Comment les CEO belges s’adaptent au retour de Donald Trump
Le nouveau président américain, Donald Trump, fait feu de tout bois pour “tout changer”. Économiquement, les industriels belges restent confiants, tout en étant attentifs et en réclamant que l’Europe se réveille d’urgence. Entretien avec cinq CEO de premier plan.
Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche donne lieu à de nombreuses ruptures en matière d’immigration, de géopolitique et d’économie. “L’âge d’or de l’Amérique revient”, a-t-il clamé au début de son discours d’investiture. Un slogan. Le virage pris par les États-Unis est cependant de nature à bouleverser les relations avec l’Europe. Comment les patrons belges ajustent-ils leur stratégie ?
Fabrice Brion (I-care), François Michel (John Cockerill), Yves Delatte (Sonaca), Bernard Delvaux (Etex) et Grégoire Dallemagne (Luminus) restent confiants et expliquent les raisons de leur sérénité à Trends-Tendances.
Même s’ils appellent tous à un sursaut européen car nos pays ne sont pas au rendez-vous de l’histoire.
Dossier| In Trump we trust?
Fabrice Brion (I-care): “Une bonne nouvelle”
Fabrice Brion, CEO d’I-care, ne voit pas nécessairement d’un mauvais œil ce changement de régime. L’enjeu est pourtant de taille pour cette entreprise de maintenance industrielle prédictive, qui réalise environ 15% de son chiffre d’affaires aux États-Unis, un marché en pleine croissance. “En ce qui concerne le marché américain, c’est même potentiellement une bonne nouvelle, analyse Fabrice Brion. Il est en pleine expansion et la continuité entre les administrations Biden et Trump sera positive. Joe Biden a soutenu les investissements dans les industries et augmenté la capacité de production grâce à l’Inflation Reduction Act (IRA). Donald Trump, lui, devrait s’orienter vers la consommation, de quoi faire tourner ces nouvelles capacités de production. Le boom sera prolongé.”
Pour une société comme I-care, poursuit le CEO, ce revirement ne demande pas de préparation supplémentaire, la croissance devrait se poursuivre naturellement. “Il y aura peut-être une augmentation des tarifs douaniers pour nos capteurs, mais cela ne devrait pas avoir d’impact majeur sur notre activité.”
sur le marché européen?
L’impact sur le marché européen, en revanche, risque d’être plus douloureux si l’on ne réagit pas. “Soit ce changement aux États-Unis sera salvateur parce que l’on se prendra en main, soit il sera dévastateur”, nous dit-il. Dévastateur, à ce point ? “Si l’on importe davantage de produits des États-Unis, on produira moins chez nous, ce qui aura un impact sur la richesse et l’emploi, avec une balance commerciale déficitaire. La Chine pourrait également déverser ses produits chez nous si des barrières douanières importantes sont imposées aux États-Unis.” Bref, la récession est en vue.
Comment l’Europe doit-elle se prendre en main ? “Nous devons prendre des mesures pour nous réindustrialiser, effectivement, et pour soutenir le marché de la tech, insiste Fabrice Brion. Prenez le budget marketing : pour le moment, nous le déversons en large partie chez Google ou les plateformes américaines au lieu d’en faire profiter des champions européens, voire de médias comme Trends- Tendances ou L’Écho. Il est temps d’agir !” N’est-ce pas trop tard? “Je cite souvent Napoléon, quand il demandait de planter des arbres pour mettre ses armées à l’ombre. À ceux lui répondant que cela prendrait 50 ans, il répondait : ‘Mais alors, que faites-vous encore dans mon bureau ?’.”
Il y aura peut-être une augmentation des tarifs douaniers pour nos capteurs, mais cela ne devrait pas avoir d’impact majeur sur notre activité.” – Fabrice Brion (I-care)
François Michel (John Cockerill): “Cessons de caricaturer”
François Michel, CEO de John Cockerill, regrette que l’on caricature trop souvent ce qui se passe aux États-Unis. “Je fais très attention au mode d’analyse de la situation américaine, nous dit-il. Je n’aime pas du tout ce qui est systématiquement présenté comme une confrontation ou une réaction ‘face à’ Trump. C’est absolument contreproductif.” Pour John Cockerill, le marché américain est important pour accélérer sa croissance dans l’énergie et assurer une continuité dans la sidérurgie.
