Mariage Frères : une maison de thé très courtisée
L’impératrice Eugénie, Baudelaire, Zola, Degas, Manet ou encore Proust goûtaient déjà ses boissons. Plus de 150 ans après sa naissance, Mariage Frères est devenue une icône tricolore très convoitée par les géants mondiaux du luxe. Le mérite en revient à un étudiant thaïlandais, tombé sous son charme dans les années 1980, et à son associé français.
“Vous sentez la fleur d’hibiscus? Pas trop. Et l’angélique? Guère plus. Une pointe de noix de macadamia? A la rigueur.” Des arômes dans sa tasse de thé, Kitti Cha Sangmanee en trouve une dizaine. “Ce gyokuro est une de nos plus belles découvertes”, confie le refondateur – comme il aime se nommer – de la plus ancienne maison française de thés, dans son bureau parisien qui a tout de l’antre du passionné. Ce gyokuro? Un grand cru de thé vert du Japon. Trois semaines avant la cueillette, les théiers sont recouverts d’un tissu noir pour les protéger du soleil. La plante se gorge alors de chlorophylle, les feuilles deviennent argent. Seuls les plus jeunes bourgeons sont détachés à la main. A l’arrivée, “une liqueur exceptionnelle”.
On a fait du commerce équitable bien avant tout le monde!
Arpentant la planète à la recherche des meilleurs jardins – “la partie la plus passionnante de mon travail” -, Kitti Cha Sangmanee se souvient encore de sa première gorgée dans une petite exploitation familiale, à côté du mont Fuji. “Un choc. Depuis, on achète toute leur production, à peine 10 kg par an, que les connaisseurs s’arrachent dans le monde entier.” Même si le prix du Gyokuro Impérial Hakuyocha peut grimper à 350 euros les 100 grammes. “Et quand il faut laisser reposer le sol, comme cette année, nos clients attendent la prochaine récolte avec encore plus d’impatience.”
Dix fois plus que ses concurrents
Une manière habile de soigner l’image exclusive de la maison sans débourser un sou de publicité. Aux antipodes d’un autre français du thé, Kusmi Tea, racheté en 2003 par un ex-négociant en café, Sylvain Orebi, qui investit massivement en spots télés et en marketing pour promouvoir ses mélanges aromatisés. Cette discrétion médiatique n’empêche pas Mariage Frères de proposer près de 1.000 thés issus d’une trentaine de pays producteurs, 10 fois plus que ses concurrents. “Nous n’avons jamais rien fait comme tout le monde”, assument Kitti Cha Sangmanee et son associé Franck Desains, actionnaires à égalité, feignant de bannir toute stratégie. Tout juste lâchent-ils le montant de leur chiffre d’affaires – 75 millions d’euros en 2020, dont 45% à l’international -, leurs comptes n’étant pas publiés.
Mais l’intérêt que Mariage Frères suscite auprès des géants du luxe – “nous avons la même clientèle”, notent plusieurs responsables de boutique de l’avenue Montaigne où l’on n’offre que du Mariage – en dit long sur la rentabilité de cette icône tricolore. “On reçoit une offre de rachat par mois mais jamais un autre actionnaire n’accepterait de faire ce métier avec autant de folie que nous”, sourit Kitti Cha Sangmanee, look super-travaillé, tempes rasées, costume noir cintré, cravate fine et boots vernies.
Et dire qu’au début des années 1980, Marthe Cottin avait failli mettre la clé sous la porte. Non pas que les affaires aillent mal. Fondé par ses aïeux, les frères Henri et Edouard Mariage, dans le Marais en 1854, l’importateur de thés était toujours le fournisseur exclusif de beaucoup d’épiceries fines, restaurants étoilés et palaces. Mais restée seule aux manettes, à 81 ans, la vieille dame n’avait pas de successeur.
Jusqu’à ce qu’un ami de la famille lui présente Kitti Cha Sangmanee, un jeune étudiant thaïlandais venu pour sa thèse de droit international à la Sorbonne. “Je sens encore le parfum de ces thés précieux dans leurs caisses en bois exotique et Marthe qui m’en parlait comme d’un trésor, m’initiant aux goûts, aux provenances… Sans oublier Marcelle qui cousait la mousseline de coton des thés en sachets”, se souvient l’intéressé.
