Les déjeuners de la Villa Lorraine: à table avec Bruno Pani et Guy Verhofstadt

© Frédéric Sierakowski
Frederic Brebant Journaliste Trends-Tendances  

Ils participent chacun, à leur manière, au rayonnement de la Belgique et de l’Union européenne. À gauche, Bruno Pani, fondateur de l’agence événementielle Profirst qui a également repris le Cercle de Lorraine en 2020 pour le transformer en un nouveau club baptisé TheMerode. À droite, Guy Verhofstadt, ancien Premier ministre belge, député européen pendant 15 ans et désormais président du Mouvement européen international. Rencontre feutrée.

Il organise des défilés et met en scène des événements pour les plus grandes marques de luxe aux quatre coins de la planète. Armani, Dior, Chanel, Swarovski ou encore Bulgari lui ont fait confiance, tout comme certains patrons et autres people qui recourent régulièrement à ses services de scénographe festif. Méconnu du grand public, Bruno Pani a plutôt bien mené sa barque avec son agence événementielle Profirst depuis 35 ans. Il s’est même offert le luxe de racheter, en 2020, le Cercle de Lorraine à Bruxelles pour le transformer en TheMerode, un club d’affaires privé de nouvelle génération. “Un lieu de networking pour activer le business, conçu pour les esprits curieux et inspirés”, dixit l’intéressé.

Beaucoup plus connu, Guy Verhofstadt est un europhile convaincu qui a multiplié les casquettes politiques au cours d’une vie bien remplie. Successivement président du parti libéral flamand, ministre du Budget sous les gouvernements Martens VI et VII, Premier ministre de 1999 à 2008, puis député européen durant trois lustres, il est aujourd’hui président du Mouvement européen international et ne songe toujours pas à la retraite, alors que son vignoble lui tend les bras, entre l’Ombrie et la Toscane.

En attendant, c’est autour d’un repas délicat, ponctué d’un verre de vin italien, que Guy Verhofstadt et Bruno Pani se sont retrouvés à La Villa Lorraine, à Bruxelles, à l’invitation de notre magazine.

TRENDS-TENDANCES. Vous vous êtes déjà rencontrés ?

BRUNO PANI. Je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais j’ai fait un événement, il y a des années, pour un bureau de chasseurs de têtes, Hoffman & Associates, qui vous avait invité pour une conférence. Donc, oui, nous nous sommes déjà croisés, mais nous n’avons jamais vraiment discuté. Et plus récemment, vous êtes venu à TheMerode pour une conférence sur l’avenir de l’Europe, en présence de 300 de nos membres. Je n’étais malheureusement pas présent. J’étais à La Corogne pour Zara…

GUY VERHOFSTADT. Oui, c’était la veille de l’annonce de la nouvelle Commission européenne, je pense, et il y avait pas mal de gens de la sphère européenne…

B.P. Alors, cette nouvelle Commission, elle est bonne ou mauvaise ?

G.V. Je ne sais pas. Je ne peux rien dire maintenant. On ne peut pas juger à l’avance. Pour moi, la nouvelle Commission devra passer trois tests, dans les cinq ans qui viennent, pour changer quelque chose. Parce qu’il faut changer quelque chose en Europe ! Ces trois tests, c’est la défense, le rapport technologie-économie dans le marché unique et la réforme institutionnelle qui est indispensable pour rendre possible les deux premiers. Si on ne réussit pas ces trois tests-là, l’Europe va continuer à s’enliser dans la situation telle qu’on la connaît aujourd’hui et que Mario Draghi a bien résumée dans son dernier rapport sur la compétitivité européenne. La nouvelle Commission ne sera importante que si elle relève ce triple défi. Autrement, ce sera une énième Commission comme on en a connu ces dernières années. Bien sûr, l’Europe ne va pas disparaître, mais on va simplement éroder la base du bien-être sur notre territoire et notre position au niveau mondial…

B.P. Il va falloir agir vite. La situation géopolitique étant ce qu’elle est aujourd’hui

G.V. J’ai des craintes ! La guerre en Ukraine a commencé il y a deux ans et demi déjà. On doit mettre sur pied une défense européenne le plus rapidement possible. On n’en a toujours pas. Il faut la créer.

B.P. Ce n’est même plus une option, c’est une urgence.

G.V. Nous sommes dans une guerre atroce qui nous dit ce qu’il faut faire et nous ne le faisons pas ! Alors oui, nous allons produire un peu plus de munitions ensemble… Mais ça n’a rien à voir avec la défense européenne telle qu’elle a été définie dans les années 1950 ! Ce n’était pas une idée d’ailleurs, c’était un plan complètement élaboré.

Et pourquoi cela ne s’est pas fait ?

