Francis Van Eeckhout (Deceuninck): “Il n’y a plus de respect pour un entrepreneur”
Francis Van Eeckhout actionnaire principal et président exécutif de Deceuninck se livre dans une interview à cœur ouvert. “En tant qu’entrepreneur, j’ai l’impression d’être l’un des derniers dinosaures”, dit-il.
Après un début d’année mouvementé où il s’est brusquement séparé de Bruno Humblet (l’administrateur délégué de Deceuninck), Francis Van Eeckhout va pouvoir souffler cet été. Après avoir lui-même assuré l’interim durant des mois, Van Eeckhout laisse la place de CEO de Deceuninck à Stefaan Haspeslagh, ancien bras droit de Luc Tack chez Picanol et Tessenderlo Group. Van Eeckhout va ainsi pouvoir se concentrer sur ce qu’il considère comme son terrain de jeu favori : les activités de recyclage et la division aluminium de Deceuninck, ainsi que sur sa cimenterie gantoise Cemminerals, qui connaît un grand succès. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il est tout à fait serein. Il lui arrive même de se laisser gagner par le découragement en tant qu’entrepreneur et manager, révèle-t-il dans une interview exclusive.
Pourquoi ce changement de CEO ? Lors de votre première interview avec Bruno Humblet dans le Trends en octobre 2021, vous avez dit que la mayonnaise prenait. Cette mayonnaise a-t-elle tourné plus vite que prévu ?
FRANCIS VAN EECKHOUT. “Bruno est probablement en colère contre moi. Je peux le comprendre. Mais je m’en veux surtout de ne pas l’avoir vu venir plus tôt. Les membres du conseil d’administration m’ont ouvert les yeux. Tout ce que je peux dire c’est que dans certains domaines, la mise en œuvre de la stratégie n’a pas été respectée. Mais sur le plan humain, je n’ai pas un seul mot négatif à dire sur Bruno.”
Qu’est-ce qu’il faut surtout faire maintenant ?
La construction est un secteur où les choses bougent lentement et plus difficile que prévu, notamment à cause du covid et du fait que notre changement de CEO. Nous avons trop de petites entités et nous sommes parfois trop flexibles vis-à-vis du client. Nous devons être plus disciplinés. Même si multiplier le rebitda (flux de trésorerie opérationnel récurrent, ndlr.) par 2,5 en sept ans n’est déjà pas si mal.
Vous avez longtemps été frustré par l’évolution du cours de l’action.
“Le potentiel de Deceuninck est énorme. Je pense par exemple que nous pouvons encore croître sérieusement en Amérique. Nos clients sont très fidèles et Deceuninck jouit d’une très bonne réputation. Notre faiblesse est que la Turquie est très mal perçue et nous sommes peut-être trop dépendants de ce pays. Sauf qu’on pourrait tout aussi bien dire, par exemple, que KBC est trop dépendante de la Flandre et que Lotus est trop dépendante du spéculoos… Il est frustrant de constater que peu importe à quel point je travaille dur pour Deceuninck, cela n’est pas reconnu. Même si je dois l’admettre je me suis aussi décarcassé pour une question d’ego. Un PDG sans ego n’est pas un PDG. Quelqu’un qui dit qu’il ou elle est un PDG sans ego est un tocard, une serpillière mouillée” (sourire).
Vous détenez une participation de près de 30 % dans Deceuninck. Envisagez-vous de la retirer de la bourse ?
“Je ne vous cache pas que j’y pense régulièrement. Mais je préférerais d’abord afficher de meilleurs résultats. Deceuninck est une entreprise difficile et l’une de celles qui sont compliquées à redresser. Ceci dit, il est possible que je tienne encore le même discours dans 20 ans. Disons que ce sujet préoccupe bien plus les parties externes, banquiers, avocats et private equity que moi-même.
Vous étiez récemment en Turquie, où Deceuninck possède une usine près de la ville d’Izmir.
“J’adore la Turquie. Tout y est possible, alors qu’en Europe, c’est ‘je n’ai pas le droit, je ne peux pas, je ne veux pas’. L’Europe est sur le déclin. Je suis très inquiet pour l’Europe, la Belgique, la Flandre. Il n’y a plus de discipline financière. Si, en tant qu’entrepreneurs, nous gérions nos affaires comme les politiciens gèrent l’Europe ou notre pays, nous serions en faillite. Nous ne voulons plus progresser, nous sommes des mous.
