Philip Inghelbrecht, fondateur belge de Shazam : “Je ne regarde jamais ce que font nos concurrents”
Le Belge Philip Inghelbrecht a réalisé ce dont beaucoup rêvent: réussir dans la Silicon Valley. Cofondateur de la célèbre application Shazam, il est en train de changer le monde de la publicité télévisée aux États-Unis avec sa nouvelle scale-up Tatari. “Je veux créer des choses qui sont utilisées”, dit-il.
Philip Inghelbrecht sera l’un des orateurs principaux de la conférence And& Connect qui se tiendra à Louvain cette semaine (du 2 au 4 mai). Sa précédente keynote en Belgique remonte à 2018. À l’époque, il venait de lancer une nouvelle entreprise aux Etats-Unis. Sa start-up Tatari comptait alors une vingtaine d’employés.
Cinq ans plus tard, Tatari, avec ses 300 employés, est un acteur disruptif sur le marché publicitaire américain. “Les choses vont vraiment très vite“, déclare Philip Inghelbrecht lors d’un entretien vidéo depuis San Francisco où il vit et travaille. Ses interviews sont rares.
Ce Belge de 50 ans n’est plus l’impétueux jeune homme dans la vingtaine qui a cofondé Shazam. “Je suis plus âgé et plus sage. Je suis aussi plus calme. Cela se traduit dans ma façon d’entreprendre et de gérer. Je continue à faire beaucoup de choses et de longues journées, et j’aime ça. Mais je ne panique plus. Je ne m’énerve plus lorsque quelque chose ne va pas. Je me dis tout de suite : nous allons le résoudre comme ça, en pensant au résultat à long terme.”
Je suis plus âgé et plus sage. Je suis aussi plus calme. Cela se traduit dans ma façon d’entreprendre et de gérer.
“Il y a vingt ans, c’était différent. En 2000, alors que nous développions l’idée de Shazam, j’apprends que chaque station de radio FM pouvait désormais envoyer des messages via le RDS. Je me suis dit : “Oh, mon Dieu ! Chaque radio communiquera le titre et l’interprète de chaque chanson. Shazam est mort”. J’ai passé une semaine entière à l’utiliser, pour découvrir que le RDS ne nous mettait finalement pas de bâton dans les roues. La plupart des gens shazament des chansons qu’ils connaissent, pour se constituer un répertoire.”
Comment un Belge fait basculer le marché américain de la publicité
Après Shazam, Tatari est le premier grand succès commercial de Philip Inghelbrecht. Tatari collecte des données au moyen de puces installées dans les téléviseurs. Celles-ci indiquent qui regarde la télévision, quand et ce qu’il regarde. Sur la base de ces données, la publicité peut être réservée plus efficacement. Le lien entre ces données et le comportement d’achat permet de mesurer ce qu’elles apportent. Les clients de Tatari sont des agences de publicité, des marques qui placent des publicités directement sur la plateforme Tatari et tous les grands réseaux américains.
En introduisant cette technologie dans les réseaux, Tatari a rencontré un autre problème : leur infrastructure technologique obsolète. Inghelbrecht a donc décidé de créer une meilleure technologie pour eux, ce qui s’est transformé en une deuxième activité solide.
Pourquoi Elon Musk ne regarde pas ce que fait la NASA
Chez Shazam, Philip Inghelbrecht a appris de nombreuses leçons de business peu orthodoxes. “Par exemple, nous n’avons pas observé ce que faisaient nos concurrents. Je ne le fais jamais. Je ne m’intéresse pas aux activités des autres. Si je le faisais, je courrais comme une poule sans tête et je me disperserais. Mon conseil ? Faites ce en quoi vous croyez et faites-le le mieux possible. Si Elon Musk regardait ce que fait la NASA, il ne lancerait certainement jamais de fusées“.
Je ne m’intéresse pas aux activités des autres. Si je le faisais, je courrais comme une poule sans tête et je me disperserais.
Aujourd’hui, cette vision aide également Inghelbrecht à développer l’activité disruptive de Tatari sur le marché de la publicité télévisée. “Il y a cinq ans, on me traitait de fou parce que j’achetais des créneaux publicitaires directement aux chaînes. Non, il faut passer par les agences médias. De plus, à l’époque, les chiffres de Nielsen étaient sacro-saints. Ils indiquaient, par exemple, qu’un million de personnes âgées de 18 à 35 ans avaient vu votre publicité. Mais qu’est-ce que cela vous apporte quand vous voulez plutôt savoir combien de voitures vous avez vendues grâce à la publicité ? C’est ce que nous faisons avec Tatari. Entre-temps, notre modèle fonctionne et d’autres commencent à nous imiter”.
