La force obscure d’Elon Musk
La conversation du multi-entrepreneur avec Donald Trump, ses messages extrémistes ou complotistes témoignent de ses penchants autocratiques et d’extrême droite. Certains voient en lui un danger, d’autant qu’il est devenu très puissant. “Un Musk maître de soi accomplirait-il autant de choses qu’un Musk débridé ?”, demande son biographe.
Elon Musk a choisi son camp. En organisant sur son réseau social X, le mardi 13 août, une conversation complaisante avec Donald Trump, ancien président et candidat républicain pour le scrutin du 5 novembre prochain, le multi-entrepreneur a abattu ses cartes. Il a même fait offre de services en se disant prêt à participer à une commission qui “s’assurerait que l’argent des contribuables est dépensé à bon escient”. Le républicain n’était visiblement pas insensible à l’idée, saluant les vagues de licenciements qu’il a imposées chez X: “Vous êtes le meilleur réducteur de coûts”. Une complicité évidente.
Elon Musk participe de façon de plus en plus chaotique au débat public. Au risque de susciter des animosités. Ils sont de plus en plus nombreux à voir un danger dans ses positions de droite décomplexée, anti-woke, son amour des théories du complot ou des thèses futuristes. A raison, car l’homme est devenu puissant, très puissant : il est reçu partout avec les honneurs, encore dernièrement par le président français, Emmanuel Macron. Qu’est-ce qui le fait courir ? Comment expliquer sa face obscure ?
Un génie opportuniste de l’entrepreneuriat
Rien ne semble pouvoir résister à la volonté entrepreneuriale d’Elon Musk, marqué par son enfance brutale en Afrique du Sud. L’homme derrière PayPal, SpaceX, Tesla, Twitter, OpenIA et tant d’autres est capable de déplacer des montagnes et de saisir toutes les opportunités. “Steve Jobs fonctionnait à peu près de la même façon, écrit Walter Isaacson, auteur de la biographie qui lui est consacrée (Elon Musk, éd. Fayard, 2023). Ses collaborateurs appelaient cela son “champ de distorsion de la réalité”. Il posait des échéances irréalistes, et si ses interlocuteurs renâclaient, il les fixait du regard, sans cligner des yeux, pour dire : ‘N’ayez pas peur, vous en êtes capables’.”
Formidable chef d’orchestre de ses entreprises et de ses innovations, Elon Musk fonctionne de la sorte : il ose tout, défie les standards modernes et martyrise pour y arriver. Il a banalisé les paiements en ligne, les voitures électriques, les vols commerciaux dans l’espace ou les technologies neurologiques. Pour ses fleurons, Tesla et SpaceX, il prend des risques incalculés et remet en cause les modes d’exploitations habituels : privatisation d’activités dévolues à l’Etat, maîtrise des outils de production, prises de risque et flirts avec la légalité… Mot d’ordre, exposé à une journaliste : “Si le mode de pensée conventionnel rend votre mission impossible, alors il devient nécessaire d’adopter un mode de pensée non conventionnel.” Autant de traits qui viennent de son autisme : en 2021, Elon Musk révèle être atteint du syndrome d’Asperger, un trouble du développement neurologique d‘origine génétique, caractérisé par des difficultés significatives dans les interactions sociales. “Je sais bien que je dis ou je poste des choses étranges, mais c‘est justement la façon dont travaille mon cerveau”, confiait-il. Elon Musk génère du chaos et il s’en nourrit pour créer de la valeur.
Une puissance financière
Le début de l’année 2021 marque un tournant pour l’entrepreneur. “Le cours de l’action Tesla, qui a dégringolé à 25 dollars avec le début de la pandémie de covid au premier semestre 2020, rebondit au décuple au début de l’année 2021, raconte son biographe. Le 7 janvier, elle atteint les 200 dollars. Ce jour-là, Musk devient l’homme le plus riche du monde, avec une fortune évaluée à 190 milliards d’euros qui le catapulte bien au-delà de Jeff Bezos.”
Cette année-là, le magazine Forbes confirme le leadership du patron de Tesla dans son classement annuel. En octobre 2021, Tesla devient la sixième entreprise de l’histoire des Etats-Unis à être estimée à plus de 1.000 milliards de dollars. Un montant supérieur à toutes ses rivales réunies : Toyota, Volkswagen, Daimler, Ford et General Motors.
Mais Elon Musk ne se satisfait pas de cela, souligne son biographe. Il est “exaspéré par les attaques publiques que lui vaut son statut de milliardaire” et est irrité par la pression fiscale qui pèse sur lui. Impossible pour lui de profiter du moment, cette adversité gonfle au contraire sa rancoeur et sa capacité d’indignation. D’autant que le blocage dû au covid ou les réglementations imposées en Chine, ou en Californie le mettent hors de lui. A plus d’un reprise, il se rebelle, laissant ses usines ouvertes ou entamant des procédures.