En tant qu’entrepreneur, comment percevez-vous le paysage économique et politique de notre pays ?
“Il n’y a plus de respect pour un entrepreneur. Travailler ici est apparemment un devoir. Mais lorsqu’on parle des entrepreneurs à la télévision, c’est pour les dépeindre comme des pickpockets ou comme des contrevenants envers la sécurité sociale. Sans parler de ces émissions sensationnalistes qui relatent la vie de certains entrepreneurs. Les gens pensent que nous sommes tous comme eux. Que nous ne travaillons qu’occasionnellement ou que nous jouons au golf en permanence. Que nous menons tous une vie extrêmement luxueuse.
Il n’y a plus de gratitude pour le fait d’employer des gens et de leur assurer un revenu. En tant qu’entrepreneur, vous recevez plutôt un coup de pied au derrière. Je trouve cela terrible. Lorsque je visite notre filiale en Turquie et que je dis ‘merci’, on me répond ‘merci de me laisser travailler pour vous’. On ne m’a jamais dit cela au cours de ma carrière de 30 à 35 ans ici.
Les hommes politiques manquent-ils également de respect ?
“Je suis extrêmement agacé par cette soi-disant taxe sur les millionnaires. On n’y échappera probablement pas, mais c’est très populiste. Il s’agit d’argent qui a déjà été lourdement taxé. Nous avons créé une culture en Belgique où l’on dit librement qu’il faut s’occuper des riches, que ce sont des voleurs. Je suis d’accord pour dire que nous devons protéger les personnes qui ne peuvent plus s’en sortir, mais peut-être que leurs aspirations devraient-elles être moindres. Nous pensons aujourd’hui qu’il est normal que tout le monde ait tout.
Le gouvernement Vivaldi vous a-t-il amené à prendre des décisions différentes en tant qu’entrepreneur ?
“Lorsque j’ai vendu notre cimenterie VVM il y a 12 ou 13 ans, ma femme et moi avons sérieusement envisagé de déménager. En Suisse ou au Canada. Mais les coûts sociaux étaient plus élevés que les coûts fiscaux. Au Canada ou en Suisse, je ne peux pas aller faire du vélo avec mes amis cyclistes ou aller chercher mes pistolets le dimanche matin.”
Y pensez-vous encore parfois ?
“C’est vrai que j’en parle encore régulièrement. Car je crains que l’Europe et la Belgique ne s’affaiblissent davantage. Je ne vois guère d’hommes politiques qui nous montrent la voie, qui osent dire ce qui est important. Ils font tous des cadeaux, alors que je pense que les gens aspirent à un leader fort.
Avez-vous également envisagé de quitter Deceuninck ?
“Oui, et je ne suis pas le seul à envisager de quitter son entreprise. Beaucoup ont déjà vendu. J’estime que seule la moitié de mes amis travaillent encore. Pourquoi ? Travailler n’est parfois plus un plaisir. Autour de moi, les gens meurent, y compris ceux de mon âge. Alors il m’arrive de me dire : “Suis-je bête de continuer comme ça ? » Mais je m’amuse, j’aime travailler. C’est peut-être ça ma stupidité, ma dépendance. Et puis que se passerait-il si tout le monde vendait son entreprise ? Je réalise que je suis l’un des derniers dinosaures dans ce milieu. Je veux encore essayer et je veux donner cette motivation à nos enfants”.
Vous êtes visiblement désabusé…
“Il y a parfois du découragement, oui. Je me demande pour qui et pour quoi je fais encore cela. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles j’ai démissionné de mon poste de directeur général. Si j’avais fondé Deceuninck, je serais peut-être encore CEO parce que j’aurais grandi avec l’entreprise. Sauf que chaque jour, je me lève et j’avance.
Vous êtes riche, en partie grâce à votre participation dans Lotus Bakeries (M. Van Eeckhout est marié à Benedikte Boone, la fille de l’ancien PDG de Lotus, Karel Boone). Vous avez récemment vendu des actions pour plus de 13 millions d’euros.
“Cela me donne une marge de manœuvre pour faire du private equity. Le cours de l’action Lotus est également élevé, mais est-ce que cela va durer ? On ne sait pas. Mais il y a longtemps que je ne fais plus rien pour l’argent. D’ailleurs, je n’ai pas un style de vie ou des loisirs coûteux. Je n’ai pas de voiture de collection ni de voilier. Nous sommes des gens qui ont peu de besoins.
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