Une autre leçon qu’il a importée en Belgique concerne la différence de fonctionnement des entreprises aux États-Unis. “Nous pouvons penser qu’Elon Musk est arrogant, mais regardez ce qu’il a accompli. De plus, il faut savoir que la Belgique est un marché super petit, ce qui rend difficile la création d’une grande entreprise. Si vous en avez envie, il faut alors que vous soyez présent dès le premier jour aux États-Unis, un marché de 400 millions de personnes. Ou en Chine et en Inde, où l’on trouve plus d’un milliard de consommateurs.“
Pas de garantie de succès
Philip Inghelbrecht entretient un lien très concret avec la Chine par l’intermédiaire de ses deux filles adolescentes. “Elles vont à l’école en chinois depuis des années, ce qui lui prouve que tout est possible si l’on s’y prend tôt. Mes filles peuvent me dire cinq fois le mot “bouteille d’eau” en chinois, je ne m’en souviendrai jamais. Mais pour elles, cette langue très difficile est comme une langue maternelle. Je trouve impressionnante la façon dont elles la lisent et l’écrivent, même si j’espère qu’elles ne partiront pas en Chine plus tard. Elles vivraient alors très loin de moi”.
Inghelbrecht a lui-même troqué la Flandre pour l’Amérique. “Lorsque j’ai brièvement étudié à Berkeley et visité San Francisco, j’ai décidé de tout faire pour y rester. Je trouvais que la mentalité y était cool. Je ne voulais plus d’un travail de vacances en Belgique. J’ai participé à tous les projets technologiques possibles, j’ai posé beaucoup de questions et j’ai lu des tas de livres. J’ai rédigé un programme d’études entièrement adapté aux États-Unis, sans mentionner mon passé de banquier d’affaires. J’ai toutefois indiqué que je parlais quatre langues et que j’avais vécu à l’étranger. Mon CV était si solide que la CIA m’a invité à un entretien. Ils me voulaient. Jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que j’étais belge. Tout d’un coup, ça n’a pas fonctionné”.
“Shazam n’avait que 0,35 % de chances de réussir. Ici, 99 % des start-ups échouent. Je connais beaucoup de gens qui travaillent dur, créent une entreprise et échouent. Il faut savoir faire face à cela aussi. »
Mais déménager aux États-Unis et travailler beaucoup et dur n’est toujours pas une garantie de succès. “Le fait que seules les histoires de réussite soient largement diffusées donne une image déformée”, estime Inghelbrecht. “Shazam n’avait que 0,35 % de chances de réussir. Ici, 99 % des start-ups échouent. Je connais beaucoup de gens qui travaillent dur, créent une entreprise et échouent. Il faut savoir faire face à cela aussi. »
Trouver immédiatement des clients qui paient
La prise de risque et l’échec ne sont pas étrangers à Inghelbrecht. Son application “Drive me crazy”, par exemple, a fait un flop. Aussi simple que de demander à Shazam de reconnaître une chanson, elle vous permettait de signaler la plaque d’immatriculation des mauvais conducteurs en appuyant sur un bouton. “Je pensais que tout le monde l’utiliserait parce qu’il y a tellement de mauvais conducteurs. En même temps, je pensais que les compagnies d’assurance seraient intéressées par les données. Mais, je me suis pris les pieds dans le tapis avec les deux publics. Les compagnies d’assurance ne voulaient pas de ce genre de données. Quant aux personnes qui ne trouvaient pas l’idée géniale, elles m’ont envoyé des menaces de mort et une avalanche de mauvaises critiques sur l’Appstore. J’ai tout de suite compris que je ne pourrais pas survivre à cela. Au bout d’un an, j’ai arrêté l’application et j’ai encaissé une perte de 300 000 dollars.“
Inghelbrecht ne croit pas à l’idée magique. “Une bonne idée ne doit pas nécessairement être une invention, comme Shazam. Le lancement d’un service ou d’un produit inconnu est difficile, incertain et prend des années avant de donner quelque chose de sérieux. On peut faciliter les choses en améliorant cent fois un vieux concept. C’est ce qu’a fait Google, car Hotmail et les moteurs de recherche existaient déjà. En outre, je considère les idées avec sobriété : elles doivent rapporter de l’argent. Les start-ups doivent donc savoir le plus tôt possible si le marché est prêt à payer pour leur idée. Il ne s’agit pas d’organiser une enquête, mais de trouver immédiatement des clients qui paient. Tatari a été rentable dès le premier jour. Nous avons montré notre première version brute lors d’une réunion. Au bout d’une demi-heure, notre prospect nous a dit : “D’accord, j’ai 100 000 dollars. Nous allons commencer aujourd’hui.” Les 700 000 dollars de démarrage, que j’avais empruntés à des amis, sont restés intacts à la banque.”