En 2024, au classement annuel de Forbes, Elon Musk chute à la troisième position. En cause ? La chute de l’action Tesla. Son agitation médiatique et son alliance avec Donald Trump lui auraient permis de regagner des sommets en ce mois d’août, à quelque 222 milliards. Avant un contre-buzz et un risque de boycott des anti-Trump ? Qu’importe : Elon Musk reste un des hommes les plus puissants de la planète.
C’est un bouleversement intime, le changement de genre de l’un de ses fils, qui explique son basculement vers le droite, voire l’extrême droite.
Un agenda politique et anti-woke
Libertaire dans l’âme, Elon Musk est agacé par les restrictions du covid et s’en prend vertement aux mesures de restriction : “Décider que les gens ne peuvent plus sortir de leur domicile et qu’ils se feront arrêter s’ils désobéissent, c’est du fascisme. Ce n’est plus la démocratie.” Il obtient gain de cause; les usines Tesla resteront ouvertes.
Mais en lui, quelque chose bascule définitivement. Ancien supporter du président démocrate Barack Obama, l’entrepreneur se tourne vers “la pilule rouge” – comme il l’exprime dans un tweet – et devient un soutien du camp républicain. C’est toutefois un bouleversement intime qui explique son basculement vers le droite, voire l’extrême droite. Lorsqu’un de ses fils, Xavier, devient une fille, Vivian Jenna, en 2021, il enrage. “Presque tous les enfants traversent une crise d’identité, expliquera-t-il dans une interview bien plus tard. Cela fait partie de la puberté. Il est tout à fait possible pour les adultes de manipuler les enfants qui traversent une crise d’identité et de leur faire croire qu’ils ne sont pas du bon sexe. J’ai juré de détruire le virus woke après cela.”
A son biographe, il l’exprime de façon plus explicite encore : “Si l’on n’arrête pas le virus de la mentalité woke, qui est fondamentalement antiscience, antimérite et antihumain, notre civilisation ne deviendra jamais multiplanétaire.” Une autre de ses obsessions, on y reviendra. Sa fille transgenre exprimera lors d’un premier entretien, cette année, que sa mutation était aussi due… à un père totalement absent durant son enfance.
Le “virus woke”, considère Elon Musk, est essentiellement véhiculé par le parti démocrate. Il a d’ailleurs fustigé la nouvelle candidate Kamala Harris pour son soutien à ce mouvement et, a-t-il affirmé lors de son entretien avec Donald Trump, parce qu’elle est “d’extrême gauche”. C’est au cours de l’année 2022 qu’Elon Musk bascule vers le mouvement “Make America Great Again”, notamment après une grande fête au cours de laquelle il est en contact avec des libertariens pro-Trump. Lors de cette campagne électorale en vue du scrutin du 5 novembre, il a définitivement tombé le masque. “Je pense que nous sommes à un tournant du destin de la civilisation et je pense que nous devons prendre le bon chemin, a confié Elon Musk à Donald Trump. Et je pense que vous êtes le bon chemin.”
Une puissance géopolitique
Elon Musk est devenu une puissance à lui seul. Par-delà les frontières des Etats-Unis, de l’économie, et même… au-delà de la Terre. Cette implication géopolitique prend un tournant majeur le 24 février 2022, quand la Russie lance son agression contre l’Ukraine en neutralisant les routeurs de la société américaine de satellites Viasat, qui fournit télécommunications et accès internet au pays. Leur armée paralysée, des dirigeants ukrainiens contactent Elon Musk. Deux jours plus tard, quelque 500 terminaux Starlink sont acheminés pour permettre au pays d’organiser sa défense, avant que d’autres ne soient envoyés en Pologne. Un contact a lieu avec le président Volodymyr Zelensky. L’exploit donne de la visibilité au réseau naissant de satellites SpaceX, et à la formidable logistique de l’entreprise.
Mais Elon Musk souffle le chaud et le froid, s’inquiète des risques de guerre nucléaire, d’élargissement du conflit, voire de déflagration entre la Chine et Taïwan. Il va jusqu’à proposer pour l’Ukraine un improbable plan de paix qui entérinerait les acquis territoriaux de la Russie. “La mentalité d’assiégé de Musk tourne souvent à l’apocalypse, écrit son biographe. Dans les affaires comme en politique, il a tendance à percevoir de sombres menaces, mais aussi à y puiser une partie de son énergie.”
Son génie visionnaire, là encore, porte ses fruits. SpaceX deviendra, au fil des années, une référence en matière spatiale. Et lorsque, au cours de cet été, les astronautes Butch Wilmore et Sunita Williams sont bloqués sur la Station spatiale internationale, c’est à Elon Musk que l’on songe pour trouver une solution. Une humiliation pour Boeing dont les carences ont été à nouveau étalées au grand jour suite à cette affaire. Et une nouvelle étape dans la délégation de missions de la Nasa au privé, avec Elon Musk en figure de proue. Mais où s’arrêtera-t-il?
Une plateforme médiatique
En organisant le 12 août sur son réseau social X une conversation complaisante avec Donald Trump, le multi-entrepreneur a abattu ses cartes.