Le président Trump, prolonge-t-il, a été “largement soutenu, dans des circonstances particulières, avec la promesse de changer de façon assez visible un certain nombre de paramètres de la politique américaine. Évidemment, au moment de sa prise de pouvoir, il a envoyé des symboles dans plusieurs directions. Mais il est beaucoup trop tôt pour mesurer l’impact réel de ces gestes.”
Le marché américain restera vital
Pour John Cockerill, le marché américain restera vital. “Nous nous y développons fortement et nous continuerons à y investir. Je précise que nous n’investissons pas là-bas au détriment de l’Europe. Le sentiment négatif ou pessimiste qui prévaut chez nous, il ne tient qu’à nous d’y travailler. Ce n’est pas Trump qui enfonce l’économie européenne, elle était déjà en crise bien avant lui. Nos problèmes sont plus profonds.”
L’entreprise John Cockerill doit-elle s’ajuster à cette nouvelle ère? “Il y aura des ajustements, oui. On ne sait pas encore comment l’administration américaine va revoir un certain nombre de dispositifs de subventions aux énergies vertes. Nous vendrons peut-être beaucoup de systèmes pour les centrales à gaz et moins de lignes électrifiées. Ce sont des changements de cette nature. Nous avons, de toute façon, un portefeuille assez large. Nous ne sommes pas dans des industries très polluantes comme le charbon, pour des raisons profondes, mais je n’ai pas entendu que l’administration relançait les centrales à charbon. Il s’agit de régler le curseur entre les énergies décarbonées et le gaz, qui peut toujours servir de transition. Mais il n’est pas question pour le moment de désengagement dans la transition.”
“Les entreprises vont s’adapter”
Un leitmotiv : “Les entreprises vont s’adapter, à ce stade, il n’y a pas de raison d’arrêter de travailler avec les États-Unis. Il ne faut pas surréagir.”
Son autre message ? “Il faut une réponse européenne forte à la situation européenne. Nous avons des gouvernements affaiblis et une absence de dynamique économique. Les deux s’entretiennent. J’attends beaucoup du plan industriel qui sera présenté prochainement par la nouvelle Commission européenne. Il faut redonner des perspectives car le reste du monde ne nous attend pas. Il faut remettre notre maison européenne en ordre : nos problèmes de compétitivité, de marché du travail, d’intégration du marché des capitaux, etc. En plus de mesures à court terme pour améliorer la situation de façon visible. Tous les décideurs sont en attente d’un rebond. Les gros investissements sont largement gelés parce que l’on attend un signal fort.”
Ce n’est pas Trump qui enfonce l’économie européenne, elle était déjà en crise bien avant lui. Nos problèmes sont plus profonds.” – François Michel (John Cockerill)
Yves Delatte (Sonaca): “Je ne suis pas trop inquiet”
“Ce que Donald Trump fait en ce début de mandat, ce n’est plus du show au service de son électorat, mais de la musculation pour pouvoir négocier, analyse Yves Delatte, CEO de la Sonaca. Appliquer des tarifs douaniers élevés, c’est contreproductif pour tout le monde et pour les Américains en premier. L’inflation va devenir galopante aux États-Unis, qui vivent de l’import de matières premières et de biens de consommation. De tels tarifs vont augmenter le coût de la vie et affaiblir le dollar. Cela ne va pas l’aider à faire tourner leur économie. Trump utilise cela comme une menace pour faire plier ses partenaires de négociation. C’est un businessman fonctionnant au rapport de force. Et si on lui résiste, il peut courber l’échine, comme on déjà pu s’en rendre compte suite aux menaces de rétorsion de la Chine.”