G.V. Staline est mort et le projet a été abandonné. Mais aujourd’hui, plus que jamais, il est nécessaire de parler de défense européenne, et surtout d’agir.

B.P. Effectivement, on n’a plus le temps d’attendre. La plupart des gens pensent que ce qui se passe en Ukraine va s’arrêter un jour. Or, Poutine développe un projet depuis 15 ans et celui-ci ne va certainement pas s’arrêter maintenant. Vous connaissez le livre Le Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli ? (Guy Verhofstadt acquiesce) C’est un livre incroyable. C’est un roman, de la fiction donc, mais qui reprend tous les éléments factuels de la stratégie de Poutine. Je pense que l’auteur l’a d’ailleurs écrit sous forme de roman pour ne pas avoir de problème avec Poutine… (sourire)

G.V. Exactement !

B.P. Le message sous-jacent est celui-ci : ce que Poutine a dit, aujourd’hui il le fait. Et ceux qui croient que ce qu’il a dit il y a 10 ans ne va pas se passer, eh bien ils se trompent ! Parce que si on remonte aux déclarations qu’il a faites sur la reconstruction de la Grande Russie…

G.V. Ça a commencé en 2008 avec la Géorgie !

B.P. Effectivement. Et donc, c’est un projet planifié. Un, Poutine ne s’arrêtera pas. Deux, il sait où il va.

Va-t-il envahir les États baltes ?

G.V. C’est possible. Il y a six millions d’habitants dans les États baltes, mais n’oubliez pas que, là-bas, il y en a beaucoup qui parlent russe. Près d’un million de personnes…

B.P. Vous savez, il y a quatre mois, nous avons reçu François Hollande, l’ancien président français, à TheMerode. L’une des questions qui lui a été posée concernait l’attitude que Donald Trump adopterait, s’il était réélu, par rapport à la Russie. La réponse de François Hollande a été très simple. Je résume : “Mais Trump a déjà dit ce qu’il ferait. Il téléphonera à Poutine en lui disant ‘Prends l’Ukraine, on arrête la guerre et on arrête de s’énerver’.” Est-ce que c’est malin ? Peut-être. Est-ce que c’est acceptable ? Pas du tout, mais c’est probablement ce que Trump fera s’il accède à la présidence.

G.V. Et sur l’Otan, la même chose !

B.P. Oui, il va faire aussi ce qu’il a dit. Il ne garantira plus la protection, face à la Russie, des pays membres qui sont en défaut de paiement.

© Frédéric Sierakowski

Vous croyez que Trump sera réélu ?

B.P. Personne ne peut le dire aujourd’hui.

G.V. Même si Kamala Harris est élue, le problème ne disparaîtra pas. Il y aura demain un autre Trump sous un autre nom. Mais surtout, l’idée que les Européens doivent s’en remettre aux Américains pour leur défense est complètement naïve ! Quand Obama est devenu président, il s’est concentré sur le Pacifique pour réorganiser la région et faire contrepoids à la Chine. C’était ça, la priorité. Même avec un démocrate, rien n’est sûr. Vous avez d’ailleurs vu les hésitations de Biden sur l’envoi d’armes à l’Ukraine avec l’autorisation de frapper à l’intérieur de la Russie. Ce n’est donc pas seulement une question de démocrates ou de républicains à la présidence des États-Unis. Il faut aujourd’hui une véritable défense européenne.

B.P. Je partage votre opinion.

G.V. Vous savez, les 27 pays membres de l’Union dépensent ensemble, avec les Britanniques – pour une fois, je les remets dedans! – environ 330 milliards d’euros pour la défense. C’est trois fois plus que la Russie. Et pourtant, nous sommes incapables de soutenir l’Ukraine de façon convaincante sans l’aide des Américains. En fait, nous dépensons seulement 40% de ce que consacrent les États-Unis à leur défense, ils restent donc les maîtres du monde. Sans compter que les États-Unis, eux, sont plus efficaces. En Europe, il y a 130 systèmes d’armement au total contre 25 pour les Américains. Il y a un vrai problème de duplication qui fait que nous sommes nettement moins efficaces. L’un achète ses avions au Brésil, l’autre commande son matériel aux États-Unis, le troisième veut le fabriquer lui-même… Tout cela n’a rien à voir avec une communauté de défense. Il faut une vraie armée européenne, avec autant de divisions, autant de bataillons et un équipement qui sera acheté au niveau européen. Tout cela va créer, automatiquement, une industrie européenne. Aujourd’hui, nous travaillons à l’envers. Nous prétendons que l’industrie européenne va créer la défense européenne. Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne ! C’est exactement l’inverse qu’il faut faire.

Mais que manque-t-il à l’Europe pour y arriver ?

