Que se trame-t-il dans les réseaux d’affaires 100% féminins?
Une multitude de réseaux, clubs et espaces de coworking exclusivement dédiés aux femmes ont fleuri ces dernières années à Bruxelles et en Wallonie. S’adressant à tous les âges, profils et styles, ces communautés attirent un public varié. Qui sont ces femmes actives qui les rejoignent et pourquoi ressentent-elles le besoin de se réunir ? Trends-Tendances a mené l’enquête.
On pourrait presque attribuer à chaque femme un réseau. FCE, Hors Norme, Womanly, The Nine, JUMP, Diane, Womade, Belgian Entreprenoires, les Fariennes, les Mompreneurs, Owit, Furt’her, Club’L, Women on Board, etc. Une myriade de réseaux et d’espaces de coworking exclusivement dédiés aux entrepreneuses, indépendantes ou dirigeantes d’entreprise coexistent à Bruxelles et en Wallonie. Ils sont soutenus par une ribambelle de formations, d’ateliers thématiques, d’incubateurs financiers et autres, estampillés 100% féminins.
En Belgique, 25% des femmes n’appartiennent à aucun réseau, 53% font partie d’un réseau mixte et 22% d’un réseau non mixte, nous apprend High Her, une organisation bruxelloise qui soutient les entrepreneuses dans leur croissance. Les initiatives du genre sont cependant moins nombreuses dans le sud du pays. “Les Wallonnes ne semblent pas encore totalement conscientes des avantages de ce type d’espaces. Le besoin est encore latent”, commente Marie Buron, CEO et fondatrice de Womanly, une communauté d’entrepreneuses évoluant au sein de bureaux partagés. “A Bruxelles, la secrétaire d’État à la Transition économique, Barbara Trachte (Ecolo) a lancé des appels à projets pour stimuler l’entrepreneuriat féminin. Ces encouragements sont beaucoup plus timides en Wallonie”, constate-t-elle.
Mais que se trame-t-il au cours de ces petits-déjeuners aux noms inspirants – “café NetworQUEEN”, “Rise and Shine” – lunchs, “apéros confidences”, afterworks, et même retraites étalées sur un week-end ? Un kaléidoscope de profils de femmes actives y discutent de leurs accomplissements et de leurs défis dans leur business, participent à des ateliers pour mieux gérer leurs finances, s’initient aux mécanismes opaques de la blockchain, débattent de “comment briser le plafond de verre” et “combattre le syndrome de l’imposteur”.
Elles y créent des synergies, font du troc d’expertise, boostent leur entreprise en y rencontrant de nouveaux clients. Chaque réseau a son propre style, insufflé par sa fondatrice, l’un est sophistiqué, l’autre plus relax. Certaines membres restent fidèles à une seule communauté, d’autres papillonnent de l’une à l’autre au gré de leurs affinités professionnelles et personnelles.
Les Wallonnes ne semblent pas encore totalement conscientes des avantages de ce type d’espaces.
Marie Buron
Fondatrice de Womanly
Plus qu’une mode, un besoin
Comment expliquer ce florissement de réseaux women only ? “L’entrepreneuriat, féminin de surcroît, est assez récent, d’où l’éclosion de ces cercles d’affaires réservés aux femmes”, analyse Hanna Bonnier, coordinatrice de Women in Business, la plateforme de soutien à l’entrepreneuriat féminin sous l’égide de hub.brussels, l’Agence bruxelloise pour l’entrepreneuriat. “À Bruxelles, nous avons répertorié 17 réseaux féminins dans notre catalogue des partenaires. Au-delà d’une mode, ils répondent à une demande, à un réel besoin qui n’existait pas il y a 20 ou 30 ans”, explique-t-elle.
“C’est avant tout pour libérer la parole”, clame Béatrice Delfin Diaz, présidente des FCE (Femmes Chefs d’Entreprises), la plus ancienne association belge qui regroupe depuis 75 ans des entrepreneuses et des dirigeantes de grandes entreprises. “Se retrouver dans un cercle de femmes permet de parler en toute liberté de sujets personnels ou professionnels comme un divorce ou des difficultés financières. Les échanges sont plus naturels et certains sujets sont plus facilement abordés qu’avec des hommes, qui peuvent parfois ne pas être très réceptifs”, affirme-t-elle.
Entraide et sororité
Des valeurs centrales véhiculées dans ces communautés reviennent en boucle : solidarité, sororité, entraide, bienveillance… Le baromètre de hub.brussels sur l’entrepreneuriat féminin (2023) le confirme : ces réseaux non mixtes favorisent un soutien profond et authentique.
