial, elle a emmené, dans un contexte compliqué lié à la pandémie puis à la guerre en Ukraine, sa marque vers des sommets.

“Je suis l’anti-cliché de l’entrepreneure, sourit Marion Schoutteten. Je n’ai pas fait d’école de commerce, mes parents n’étaient pas entrepreneurs et je n’ai jamais baigné dans l’univers de la mode avant mes premiers jobs en marketing. Je suis originaire d’un milieu simple de la banlieue lilloise et pour tout vous dire, je n’ai même pas obtenu mon bac général. Je reviens de loin. Mon papa a coutume de dire à mon mari belge qu’il a misé sur le bon cheval! (rires) Obtenir la certification B Corp est une véritable fierté. D’autant qu’ils nous ont attribué une note très élevée: 89,4!”

Marque digitale

En 2017, après des passages chez Zadig & Voltaire et auprès de No Concept Stores, la marque de prêt-à-porter belge, Marion Schoutteten a lancé Orta avec ses 15.000 euros d’économie et forte du soutien de son mari Gauthier Prouvost. Elle n’y connaissait pas grand-chose dans la création de mode mais avait des idées bien précises.

“J’avais envie de faire renaître des choses qu’on ne faisait plus chez nous et mettre en lumière l’immense savoir-faire européen dans le textile. Trois autres objectifs: limiter l’empreinte carbone, préserver nos ateliers et usines et démontrer qu’on peut proposer de la belle qualité locale à prix abordables. Personne ne délocalise en Chine pour la qualité mais pour le prix, au détriment de nos talents. J’ai commencé à travailler avec un atelier actif dans le nord de la France. A l’époque, ils n’étaient plus que quatre ouvriers et vivotaient. Aujourd’hui, 18 personnes supplémentaires ont été engagées. L’atelier ne travaille que pour nous. Pareil au Portugal où j’ai désormais une équipe de salariés bilingues sur place et 23 ateliers de production. J’ai débuté avec Aithi, une modéliste freelance. J’expliquais, elle dessinait. J’ai appris sur le tas et à la dure. Lors de ma première visite au salon Première Vision à Paris, un rendez-vous incontournable, personne n’a voulu me vendre de tissu. J’étais une inconnue. Aujourd’hui, on reçoit mes équipes avec du champagne…”

La mode est un milieu impitoyable et les récents ennuis de Camaïeu, Pimkie ou Naf Naf le démontrent pleinement. Il faut faire tourner les collections rapidement pour maintenir l’intérêt des clients.

“J’ai commencé en ligne en m’inspirant du modèle de Zara. J’ai déconstruit les collections. J’en propose une nouvelle tous les mois au lieu du traditionnel quatuor annuel. Il y a entre 20 et 30 nouveaux modèles chaque mois, même si j’ai introduit les intemporels dans la marque. Des produits que les clients adorent mais que je décline un peu différemment. Par exemple, la jupe Adeline existe depuis le tout début. Le succès a été quasi immédiat. Je proposais une nouvelle collection tous les premiers dimanches du mois à 11 heures. En 10 minutes, tout était vendu. C’était génial et en même temps frustrant car nous n’avions pas de stock et il était impossible de faire plaisir à tout le monde.”

Magasin bruxellois

Orta produit en France, en Italie, en Grèce, en Espagne et au Portugal. Jusqu’ici pas encore en Belgique où la marque n’a trouvé aucun atelier capable de lui garantir qualité et délais. Pour autant, c’est évidemment à Bruxelles (rue Jean Stas, à Saint-Gilles) que Marion Schoutteten a ouvert son premier magasin physique en 2022: la Baraque Orta.

“Tout y est belge, par contre. Y compris les meubles qui ont été fabriqués sur mesure dans une entreprise d’Anderlecht. Toute l’informatique a été développée en Belgique et y est toujours gérée. Tous nos emballages d’envoi réutilisables sont produits ici aussi. Je n’ai qu’un seul produit 100% belge mais il a un succès colossal: la brume! Quand j’ai lancé Orta, je voulais jouer sur tous les sens et j’ai imaginé notre propre odeur. Elle était délicatement placée dans les colis. Elle est produite à Charleroi.”

Vu l’immense succès de la Baraque Orta, Marion Schoutteten, qui dispose désormais de la double nationalité, ouvre tous les mois un pop-up de 20 jours dans une ville européenne francophone (ou assimilée, puisque Knokke a eu droit à son magasin éphémère). Après Luxembourg en octobre, Orta est présente à Bordeaux ce mois-ci et le sera à Liège en décembre. Pour les fêtes, la marque proposera une nouveauté en exclusivité à la Baraque: de la vaisselle en céramique réalisée spécialement pour elle par une maison de poterie française.

Partenaire familial

En 2023, Orta emploie 30 salariés en CDI et occupe 400 couturières en Europe. La marque a réalisé l’an dernier un chiffre d’affaires de 6 millions d’euros. En 2017, c’était 65.000 euros… Orta est rentable depuis deux exercices fiscaux. Jusqu’ici, Marion Schoutteten a développé son entreprise avec sa mise de départ. Cela vient de changer.