G.V. De la volonté politique, une vision…

B.P. Avant, cette vision émanait des pays membres, et pas nécessairement de l’Europe. Donc, cela veut dire que, même s’il y a l’Europe, il faut qu’il y ait aussi du leadership dans les grands pays comme la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie. Or, que voit-on aujourd’hui ? La France navigue à vue. En Allemagne, il n’y a plus de vrai leadership non plus. En Espagne, Sanchez hésite. Et en Italie, n’en parlons même pas… Bref, quand les institutions européennes ne sont pas poussées par une détermination des différents leaders en Europe, ça n’avance pas, ça tourne en rond…

G.V. Dans le temps, nous avions Kohl et Mitterrand qui se mettaient ensemble et faisaient quelque chose qui était alors impensable : “Ok, je suis d’accord avec la réunification de l’Allemagne, mais dans ce cas, vous allez être d’accord avec l’euro et ce sera fini pour le Deutsche Mark.” Il s’agissait tout de même de décisions graves, mais il y avait une vision ! Aujourd’hui, il n’y a personne.

B.P. Nous avons aussi besoin d’une réorganisation de la démocratie. L’Europe ne pourra pas avancer si l’on continue à devoir voter à l’unanimité. Ce n’est plus possible. À un moment, il va falloir que nous arrivions à faire avancer l’Europe à la proportionnelle.

G.V. Nous sommes toujours trop mous, trop tard. Le problème avec l’Union, disons-le clairement, c’est qu’il n’y a pas d’union.

G.V. Le problème, c’est que les gens, aujourd’hui, ne sont plus convaincus du fait que le projet européen soit représenté par l’Union européenne. Les gens ne sont pas contre l’Europe, ils sont contre le fait que l’Union européenne soit bloquée par cette règle d’unanimité et qu’elle ne soit pas capable de livrer des armes à l’Ukraine par manque de véritable défense européenne.

“Il faut mettre sur pied une défense européenne le rapidement plus possible. Nous n’en avons toujours pas.” – Guy Verhofstadt

B.P. Exactement.

G.V. Pourtant, nous sommes dans un moment, je dirais, décisif. Le retour possible de Trump, la guerre avec la Russie qui continue, la Chine, l’Inde… Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans un monde d’États-nations, nous sommes dans un monde d’empires. Parce que la Chine et l’Inde, précisément, ce sont des empires. En Inde, il y a plus de 2.000 ethnies, plus de 20 langues officielles, quatre grandes religions… Par conséquent, parler de nation pour l’Inde, cela n’a aucun sens. Cela ne veut plus rien dire dans le monde d’aujourd’hui. Il ne faut plus avoir le moindre doute : si nous voulons survivre dans ce monde-là, il n’y a qu’une seule chose à faire : aller de l’avant dans l’intégration européenne et créer un vrai marché unique. Certes, nous avons déjà un marché unique pour le champagne, le chocolat et les voitures allemandes, mais pas pour tout ce qui est décisif concernant l’avenir comme le digital ou les télécoms. Pour l’argent non plus, d’ailleurs…

B.P. Il faut aussi que la personne qui représente la Commission européenne soit forte, il faut que les commissaires soient forts, il faut que la communication soit bonne et il faut voir les résultats arriver rapidement. Il faut aussi ne pas fléchir devant les États-Unis, la Chine et l’Inde. Les Européens doivent parler de la même voix. Donc, il n’y a pas qu’une solution, il y a énormément de facteurs qu’il va falloir réaligner pour pouvoir redonner une certaine dimension à l’Europe.

Justement, Guy Verhofstadt, vous n’êtes plus député européen depuis les nouvelles élections, mais actuellement président du Mouvement européen international. Qu’est-ce exactement ?

G.V. La première organisation a été créée par Churchill à la fin des années 1940 pour promouvoir l’idée d’une intégration européenne. C’est un peu le berceau historique de l’histoire de l’Union. Aujourd’hui, nous essayons de redynamiser ce mouvement parce que nous pensons qu’il y a un nouveau souffle, une nouvelle poussée qui est absolument nécessaire. Étonnamment, notre section la plus importante se trouve en Grande-Bretagne ! Là, nous avons 22.000 membres qui sont très actifs et qui, chaque année, font une grande manifestation pro-européenne avec quelques dizaines de milliers de personnes dans les rues. Leur message est clair : “Nous, Britanniques, nous devons revenir dans l’Union européenne le plus vite possible !” Et je crois qu’ils vont revenir. Ils ont fait une erreur capitale avec le Brexit. Ils se sont distanciés de leur marché le plus important…

© Frédéric Sierakowski

Vous avez 71 ans, vous n’avez pas envie de vous poser un peu, d’écrire vos mémoires ?