Pris d’une véritable frénésie, il alla de moins en moins en cours, se plongeant dans les archives, découvrant dans les livres de comptes les clients prestigieux de l’importateur: l’impératrice Eugénie, Baudelaire, Emile Zola, Degas, Manet, Marcel Proust… “Il y avait là un patrimoine et un savoir-faire fabuleux, restés inconnus du grand public.”
Alors en 1983, bye-bye le droit. Sous l’insistance de Marthe, à 28 ans, le jeune homme convainc ses parents issus d’une grande famille thaïe de l’aider à racheter le comptoir centenaire. Quatre ans plus tard, Franck Desains, dingue de thé lui aussi, le rejoindra dans l’aventure.
Du grossiste à la vente au détail
A cette époque, en France comme ailleurs en Europe, le thé de qualité est rare. Les quelques tonnes distribuées dans les supermarchés ou les brûleries ne sont qu’une imitation éventée des thés anglais ou de médiocres mélanges aromatisés. Une aubaine! Après avoir, fin 1984, fait le tour des fournisseurs historiques en Chine, Inde, à Ceylan, au Japon, pour s’assurer qu’ils pourraient exporter en plus grandes quantités des crus top niveau, Kitti Cha Sangmanee opère un virage à 180 degrés: Mariage Frères se met à vendre au public, sous sa propre marque, près de 250 variétés.
D’abord dans l’entrepôt historique de la rue du Cloître-Saint-Merri à Paris, puis, à l’été 1985, dans un premier magasin, rue du Bourg Tibourg, une venelle alors obscure et plutôt délabrée. Le succès est pourtant immédiat. Pour s’imposer, Mariage Frères n’hésite pas à bousculer tous les codes. “Comme les Italiens l’avaient fait avec le café, on a inventé l’art du thé à la française”, expliquent ses deux propriétaires, perfectionnistes assumés.
Tout est pensé dans les moindres détails, avec toujours une innovation d’avance. Mariage commence par multiplier les familles de thés. Avec notamment les grands crus de terroir que Kitti Cha Sangmanee et Franck Desains sourcent directement sur tous les continents, à raison de deux longs voyages par an. Jusqu’à y risquer leur vie parfois.
Comme lors de cette virée en Birmanie, en plein Triangle d’or, épicentre de la production d’opium, à la recherche d’un thé vert d’exception, le Ko Kant. “Roulé à la main sur des nattes en bambou, séché sur les toits puis légèrement grillé au sel et au sésame, il a un goût unique”, détaillent les deux associés, intransigeants sur la qualité.
Là comme ailleurs, ils choisissent chaque parcelle en fonction du sol, des versants plus ou moins ensoleillés, de l’entretien de la plantation. Une fois le jardin référencé, Mariage s’engage à acheter l’intégralité de la future récolte à un prix fixé par le planteur. Même si les récoltes les plus exceptionnelles peuvent grimper à 1.000 euros le kilo.”On a fait du commerce équitable bien avant tout le monde!” souligne Franck Desains. Pareil pour le bio. “Notre label Jardin premier, qui répond aux plus strictes normes européennes, existe depuis 2012. Il s’applique aujourd’hui à toutes nos variétés vendues en boîtes noires et en pochons mousseline.”