“Les entrepreneuses y partagent leurs expériences et trouvent des réponses à des besoins spécifiques, tels que la gestion du temps entre vie professionnelle et personnelle”, commente Audrey Kamali, coordinatrice de Women in Business. “Beaucoup d’hommes sous-estiment les sujets abordés dans ces cercles”, observe de son côté, Isabella Lenarduzzi, fondatrice de Jump qui œuvre à la promotion de l’égalité des genres au travail. “Ils considèrent souvent nos discussions comme superficielles, alors qu’elles sont tout aussi sérieuses que celles des cercles masculins. Cette perception erronée révèle un manque de compréhension des véritables enjeux auxquels les entrepreneuses sont confrontées”, regrette-t-elle.
C’est avant tout pour libérer la parole.
Béatrice Delfin Diaz,
présidente des FCE belges.
Amélie Jacquemin, professeure en management à l’UCLouvain, donne une autre explication à cette tendance : “Un nouveau rôle est apparu dans l’accompagnement entrepreneurial : celui du mentor, qui se distingue du coach ou de l’expert en apportant un soutien plus personnel et émotionnel. Cette dynamique semble particulièrement importante pour les femmes qui entreprennent pour des raisons profondes, souvent liées à une quête de sens”.
À la poursuite du bon mentor
Des études prouvent que les femmes retirent davantage de bénéfices du mentorat que les hommes. On ne crée toutefois pas un tel réseau sans un certain charisme et de l’expertise, alerte la professeure louvaniste. “Les personnes qui suivent ces entrepreneuses doivent avoir l’expérience et les compétences pour répondre à leurs aspirations”, estime-t-elle.
“Une femme qui se lance dans l’entrepreneuriat après une longue carrière professionnelle et qui cherche un sens à son projet ne bénéficiera pas forcément d’un accompagnement efficace par un jeune diplômé de 23 ans. Beaucoup d’entrepreneuses m’ont rapporté que le soutien qu’elles avaient reçu n’était pas en phase avec leurs attentes, souvent parce que le profil des accompagnatrices ne correspondait pas à leurs besoins”, ajoute l’experte en management.
Sortir de la solitude
Force est de constater que ces réseaux regroupent de nombreuses entrepreneuses qui œuvrent en solo. Isolées, elles trouvent dans ces cercles un soutien psychologique et des oreilles attentives. “J’adore être indépendante, et même si j’ai des employés et un associé, j’ai besoin de rencontrer des gens. Ces réseaux permettent de sortir de la solitude que l’on peut ressentir en tant que cheffe d’une petite structure”, témoigne Sylvie Delberghe, CEO de la société de conseil en transformation organisationnelle FastTrack.
Ces réseaux permettent de sortir de la solitude que l’on peut ressentir en tant que cheffe d’une petite structure.
Sylvie Delberghe
CEO de FastTrack
Membre du réseau bruxellois Hors Norme, elle nous confie apprécier sa variété de profils, les échanges sans prise de tête, et l’atmosphère plus décontractée que dans d’autres cercles plus guindés. “Nous ne sommes pas cantonnées aux discussions typiques des cercles féminins, comme le syndrome de l’imposteur ou la prise de parole en public. Nous ne sommes pas non plus encouragées à suivre à tout prix les modèles de réussite masculins. Des membres ont monté leur entreprise de manière différente, en cassant les codes, sans lever de fonds ou en évitant certaines démarches classiques, c’est très enrichissant d’en discuter ensemble”, ajoute la cheffe d’entreprise.
En Belgique, 35% des indépendants sont des femmes, selon les données du SPF Economie. Si l’entrepreneuriat féminin progresse, des enjeux tels que la rentabilité et les disparités de revenus subsistent encore, souligne le réseau Diane de l’UCM. Cinquante-deux pour cent des indépendantes à titre principal ont ainsi un revenu annuel inférieur à 20.000 euros ressort-il de son Baromètre de l’entrepreneuriat féminin (2023). Ce risque accru de précarité financière auquel elles sont exposées nuit à leur capacité d’obtenir des financements.
Manque de soutien financier
Dans ce contexte, le networking revêt toute son importance. Le manque de capital social étant encore bien souvent une barrière à se lancer. “La répartition inégale des tâches domestiques limite le temps que les femmes peuvent consacrer au développement de leur réseau professionnel, contrairement à leurs collègues masculins. Ce qui engendre un manque de soutien tant humain que financier pour développer leur projet”, explique l’expert en management de l’UCLouvain Frank Janssen.
Lorsqu’il s’agit de lever des fonds, partager ses expériences entre femmes est crucial.
