“Il faudrait pouvoir limiter la richesse”
Julien Desiderio, le responsable du rapport d’Oxfam sur les inégalités, met en avant un consensus croissant sur la nécessité de taxer les fortunes. Il ne s’agit pas de spolier les richesses, précise-t-il, mais bien d’appliquer un taux de 1 à 5%. Car “être riche à de tels sommets, cela n’a plus de sens”.
“ Les classements Forbes des 10 dernières années montrent une augmentation substantielle de la fortune des 1% les plus riches, déclare Julien Desiderio, policy officer de l’ONG Oxfam-Solidarité. Cela confirme les conclusions de nos rapports annuels pour mettre le sujet à l’agenda politique: les inégalités ne cessent de croître. Sur 10 ans, cette fortune des milliardaires a doublé! C’est vrai que la tech éprouve des difficultés aujourd’hui, mais la situation des principaux entrepreneurs du secteur reste plus favorable qu’avant la crise du covid.”
“Cela pose aussi la question de savoir comment les fruits de la croissance sont partagés à travers le monde, poursuit-il. Depuis 2020, deux tiers des nouvelles richesses créées dans le monde ont été amassées par ces 1% les plus riches. Personne ne peut en réalité se représenter ce que cela signifie être riche en centaines de milliards de dollars. Il y a une certaine indécence, c’est indéniable, quand on sait que les 50% les plus pauvres de la planète disposent d’à peine 2% des richesses.
TRENDS-TENDANCES. Ces richesses n’ont-elles pas des effets vertueux?
JULIEN DESIDERIO. Au niveau d’Oxfam, nous ne sommes pas opposés au fait que les gens fassent de l’argent et deviennent riches. Nous sommes contre l’extrême richesse. Nous pensons qu’être riche à de tels sommets, cela n’a plus de sens. Ces fortunes devraient être redistribuées. Ce n’est pas de la jalousie par rapport au fait que les super-riches soient riches. Au-delà de la concentration des richesses se pose la question du pouvoir. Aux Etats-Unis, dans les années 1950-1960, on taxait les riches à des niveaux très élevés, au-delà de 50%, et la justification pour cela, c’était d’éviter que certains individus ne pèsent de façon illégitime sur la démocratie. Or, c’est ce qui est en train de se passer.
Les concentrations de richesses sont-elles trop importantes?
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les milliardaires ne sont pas l’expression d’une économie qui réussit, mais ils symbolisent au contraire une économie mondialisée, où il y a moins de concurrence, avec de grands monopoles. Ils profitent aussi de la conjoncture: en dépit de la crise, les marges des entreprises augmentent. La concurrence ne joue pas son rôle.
Cette question du pouvoir économique est également une menace pour nos démocraties. Si Donald Trump a pu accéder si facilement à la présidence des Etats-Unis, c’est parce qu’il tient un discours populiste, mais aussi parce qu’il avait les fonds pour financer cette campagne. Si Elon Musk, avec son agenda libertarien, a pu racheter Twitter, c’est parce qu’il a pu mettre dans la balance la valeur de ses actions de Tesla. En France, Vincent Bolloré vient de racheter un certain nombre de médias avec un agenda d’extrême droite absolument évident.
Il y a un consensus de plus en plus important pour dire que les inégalités compliquent la société, sabotent les démocraties et sont incompatibles avec le défi climatique.” – JULIEN DESIDERIO, CONSEILLER CHEZ OXFAM
Faudrait-il un écart de richesses plus resserré?
Bien sûr. La Banque mondiale évoquait récemment une évolution négative aux deux extrémités du spectre des inégalités: pour la première fois depuis 25 ans, on constate en même temps une augmentation de l’extrême richesse et une augmentation de l’extrême pauvreté. Il faudrait pouvoir limiter la richesse et débattre de la déconcentration de cette richesse parce que c’est un sujet d’intérêt général.