En octobre 2022, Elon Musk accomplit enfin son rêve de racheter la plateforme de communication Twitter pour 44 milliards de dollars. Très vite, il licencie la plupart de ses dirigeants, change le modèle économique et rebaptise le réseau X, cette lettre qu’il affectionne tant car elle est associée à la variable inconnue.
“Dès le rachat de Twitter, il est apparu par le biais de tweets toujours plus nombreux et engagés que son réseau serait moins le forum promis d’un débat civilisé qu’un instrument dévoué à sa cause”, analysait récemment Le Monde en décodant Musk comme un “acteur politique de la droite extrême, puissance X”.
Rapidement, dès novembre 2022, Elon Musk restaure le compte de Donald Trump qui avait été suspendu après l’attaque du Capitale, le 6 janvier 2021. Le républicain se dit “très heureux que Twitter soit désormais entre de bonnes mains et ne soit plus dirigé par des fous et des maniaques de la gauche radicale”. Ce qui n’empêchera pas l’ancien président de créer sa propre plateforme, Truth Social. D’autres réhabilitations contestables suivront.
Avec Elon Musk à sa tête, X fait de la “liberté d’expression” son leitmotiv comme la droite radicale le fait dans le monde entier. Le résultat, ce sont des désaffections par milliers. X conserve une capacité d’influence, mais suscite des résistances : selon les chiffres de 2024, 619 millions de personnes l’utilisent dans le monde, contre 3 milliards pour Facebook, 2 milliards pour Instagram ou 1,5 milliard pour TikTok. C’est par ce canal qu’il a diffusé sa conversation avec Donald Trump, à laquelle ont assisté un million de personnes. C’est par ce canal encore qu’il se moque des titres prévisibles des médias traditionnels dans le monde entier pour analyser ce débat. “Tellement prévisible”, écrit-il. La vérité alternative est en marche.
Une tentation complotiste
Elon Musk aime provoquer avec des tweets contestables et en cela, il y a incontestablement en lui quelque chose de Donald Trump. Comme l’ancien président, il aime jouer avec les vérités alternatives. Lors des récentes émeutes en Grande-Bretagne, il n’a cessé d’intervenir en évoquant le “risque de guerre civile” ou en pointant du doigt le gouvernement travailliste qui “ne protégerait pas toutes les communautés de la même manière”. S’il se fait recadrer par les autorités légitimes, c’est du bonus : cela l’installe comme un contre-pouvoir, une alternative.
Depuis sa reprise de Twitter, les théories du complot fleurissent, au même titre que les propos racistes ou climato-sceptiques, et les tentations autoritaires trouvent un exutoire planétaire. Evoquant le lancement de Starship en fin de sa biographie, Walter Isaacson révèle comment Elon Musk lui-même se demande si X ne devrait pas proposer un bouton-retard de contrôle des impulsions. “Je me suis tiré des balles dans le pied si souvent que je devrais m’acheter des bottes en kevlar”, souligne-t-il. Commentaire du biographe : “C’est une idée attrayante : un bouton de contrôle des impulsions capable de déminer ses tweets ainsi que tous ses réflexes délétères et les bouffées de ‘mode démon’ qui ne laissent que des décombres après lui. Mais un Musk maître de soi accomplirait-il autant de choses qu’un Musk débridé?”
Une vision multiplanétaire
Elon Musk a un objectif prioritaire dans la vie : jeter les bases d’une espèce “multiplanétaire”. C’est la vocation de l’homme, selon lui, et ce n’est pas pour rien qu’il investit dans l’aventure spatiale ou qu’il voit Mars comme l’étape suivante d’un processus naturel. Adolescent, il a dévoré le Guide du voyageur galactique de Douglas Adams ou le Cycle de Fondation de Isaac Asimov. Avec lui, la science- fiction n’en est plus forcément. S’il en fallait une nouvelle preuve, début août, il a adoubé un projet a priori incroyable issu de la communauté scientifique : construire une arche de Noé sur la Lune pour protéger les espèces en voie de disparition. “Bonne idée”, a-t-il commenté.
Délirant? Pas forcément. Le projet a été lancée dans un article publié dans la revue Bioscience, le 31 juillet, et signée par 11 scientifiques. Ce “dépositaire lunaire” pourrait conserver des “échantillons cryoconservés” de ces espèces. “La biodiversité sur terre est de plus en plus menacée, souligne le résumé de cet article. Nous proposons de créer un dépôt lunaire passif pour conserver à long terme des échantillons cryoconservés afin de préserver la biodiversité sur terre et de soutenir la future exploration spatiale.”
Elon Musk n’en est toutefois pas à une contradiction près. Lors de son entretien avec Donald Trump, il a endossé partiellement les théories climatosceptiques du républicain : “Ce n’est pas comme si la maison était en feu immédiatement”. A l’instar de la plupart des milliardaires de la Silicon Valley, Musk craint toutefois la mort et aspire à la vie éternelle, voyant dans le développement des technologies la possibilité de réaliser ce rêve ultime. N’est-ce pas l’illustration parfaite de cette arrogance devenue une menace?
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