“Un petit family office vient de nous rejoindre. Une famille belge active dans le milieu de l’art. La dame s’habille chez nous depuis le début et nous adore. La famille ne veut pas de place dans le conseil d’administration ni interférer dans les décisions stratégiques.”

Cette famille a pris 5% des parts d’Orta, au prix de 800.000 euros. Ce qui valorise l’entreprise aux alentours des 16 millions d’euros. Pas mal du tout pour une marque qui a désormais pignon sur rue dans le quartier du Châtelain à Bruxelles. Avec cet argent frais, Orta va pouvoir doper son extension. “Cela va d’abord nous permettre d’avoir plus de stock pour faire face à la demande. Ensuite, vu le succès de la Baraque Orta, j’ai envie d’ouvrir d’autres magasins en Belgique mais aussi en Suisse, en France, au Luxembourg, en Allemagne. Et également aux Etats-Unis où la demande est forte. Dans ce dernier cas, il va falloir examiner la meilleure façon de respecter notre démarche éthique.”

Une filière 100 % européenne

Avec les fonds reçus, Orta entend aussi développer dans les cinq ans une filière 100% européenne pour tous les produits (coton, lin, denim, cuir, etc.). Un exploit déjà atteint l’an dernier avec la viscose.

“En 2020, atteint d’une leucémie, mon mari a été placé en chambre stérile. Pour s’occuper, il a étudié nos filières d’approvisionnement et la façon de les rendre plus locales et moins énergivores. Pour la viscose, qui entre dans 65% de nos créations, nous nous sommes rendu compte que la technologie de ce dérivé de la fibre de bois a été inventée en Europe avant d’être abandonnée dans les années 1980. Le bois de notre viscose venait d’Australie et de Nouvelle-Zélande avant de transiter par la Chine et de revenir ici sous forme de viscose. Nous avons patiemment retissé les liens distendus et recréé un filière européenne. Nous en avons eu l’exclusivité pendant quelques mois mais elle est aujourd’hui ouverte à toutes les créateurs qui le souhaitent. C’est la seule manière de la rendre pérenne et donc de réellement changer les choses dans le secteur européen. La transparence est importante pour moi et l’étiquette qui arbore du made in Europe doit être correcte et honnête. Pas comme certaines grandes marques qui finissent ici des vêtements produits en Chine et peuvent arborer un label européen.”

Après cette première filière, arriveront deux autres l’an prochain: le lin au printemps et le coton en septembre. “En réalité, il s’agit de lin-viscose, explique Gauthier Prouvost qui a rejoint l’entreprise en 2019. Le lin n’est pas adapté à la mode féminine. Pour un tombé du vêtement plus fluide, on l’associe à la viscose. Nous allons combiner notre viscose européenne à du lin tout aussi européen: il vient principalement de Normandie mais aussi de Belgique et des Pays-Bas. C’est le cas depuis longtemps mais nombreuses sont les marques qui envoient le lin en Asie pour la plupart des opérations dont le tissage. Je ne réactive pas des filières 100% européennes par nationalisme mais pour répondre à notre objectif de textile propre. Cela passe par des Etats de droit, des certifications honnêtes et des règles environnementales strictes. Quant au coton, il viendra de Grèce. La qualité est magnifique et la production durable. Les Grecs utilisent une méthode qui permet de réduire la consommation d’eau dans la culture de près de 60%.”

Prix serrés

Evidemment, produire en Europe et créer des filières de tissus locales coûte plus cher qu’en Asie. Par exemple, la viscose européenne remise au goût du jour par Orta coûte 20% plus cher. Comment, dans ces conditions, tenir sa promesse de “tendance abordable”?

Le prix juste, c’est celui qui permet à Orta de gagner sa vie, aux couturières d’avoir des salaires plus que décents et qui correspond à la conscience des clients.

“Il faut évidemment s’entendre d’abord sur le terme abordable! (rires) Plus sérieusement, depuis le début, ma stratégie est celle du circuit court de l’atelier au client. J’ai minimisé le nombre d’intermédiaires qui, évidemment, font à chaque fois grimper les coûts. Je prends des marges plus faibles que celles du secteur et je gère mon stock au plus juste pour ne jamais avoir trop d’argent qui dort. Au début, je travaillais avec des précommandes avant de commander mon tissu. Je jette peu de tissu et recycle les chutes pour faire des accessoires comme des chouchous, des plaids, des porte-clés, etc. Je vends au prix juste toute l’année. Le prix juste, c’est celui qui permet à Orta de gagner sa vie, aux ateliers et aux couturières d’avoir des salaires plus que décents et c’est aussi celui qui correspond à la bourse et à la conscience des clients. Le prix juste, c’est aussi choisir temporairement, vu l’inflation de certaines matières premières, de suspendre certains modèles devenus beaucoup trop chers. Et puis, pendant les trois premières années, je ne me suis payé aucun salaire et j’ai fait beaucoup de choses moi-même, comme la gestion du site ou le mannequinat de mes modèles.”

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