“C’est une opportunité pour l’Europe de relever la tête et d’assumer enfin son statut, prolonge le responsable de l’entreprise aéronautique. Nous restons une somme de petits États à l’échelle mondiale. Trump II va nous forcer au sursaut, comme des agences de notation peuvent nous forcer à former un gouvernement car les menaces extérieures sont plus importantes que nos différends intérieurs. Nous avons une guerre à nos frontières et nous sommes incapables de nous défendre seuls.”
“Je ne pense pas que Trump veuille être celui qui a tué Boeing”
Concrètement, pour Sonaca et le secteur, est-ce une menace,? “La dernière fois que Trump a décidé de tarifs douaniers, il a préservé l’aéronautique, rappelle Yves Delatte. Le secteur, aux États-Unis, importe beaucoup d’éléments. Boeing, par exemple, importe des morceaux d’avion complets du Japon. L’ensemble des avionneurs européens, en particulier ceux actifs sur les jets, utilisent le Mexique comme base arrière pour avoir des coûts de production plus faibles. Nous pensons et espérons que le lobby de l’aéronautique fera son travail pour maintenir cette exception. Quand vous voyez l’état de santé actuel de Boeing, aller mettre des tarifs douaniers, ce serait catastrophique. Je ne pense pas que Trump veuille être celui qui a tué Boeing.”
La Sonaca, présente aux États-Unis, redoute-t-elle ce virage,? “Nous avons une stratégie de proximité et de production locale, rétorque Yves Delatte. Cela génère un bénéfice écologique et cela permet d’être davantage résilient face aux variations de taux de change et aux importations douanières. Nous développons le marché américain depuis les États-Unis. Notre business américain représente 40% du chiffre d’affaires du groupe, dont 5% seulement importés depuis le Canada ou le Mexique. Dans le premier cas, ce sont des pièces technologiques uniques au monde, et au final, ce serait Boeing qui payerait l’addition. Dans le second cas, on a la capacité de rapatrier les petites pièces de détail. En tant que CEO de Sonaca, je ne suis pas trop inquiet. Nous avons construit une stratégie de résilience face aux changements politiques.”
En tant que CEO de Sonaca, je ne suis pas trop inquiet. Nous avons construit une stratégie de résilience face aux changements politiques.” – Yves Delatte (Sonaca)
Bernard Delvaux (Etex): “L’Europe est fragilisée”
“C’est un énorme moment d’incertitude qui n’a rien de rassurant”, estime, au contraire, Bernard Delvaux, CEO d’Etex, multinationale active dans le plâtre et l’isolation pour la construction.
Historiquement, l’entreprise n’est pas présente aux États-Unis. “Pour les activités américaines, cela ne va pas changer grand-chose, dit-il. Cela va renforcer l’Amérique forte, qui produit davantage et doit moins importer. Je comprends donc le sentiment de mes collègues. L’impact des décisions de Donald Trump risque, en revanche, d’être négatif en Europe, en Amérique latine et en Asie si des tarifs douaniers importants sont imposés ou si des produits lourdement taxés sont réorientés de Chine ou du Mexique vers d’autres marchés, ce qui est possible dans nos métiers.” L’heure est à l’observation, à l’analyse et aux ajustements si nécessaire.
“Sans doute ces menaces font-elles partie d’une dynamique de négociation, ajoute Bernard Delvaux, corroborant le sentiment général. Donald Trump est un dealer. Mais s’il passait à l’acte, le résultat serait une hausse de l’inflation, c’est mathématique. Et c’est paradoxal, puisque c’est ce qu’il reprochait à l’administration Biden. Dans ce cas, il ferait vite face à une fronde.”