Palette quasi infinie
Expédiés directement des plantations, les thés sont stockés dans un entrepôt de 8.000 m2 à Noisy-le-Sec, au nord de Paris. Une vraie caverne d’Ali Baba! On y trouve aussi des sacs de pétales de fleurs, d’écorces de fruits séchées, d’épices, d’huiles essentielles… Une palette quasi infinie à partir de laquelle Kitti Cha Sangmanee compose ses mélanges, autre innovation précoce de Mariage Frères. Fragrances d’orange et de cannelle dans le thé Noël, mélange d’Assam et de Yunnan dans Gouverneur, cocktail de fruits exotiques dans Marco Polo, le best-seller de la maison…
Cet adepte assidu de la méditation a composé des centaines de jus, des mélanges classiques (association de différentes feuilles) aux thés parfumés (par une fleur, un fruit…). Son inspiration? Elle peut partir d’une saveur en bouche. “Avec Vert Amande, je voulais un thé vert désaltérant aux notes d’amande fraîche”, détaille celui qui s’interdit toute routine dans sa consommation personnelle, “pour garder mon palais en éveil”. On comprend pourquoi le covid et une possible perte du goût l’ont rendu un peu parano…
Les thés lui sont inspirés de voyages aussi. Comme le Paris-New York. “On y retrouve les odeurs mêlées de bretzels et de cacahuètes grillées, typiques des marchands ambulants de Manhattan.” Parfois une création peut même partir d’un nom. “Je me suis récemment souvenu d’un de mes livres d’école au Cameroun où j’ai grandi: Matin d’Afrique, raconte Franck Desains. Ce sera un thé corsé, avec des notes cacaotées…”
Plus discrètement, tous deux créent aussi des thés exclusifs pour certaines marques ou institutions: Louis Vuitton, Chanel, Van Cleef, Bvlgari, l’Opéra de Paris… En revanche, jamais une création ne répondra à un enjeu marketing, un gros mot pour les dirigeants de Mariage Frères. “Une gamme soi-disant détox, très peu pour nous!”
Un certain mépris du marketing
C’est même ce mépris du marketing qui a permis au duo de prendre sans cesse de nouveaux risques. Dans le packaging par exemple, avec leurs fameuses boîtes rondes en métal noir lancées en 1985. “Une couleur alors bannie de l’agroalimentaire, mais très prisée des stylistes japonais de l’époque”, rappelle Franck Desains, avec sa casquette de directeur artistique. Quant aux étiquettes jaunes et au logo à l’ancienne, ce sont les historiques de la maison, retrouvés dans les archives.
Quinze ans plus tard, deuxième pari osé. Pour marquer l’an 2000, Mariage invente les boîtes hautes et ultra-colorées cette fois destinées aux Collections. Il en existe aujourd’hui une vingtaine autour de Noël, Pâques, la Saint-Valentin, les saisons, un événement… D’ailleurs régulièrement copiées par les concurrents.
Dans ses magasins également Mariage bouscule les codes. Avec ses murs de thés rangés dans de grandes boîtes sur des étagères en bois sombre comme dans une bibliothèque. “Et une encoche au col pour qu’on puisse facilement les attraper d’une main” , démontre un vendeur, maniant de l’autre un éventail pour en faire humer les effluves. Le tout dans une ambiance exotique, inspirée des anciens comptoirs: balances à plateaux pour peser les feuilles, mobilier et luminaires d’époque, vaisselle chinée, fauteuils en rotin, serveurs en costume de lin clair…
Et que dire des conquêtes hors de France! “Aller vendre du thé aux Japonais dès 1990, il fallait être vraiment fou non?”, feignent de s’étonner les deux dirigeants. Installée à Tokyo dans le quartier chic de Ginza sur cinq étages, la maison française de thés est aujourd’hui une des marques de luxe préférée des Japonais. Neuf autres comptoirs salons ont été ouverts ailleurs dans le pays. En 2017, c’est sur Londres que Kitti Cha Sangmanee et Franck Desains jettent leur dévolu. Situé dans l’historique Covent Garden, leur magasin restaurant y propose le plus grand des murs de thés, soit près de 1.000 variétés.
Si Mariage Frères cultive soigneusement cette image exclusive, sa clientèle est étonnamment variée. L’observer dans les différentes boutiques parisiennes réserve d’ailleurs des surprises. De la septuagénaire “chiquissime” au hipster ne quittant pas son casque de vélo, du bobo allemand à la fashionista asiatique, la palette est large. Certains étant même prêts à quelques sacrifices pour assouvir leur passion.
Comme Alexandre (28 ans) qui, ce matin d’octobre rue du Bourg Tibourg, craque pour 100 grammes d’un grand cru de thé vert à 78 euros. “Oui c’est cher, mais comme je ne bois pas d’alcool, ça rentre dans mon budget”, nous précise cet ingénieur strasbourgeois récemment installé dans la capitale.