Isabella Lenarduzzi
Fondatrice de JUMP
Les femmes ont en effet moins facilement accès à des financements et à des levées de fonds. En Europe, sur 100 milliards levés en capital-risque en 2023, seulement 1,8 % a été attribué à des fondatrices, révèle l’entreprise de données financières Pitchbook. “Lorsqu’il s’agit de lever des fonds, partager ses expériences entre femmes est crucial”, insiste Isabella Lenarduzzi. C’est dans ce but que High Her a lancé sa “Money Academy”. “Notre formation intensive de 10 semaines aborde des thématiques comme la négociation, la fiscalité, la planification financière ou encore la préparation d’un pitch devant des investisseurs”, détaille sa CEO, Juliette Malherbe.
La non-mixité pour atteindre l’égalité
Pas question pour autant d’exclure complètement les hommes. Les études démontrent d’ailleurs que la mixité est positivement corrélée à tous les indicateurs de performance financiers et organisationnels. Clémence Braun a fondé le réseau bruxellois Hors Norme – dont elle vient de passer le flambeau – en 2021. Il compte plus de 130 membres et une communauté de plus de 500 femmes. Celle qui plébiscite le look jeans-t-shirt-baskets à l’opposé du costard cravate des cercles d’affaires masculins classiques se déclare tout à fait ouverte à la mixité.
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“Hors Norme n’est pas un rejet des réseaux masculins ou mixtes, c’est simplement un espace complémentaire pour se retrouver entre nous, stipule-t-elle. Un réseau féminin est formidable, mais ce n’est pas une raison pour éviter les réseaux mixtes. Les hommes peuvent aussi apporter beaucoup à notre parcours. Mais il y a quelque chose de particulier dans l’énergie qui se dégage lorsqu’on se regroupe entre femmes. C’est un peu comme la différence entre un dîner entre copines et un dîner mixte, les échanges ne sont pas les mêmes, les dynamiques sont différentes.”
Hors Norme n’est pas un rejet des réseaux masculins ou mixtes, c’est simplement un espace complémentaire pour se retrouver entre nous.
Clémence Braun
Fondatrice de Hors Norme
Chez Womanly, cet état d’esprit est aussi prégnant. “Ce que les femmes viennent chercher, c’est un mindset, un partage d’expériences, une atmosphère d’émulation et une belle sororité”, explique Marie Buron. “L’objectif de la non-mixité n’est pas de créer de l’entre-soi, mais de permettre aux femmes de prendre la place qu’on leur a si longtemps niée. La non-mixité est le passage obligé pour atteindre l’égalité”, est d’avis Isabella Lenarduzzi.
L’importance d’un “safe space”
À l’heure où les femmes revendiquent la même place que les hommes dans le monde professionnel, il peut toutefois sembler contradictoire de créer des lieux qui leur sont exclusivement réservés fait remarquer Amélie Jacquemin. La professeure louvaniste plaide plutôt pour des safe spaces inclusifs qui accueillent tous les genres. Elle estime que ces environnements, favorisant le respect mutuel et des discussions moins frontales, seraient plus bénéfiques pour la société que des modèles strictement binaires. L’experte souligne que les différences entre hommes et femmes dans l’entrepreneuriat sont moins marquées qu’on ne le pense. “Ce qui est plus pertinent, c’est de voir comment une personne, homme ou femme, peut entreprendre avec une approche plus féminine, en recherchant du sens, du soutien ou des collaborations différentes”, argumente-t-elle.
Une idée balayée par Isabella Lenarduzzi : “Je suis tout à fait contre cette vision des choses ! Éviter de parler de l’inégalité entre les femmes et les hommes en se concentrant sur la non-binarité élude des siècles d’infériorité des femmes. Tant qu’il y aura des disparités entre hommes et femmes en termes d’accès aux ressources, de financement et de visibilité dans le monde entrepreneurial, il est absolument fondamental qu’elles continuent à se retrouver dans des espaces de non-mixité choisie. Cela n’empêche pas de se retrouver dans des réseaux mixtes, c’est juste complémentaire.”
De la masseuse à la codeuse
Si des préjugés attribuent aux femmes certains métiers spécifiques, les profils et expériences hétéroclites de ces réseaux – de la start-uppeuse débutante de Womade à la CEO chevronnée de Women on Board ou du Club L – montrent qu’elles sont actives dans tous les secteurs : de la communication à la cybersécurité, en passant par la gestion de projets, la finance, l’horeca, le marketing, l’architecture ou encore les cosmétiques bios.