Quelque 160 usines dans une cinquantaine de pays
Présente dans une cinquantaine de pays avec quelque 160 usines, une entreprise comme Etex est amenée à faire des choix pour ses investissements. “Nous avons une très belle entreprise, mais nous sommes dépendants de l’Europe, dit Bernard Delvaux. Sur le continent, nous souffrons de la crise de la construction, même si la situation se redresse au Royaume-Uni et à l’Est. Nous espérons avoir touché le fond, même si nous sommes encore inquiets des situations en France et en Allemagne. À côté de cela, nous sommes heureusement présents sur des marchés à forte croissance : l’Inde, des pays du Maghreb ou d’Amérique latine, l’Australie… Il faut bien se dire que lorsque nous investissons, nous regardons où cela est le plus prometteur.”
Le problème majeur ? “L’Europe est divisée et politiquement fragile. Donald Trump l’a bien compris et fait tout pour nous diviser davantage. L’Union dispose pourtant d’un énorme poids économique, à condition d’être unie.” Ce sursaut espéré, encore…
L’Europe est divisée et politiquement fragile. Donald Trump l’a bien compris et fait tout pour nous diviser davantage.” – Bernard Delvaux (Etex)
Grégoire Dallemagne (Luminus): “Une stratégie durable”
À la tête de Luminus, dans le secteur de l’énergie, Grégoire Dallemagne insiste, lui aussi, sur l’importance pour les Européens de “prendre leur destinée en main”. “Nous disposons d’un marché de 450 millions de personnes, à nous de mettre en œuvre une stratégie industrielle et énergétique cohérente.”
“L’Europe ne dispose guère de pétrole ou de gaz, elle doit miser sur une utilisation rationnelle de l’énergie, dans notre intérêt, souligne le CEO de Luminus. Ce serait positif pour nous, que ce soit sur le plan géopolitique en assurant notre souveraineté ou sur le plan climatique. Il s’a git de mettre en œuvre une électrification massive de la société pour limiter notre dépendance aux énergies fossiles, en nous libérant de puissances comme la Russie ou les États-Unis. C’est la seule source d’énergie qui peut être produite sur notre continent.”
Pragmatique ou idéaliste ? “La Chine l’a bien compris, précise Grégoire Dallemagne. Elle a pris le lead en matière d’électrification. Son taux atteint déjà 30% de la consommation, contre 20% environ en Europe et 18% seulement en Belgique. En d’autres termes, les 80% restants sont composés d’énergies fossiles. Il est grand temps que l’Europe se réveille, là aussi !”
Investir massivement
Une stratégie existe pour atteindre une proportion de 35% d’électricité en 2030 et 60% ou davantage en 2050. Y croit-il ? “C’est le seul salut, clame le CEO. Je rejoins les industriels quand ils se sont réunis à Anvers pour rédiger une déclaration appelant à investir massivement, un vœu repris dans le rapport rédigé par Mario Draghi. Cela doit se faire sans aucun tabou : je crois évidemment aux renouvelables, dont nous sommes le premier producteur en Belgique, mais aussi au nucléaire, aux capacités de stockage, etc.” Cette vision globale doit être défendue à tous les niveaux, y compris dans le cadre du tax shift actuellement négocié par notre futur gouvernement fédéral.”
Ce à quoi l’on assiste aux États-Unis nous incite à redoubler nos efforts. Cette stratégie industrielle et énergétique européenne doit être une exigence.” – Grégoire Dallemagne (Luminus)
Pour Luminus, voilà le cap fixé dans sa propre stratégie industrielle, et l’élection de Donald Trump ne va pas la changer d’un iota, insiste Grégoire Dallemagne. “Nous augmentons de façon considérable nos investissements dans cette électrification, mais aussi dans le stockage, la flexibilité, l’offre de génie électrique à l’attention des entreprises. Ce à quoi l’on assiste aux États-Unis nous incite à redoubler nos efforts. Cette stratégie industrielle et énergétique européenne doit être une exigence.”
Dans tous les pans de l’économie belge, on scrute le ciel américain avec un mélange de pragmatisme et de foi européenne. Off the record, tout le monde ne cache toutefois pas la crainte de voir nos fragilités se renforcer. Comme le disait récemment un analyste : face à Trump, l’Europe est comme un animal figé face aux phares d’une voiture.
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