Des recettes inspirées du thé
Mais on ne boit pas que du thé chez Mariage Frères. Dans les comptoirs de Paris, Tokyo et Londres, on y trouve des théières, toutes dessinées par Franck Desains, des produits d’épicerie (gelées, biscuits…) et on y mange aussi, une activité qui représente 20% du chiffre d’affaires. Avec des recettes à base de thés bien sûr. Et ça, c’est le domaine de Charly Chareyron. Le jour où on le rencontre dans ses ateliers, le directeur Food & Beverage met la dernière main aux bûches de Noël 2021. “ Rien que le drapé en massepain a nécessité six mois de travail, ça a bien occupé mon confinement”, sourit ce grand brun élancé entre deux dégustations.
Aller vendre du thé aux Japonais dès 1990, il fallait être vraiment fou non?
Comme ses deux patrons, rien ne l’enthousiasme plus que de voyager dans les plantations. “J’en reviens toujours avec un mood book qui va m’inspirer de nouvelles recettes.” C’est lors d’un séjour au Japon qu’il a l’idée de revisiter la tarte au citron, avec une pâte à base de Yuzu Temple, un thé blanc aux écorces de yuzu. Ou à Pékin qu’il décide de faire des baos, ces petits pains blancs cuits à la vapeur que les Chinois agrémentent avec toutes sortes de farces. “Pour les rendre Mariage Frères, j’ai noirci la pâte avec du charbon végétal et rajouté une touche de thé fumé Black Leopard. Le bao burger au saumon, fumé par nos soins, est aujourd’hui un des hits de notre carte”, se réjouit le chef, aux fourneaux depuis 2007.
Et quand il n’est pas en cuisine, Charly Chareyron arpente les grands hôtels clients de la maison. “Je compose leur carte de thés selon leurs menus, je forme leur personnel sur les bonnes quantités, les temps d’infusion – celle de certains thés blancs va jusqu’à 10 minutes -, la température de l’eau, et même l’entretien des théières.” De grands maniaques, on vous dit.
Sélection impitoyable
Alexandre Mathieu n’échappe pas à la règle. Directeur des ventes, c’est sur le choix des revendeurs qui auront le privilège de distribuer les thés Mariage qu’il se montre intraitable. Grands magasins, épiceries fines, concept stores, enseignes de mobilier ou de design, fleuristes même… “Ils sont près de 2.000 dans 60 pays à être nos ambassadeurs, on ne peut pas se tromper.”
Détenir nos 47 magasins comptoirs en propre nous permet de tout contrôler. Et tant pis si un réseau de franchisés nous ferait gagner plus d’argent.
La sélection est impitoyable: sur la vingtaine de demandes qui atterrissent chaque semaine sur son bureau, il n’en retient qu’une poignée… par an. Avec des succès parfois surprenants. Comme au Printemps du centre-ville de Tours. Fan de la marque, sa directrice a placé le stand Mariage Frères au rayon parfumerie, avec une vitrine sur rue. “Un choix plutôt osé, c’est pourtant un des corners les plus performants de la maison”, se réjouit Alexandre Mathieu.
En revanche, ouvrir des franchises, alors là pas question! Ce ne sont pourtant pas les candidats qui manquent, notamment à Los Angeles, Singapour ou Genève. “ Si nous détenons nos 47 magasins comptoirs en propre, c’est parce que ça nous permet de tout contrôler. Et tant pis si un réseau de franchisés nous ferait gagner plus d’argent”, assurent les deux actionnaires. Ils n’excluent pas d’autres ouvertures pour autant. Après celle du vaisseau amiral du Marais au printemps prochain, une adresse à New York est programmée. Manhattan, Brooklyn? “Idéalement les deux, mais on a déjà visité une cinquantaine de lieux, aucun ne coche toutes les cases. Les agents immobiliers n’en peuvent plus”, s’amusent ces grands obsessionnels.
En attendant de retraverser l’Atlantique pour une énième visite, au moins vont-ils pouvoir reprendre leurs expéditions dans les plantations. “On va commencer par le nord de la Thaïlande où on nous a indiqué un jardin de thé sauvage exceptionnel”, jubilent les deux chasseurs de thés. Décidément insatiables.
Nathalie Villard (Les Echos)
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