“Je n’investis que lorsque je connais les fondateurs et que je crois en eux. Pour moi, leur produit n’est qu’un élément secondaire”
“Les idées ne coûtent pas cher. Les mettre en œuvre est plus difficile. C’est pourquoi je n’investis que lorsque je connais les fondateurs ou le PDG et que je crois en eux. Je veux m’assurer qu’ils sont créatifs, travailleurs, qu’ils ont le sens des relations humaines et qu’ils sont prêts à tout donner pour assurer le succès de leur entreprise. Pour moi, leur produit n’est qu’un élément secondaire“.
Lorsqu’on lui demande de se définir en tant que PDG, il se réfère à l’ouvrage de David Kellogg Three un’s of founders : Compared to managers, founders are: unreasonable, unapologetic and uncompromising (NDLR : Les trois principes des fondateurs: par rapport aux managers, les fondateurs sont : déraisonnables, sans honte et intransigeants).
“Je suis très direct, à la fois positivement et négativement. Je donne beaucoup d’autonomie et je travaille par cycles. Alternativement, je me concentre sur le département qui ne fonctionne pas bien. Par exemple, je me concentre sur les ventes depuis six mois. Je change les choses de manière très radicale, sans tenir compte des sensibilités humaines. Je ne ménage pas mes critiques, je change les rôles et je licencie. Je n’hésite pas. Je n’en dors pas mal pour autant. Au contraire, je dors mieux à ce moment-là parce que je sais que des choses se passent.“
Une solution moderne à un problème ancien
Que lui réserve l’avenir ? Il y a quatre ans, Inghelbrecht annonçait qu’il prendrait sa retraite à 50 ans. Aujourd’hui, il a 50 ans. “Je suis tellement occupé avec Tatari que je n’y pense plus. D’une certaine manière, j’avais espéré travailler moins, mais j’aime tellement ce que je fais. Je me vois moins actif sur le plan opérationnel à l’avenir. Pour les nouveaux projets, je nommerai d’autres personnes aux postes de directeur général et de gestionnaire. C’est déjà le cas pour Boomerang, ma dernière start-up, dans laquelle Drake (le rappeur et acteur mondialement connu, nvdr) a investi”.
Une plateforme pour les objets perdus et trouvés
Boomerang est une plateforme pour les objets perdus et trouvés. Celui qui perd un objet le mentionne, celui qui trouve quelque chose fait de même. “Je viens d’envoyer le lunch de ma fille à l’école avec un taxi Uber. Elle l’avait oublié. Vous savez, tout le monde oublie quelque chose de temps en temps. L’astuce consiste à rendre les objets perdus à leur propriétaire légitime. J’ai attiré 3 millions d’euros d’investissements et j’ai nommé deux personnes. Je conseille le conseil d’administration. Au bout de six mois, cinq compagnies aériennes et trois aéroports ont déjà payé pour notre service. Nous leur offrons une solution simple et moderne pour scanner et renvoyer des objets.
Les motivations financières ne sont pas au premier plan dans tous ces projets. “Je veux créer des choses qui sont utilisées. Lorsque les jeunes demandent à Snapchat quelle chanson ils entendent lors d’une soirée, ils utilisent l’outil que j’ai co-créé. C’était et c’est toujours ma motivation. De même, je pense qu’il serait formidable que, dans 20 ans, les gens se souviennent de cette période et disent : “C’est à ce moment-là que la publicité télévisée a été réinventée”. Et Tatari a été le premier à le faire“.
Bio
● Philip Inghelbrecht (50 ans) est un pionnier dans le monde belge de la tech.
● À l’âge de six ans, il vendait des sapins de Noël dans le magasin de ses parents.
● Dans la vingtaine, il choisit de façon radicale San Francisco et la tech américaine.
● Dans les années 1990, il fonde l’appli de reconnaissance musicale Shazam avec trois jeunes londoniens.
● Aujourd’hui, il est PDG de Tatari, la force motrice d’un nouveau paysage publicitaire télévisuel.
● Il est fondateur et investisseur dans de nombreuses start-ups, dont Boomerang, qui permet de retrouver des objets perdus.
● Avec 80 à 100 jours de vacances par an, il partage son temps entre les voyages, le kitesurf, et ses activités professionnelles.
● Inghelbrecht est père de deux filles adolescentes.
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