G.V. Je n’aime pas ce mot. Et puis, je ne me rappelle plus de tout ! (rires) En fait, je suis en train de préparer un livre sur l’avenir de la politique, plus exactement sur le phénomène politique. Il sortira normalement l’année prochaine. Ce sera aussi une façon d’évoquer quelques souvenirs…

B.P. Il y a aussi cette réalité. Quand on est un homme public ou un entrepreneur, on a le sens des responsabilités. Plus le temps passe, moins on a envie de s’arrêter. C’est comme traverser un espace sur un fil tendu, comme un funambule. Si on s’arrête, on tombe ! Donc, il faut bouger et continuer à avancer, penser, rencontrer, se battre, être convaincu, pousser les portes… C’est la seule manière de survivre et de continuer à être heureux.

“Quand on est un homme public ou un entrepreneur, on a le sens des responsabilités. Plus le temps passe, moins on a envie de s’arrêter.” – Bruno Pani

Mais on peut aussi se retirer en Toscane et faire du vin, par exemple…

G.V. On peut faire tout en même temps, ce n’est pas interdit !

B.P. Cela fait combien de temps que vous faites votre propre vin ?

G.V. Un peu plus de 10 ans. En fait, j’ai planté en 2008, mais il a fallu attendre presque cinq ans pour sortir le premier vin. Donc, 2013 était la première année.

B.P. Vous en produisez beaucoup ?

G.V. Environ 3.000 bouteilles de rouge par an et 1.000 de rosé.

B.P. On va en mettre quelques-unes au Ciao ! C’est le restaurant de TheMerode…

G.V. Il faut d’abord le goûter ! Si j’avais su, j’aurais pris une bouteille. (rires) J’ai un petit dépôt à Schaerbeek. C’est moi qui fais la livraison.

Sur une carte de restaurant, c’est un bon argument marketing, le vin de Guy Verhofstadt ?

G.V. Mon nom n’est pas dessus !

B.P. J’ai beaucoup de vins d’amis sur la carte du Ciao. Généralement, un vin est deux fois meilleur quand on connaît les gens qui sont derrière. Quand on sait exactement d’où il vient et que l’on a une histoire derrière, on goûte le vin différemment.

Vous êtes tous les deux amateurs de bonnes bouteilles. Le vin belge, qu’en pensez-vous ?

G.V. Le vin belge, c’est une histoire fantastique ! Cela devient grand. Combien y a-t-il de producteurs aujourd’hui : 150, 200 ?

Près de 300 vignerons belges aujourd’hui !

B.P. On retrouve là l’essence-même de ce qui fait la Belgique, avec un truc qui était, à l’origine, totalement improbable ! Très peu y croyaient, mais les premiers viticulteurs belges se sont battus, battus et encore battus, avec une volonté d’augmentation de qualité permanente et, aujourd’hui, un marketing intelligent.

G.V. Le réchauffement climatique a joué aussi…

B.P. Effectivement.

G.V. Cela a commencé aussi au sud des Pays-Bas. Il y a quelques mois, j’ai goûté un vin de Zélande, pas mal du tout. Mais le vin belge reste cher…

B.P. Parce que nous sommes dans un pays où la main-d’œuvre est chère ! Et comme les volumes ne sont pas énormes, il est difficile de faire venir des étrangers pour les vendanges, comme en France…

Vous êtes aussi deux passionnés de voitures anciennes, si je suis bien informé…

B.P. C’est exact.

G.V. Oui, c’est vrai, j’essaie de faire quelques courses automobiles chaque année. Mais là, vous allez couper votre enregistreur. Tout cela doit rester entre nous ! (rires)

Bruno Pani

Né le 14 juin 1959 à Liège.
Études d’ingénieur du son à l’IAD.
Premiers pas professionnels dans l’organisation de concerts, le management sportif chez IMG et la création d’événements chez City Seven.
En 1988, il lance sa propre agence événementielle, Profirst.
En 1996, il organise un premier défilé de mode pour Giorgio Armani, une collaboration qui dure toujours aujourd’hui.
En 2020, il rachète l’ancien Cercle de Lorraine, à Bruxelles, qu’il rénove et inaugure un an plus tard sous le nom TheMerode.

Guy Verhofstadt

Né le 11 avril 1953 à Termonde.
Diplômé en droit à l’Université de Gand en 1975.
En 1982, il est élu président du PVV à 29 ans à peine (le parti libéral flamand qui deviendra l’Open Vld).
Vice-Premier ministre et ministre du Budget sous les gouvernements Martens VI et VII de 1985 à 1987.
Premier ministre de 1999 à 2008.
Député européen de 2009 à 2024 et président du groupe ADLE au Parlement européen de 2009 à 2019.
Président du Mouvement européen international depuis décembre 2023.

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