La taxe sur les grandes fortunes est-elle une solution?
C’est une nécessité. Le capital est proportionnellement peu taxé par rapport aux revenus du travail. La question de l’héritage se pose aussi: les 10 familles belges les plus riches ont toutes hérité de leur fortune et on estime que dans le monde, un tiers de la richesse des milliardaires est héréditaire. Cela va à l’encontre de l’image de la méritocratie des ultra-riches. C’est la raison pour laquelle certains économistes libéraux, Paul De Grauwe par exemple, plaident pour une telle taxation. Il ne peut pas y avoir d’égalité des chances dans une société où certains naissent avec un patrimoine de 100 millions d’euros sans avoir rien fait d’autre que de naître. Cela dit, cet impôt sur les fortunes n’est pas suffisant en soi, il doit permettre de financer des politiques.
L’enjeu, c’est de revaloriser le bas de l’échelle?
Il faut financer des politiques sociales pour réduire les inégalités. Si on veut avoir une bonne activité économique, il faut des infrastructures publiques de qualité, un enseignement performant, des soins de santé accessibles… Tout coûte de l’argent et cela bénéficie à tous, y compris aux entreprises.
La question de l’impact sur le climat et de la consommation des plus riches est importante également. La taxation peut être un élément de réduction des inégalités dans ce sens-là. Mais ce n’est pas assez: il faut abolir des moyens de transport comme les jets privés ou les super-yachts, complètement anachroniques par rapport au défi climatique.
Le problème n’est-il pas que le capital est devenu global, mais la réponse politique ne l’est pas?
On constate trop souvent un rejet de la responsabilité politique d’un pouvoir vers un autre. C’est parfois une excuse, mais pas uniquement: les super-riches sont beaucoup plus mobiles que nous. Si je veux acheter une voiture, je devrais l’immatriculer en Belgique, tandis qu’un super-riche immatriculerait son super-yacht dans les Bahamas ou à Malte. Il existe déjà des outils fiscaux qui permettent de lutter contre ça, mais pas assez. Il est vrai que si l’on décidait un impôt sur les fortunes au niveau européen, ce serait plus fort, mais en même temps, je crois que l’on peut encore attendre longtemps que les 27 pays européens s’accordent à ce sujet.
Un tel impôt national ne ferait-il pas fuir les capitaux?
L’histoire nous enseigne qu’il y a certes une forme d’évasion fiscale quand on décide d’un impôt sur la fortune. Certains des plus riches ont quitté la France quand cela avait été décidé, mais ce n’est pas la majorité. Et quand cet impôt a été supprimé, il n’y a pas eu de gain pour le reste de la société. En Belgique, étant donné la concentration du capital entre les grandes familles, il y aurait un sens à adopter une telle mesure. On estime que, chez nous, les 10% les plus riches détiennent 85% des actions et obligations et 71% de la valeur du parc immobilier en dehors de l’habitation propre. C’est énorme. En termes de détention du patrimoine, nous sommes un pays très inégalitaire.
Votre rapport annuel est décrié: avez-vous l’impression qu’il fait avancer le débat?
C’était un combat compliqué. Nous étions dans un narratif qui vantait, depuis les années 1980, la théorie de ruissellement des richesses. L’idée générale, c’était que les baisses d’impôts sur les plus riches allaient générer de l’emploi et de la croissance. De plus en plus de gens remettent cela en question, y compris des économistes reconnus comme Bruno Colmant. Le gouvernement britannique de Liz Truss est tombé sur une volonté de réduire brutalement la fiscalité. Il y a un consensus de plus en plus important pour dire que les inégalités compliquent la société, sabotent les démocraties et sont incompatibles avec le défi climatique. Il faut pouvoir y remédier, notamment par cette meilleure taxation. Et l’on ne parle pas de spolier les plus riches: on parle d’impôts qui vont de 1 à 5%, c’est loin de la spoliation.
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