Des réseaux spécifiquement dédiés à sensibiliser les femmes à des secteurs dans lesquels elles sont minoritaires ont aussi émergé. C’est le cas, par exemple, du groupe Perle qui réunit des femmes déjà actives dans le secteur de la construction depuis 1996. Dans cette optique, Lorena Billi a lancé Furt’her en 2022, un projet pionnier qui se consacre à l’inclusion des femmes dans les technologies émergentes, notamment le Web3 et la blockchain. “Cet environnement très technique est souvent réservé aux développeurs. J’ai répondu à une demande spécifique des femmes qui cherchaient un espace où elles se sentiraient plus à l’aise. J’ai commencé par organiser des conférences axées sur des thèmes comme les NFT, la blockchain dans l’art, les cryptomonnaies, et la communauté s’est développée petit à petit”, explique-t-elle. “Ce qui intéresse souvent les femmes dans la blockchain, c’est moins la technique que l’impact sociétal, notamment sur la gestion décentralisée des données. C’est un changement de paradigme qui résonne beaucoup chez elles”, nous explique la fondatrice de Furt’her.
Vers l’autonomie numérique
En Belgique, seulement 23 % des femmes suivent des études dans les STEM (Sciences, Technologie, Ingénierie et Mathématiques), et moins de 8 % créent des start-up dans ce secteur. D’autres initiatives s’inscrivent dans cette démarche d’attirer plus de femmes à s’intéresser au marketing digital, au codage, à l’IA ou encore au design UX. Parmi elles, le “Women Digital Festival” organisé par hub.brussels, les événements proposés par le club “The Future of Tech is Female” (FoTiF) du campus numérique BeCentral, la “Girleek Academy” ou encore le “Womenpreneur Space”.
Cet espace flambant neuf situé près de la gare du Nord est le premier en Belgique à proposer un programme de formations qualifiantes gratuites pour “les femmes par des femmes” dans les métiers du web, de la cybersécurité, ainsi que dans la réparation d’outils numériques. Sana Afouaiz, son initiatrice, explique sa démarche : “Se retrouver à seulement deux femmes dans une classe d’une vingtaine d‘hommes est souvent synonyme de malaise, d’isolement et de réticence à poser des questions. Et l’inverse est tout aussi vrai. En créant un espace non mixte, nous offrons la possibilité aux femmes de se préparer sereinement et en toute confiance à un milieu professionnel dominé par les hommes.”
Ces divers réseaux évoluent actuellement de façon fort fragmentée. Un morcellement qui empêche la création d’une seule communauté bien soudée. De cette situation peut résulter un manque d’efficacité et de la concurrence. Les actrices de terrain ne voient pourtant pas les choses de cette manière. Elles encouragent plutôt la solidarité et le partage d’expériences entre elles. “Chaque réseau possède son propre style, sa propre énergie, il s’agit de trouver celui qui vous correspond le mieux”, met en avant la fondatrice de Hors Norme.
Pour Sana Afouaiz aussi, cette diversité montre l’importance de la complémentarité des différentes initiatives qui contribuent à un écosystème solidaire dans une ville très cosmopolite comme Bruxelles. L’enjeu principal, selon Isabella Lenarduzzi, est moins la multiplication de ces groupes que le faible nombre d’entrepreneuses en général.
Un petit côté opportuniste ?
Revers de la médaille : le côté un brin opportuniste de certains réseaux soulève des critiques. Leurs initiatrices profiteraient-elles de l’émulation positive autour de l’entrepreneuriat féminin et de la “mode de l’inclusion” pour en retirer un business lucratif, à coup de subsides régionaux et fédéraux ? Leur business model se base principalement sur des événements payants ou sur les cotisations payées par leurs membres qui y sont admises sur simple candidature ou via un parrainage plus exigeant. Ces memberships varient de quelques centaines d’euros à plus de 1.000 euros dans des clubs plus selects.
Des actrice économiques à part entière
“Il ne faut pas perdre de vue que les fondatrices de ces réseaux sont aussi des actrices économiques à part entière de l’écosystème entrepreneurial wallon et bruxellois, elles ont besoin d’un modèle pérenne”, avancent les coordinatrices de Women in Business. L’offre abondante d’aujourd’hui doit encore se stabiliser. Certains réseaux se consolideront pour répondre à une demande durable. Il va falloir du temps pour arriver à une certaine maturité, mais ces structures continueront à répondre à un besoin.
Et Marie Buron, optimiste, de conclure : “Demain, le critère de genre ne devrait plus faire partie des consciences dans le secteur professionnel. Seuls les talents, l’expertise et les compétences seront les critères de choix. Womanly n’aura alors plus raison d’être.” Il faudra toutefois s’armer de patience. Selon l’Unizo et le réseau flamand des femmes indépendantes Vrouwennet, l’égalité entre entrepreneurs masculins et féminins en Belgique ne sera atteinte qu’en… 2081.
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