Ces trop rares entrepreneurs actifs en politique

Christophe De Caevel Journaliste Trends-Tendances
Olivier Mouton Chef news

Gestion du temps, culture du résultat, arbitrage dans les prises de décision… Les entrepreneurs sont souvent désemparés quand ils découvrent, de l’intérieur, le fonctionnement de la politique. Parviendront-ils à le rendre plus efficace ou se fondront-ils rapidement 
dans le moule ?

Les Engagés ont frappé fort dans la pré-campagne électorale en annonçant l’arrivée sur leurs listes de deux anciens Managers de l’Année (Jean-Jacques Cloquet et Yvan Verougstraete) et de l’ex-CEO de l’Union wallonne des entreprises, Olivier De Wasseige. Comme tableau de chasse entrepreneurial, on avait rarement fait mieux. Les chefs d’entreprise sont en effet très rares dans nos assemblées parlementaires et même dans les conseils communaux. Pour une évidente question de disponibilité : la notion de congé politique n’existe pas pour un dirigeant de PME. Dommage car les vrais profils de gestionnaire seraient bien utiles à nos structures publiques. Trends-Tendances a rencontré six chefs d’entreprise actifs en politique, leur posant quatre questions pour tenter d’esquisser leurs forces et faiblesses spécifiques dans ce monde qu’ils ne connaissaient pas toujours très bien avant d’y débarquer.

1. Gère-t-on une commune, une Région, un Etat comme on gère une entreprise ?

La réponse à cette question varie selon la place dans le spectre politique. Bourgmestre de la petite commune de Vresse-sur-Semois mais aussi exploitant de campings, Arnaud Allard voit d’évidentes similitudes entre les deux mondes. “Comme un chef d’entreprise, un élu communal doit être très polyvalent, explique-t-il. Nous sommes là pour amener des solutions aux problèmes qui se posent, dans des domaines très différents. Si nous ne le faisons pas, personne ne le fera pour nous. Donc oui, pour moi, on gère de la même manière. Tout est une question d’organisation.”

Arnaud Allard (LES ENGAGÉS): “Avoir une politique, c’est avoir une vision que ce soit pour sa commune, son entreprise ou sa vie personnelle. C’est un métier très noble, contrairement à l’image qu’on lui colle un peu trop souvent.” © EdA – Jacques Duchateau

LE PLUS JEUNE BOURGMESTRE DE BELGIQUE EST UN ENTREPRENEUR

Cinq petites voix ont changé un destin. Arnaud Allard avait accepté de se présenter aux élections communales de 2018 sur une liste d’intérêts citoyens (Ensemble pour une Commune Dynamique). Il espérait au mieux devenir conseiller communal. Or, non seulement sa liste a gagné mais luimême a récolté cinq voix de préférence de plus que sa tête de liste. Et le voilà, à 27 ans, bourgmestre de Vresse-sur-Semois et même plus jeune bourgmestre de Belgique.

Cette tâche, il a choisi de la mener de front avec son métier d’exploitant de campings. “J’ai besoin de cet équilibre professionnel, je ne veux pas être dépendant du vote de mes concitoyens”, dit-il. L’élu ne s’est pas contenté de gérer les affaires courantes puisque, durant son mandat, il a acheté et revendu un camping avant d’en redynamiser un autre en investissant dans une piscine et un restaurant. “Au début, je disais ‘je ne fais pas de politique, je fais de la gestion’, poursuit Arnaud Allard. Au fil du temps, j’ai réalisé que faire de la politique n’avait rien de honteux. Avoir une politique, c’est avoir une vision que ce soit pour sa commune, son entreprise ou sa vie personnelle. C’est un métier très noble, contrairement à l’image qu’on lui colle un peu trop souvent.”

Ce noble métier, Arnaud Allard souhaite pouvoir continuer à l’exercer. Il se représentera en octobre, toujours sur une liste citoyenne (mais sans doute plus en sixième position…). “J’espère que les électeurs me rendront un beau bulletin, conclut-il. Mais si l’aventure devait s’arrêter, j’ai plein d’autres choses à faire, notamment des projets entrepreneuriaux. Ce que je ne ferai jamais, c’est prendre des décisions qui me semblent idiotes mais qui pourraient me rapporter des voix.”

Arnaud Allard sera par ailleurs candidat aux élections régionales, sur la liste des Engagés dans la circonscription de DinantPhilippeville.
C.D.C.

Ancien CEO de l’aéroport de Charleroi, Jean-Jacques Cloquet, qui mène sa première campagne électorale, insiste aussi sur les points communs entre les deux rôles. “Je me suis toujours vu comme ‘un chef d’orchestre’ et c’est ainsi que je conçois le travail politique, confie-t-il. Il faut animer l’équipe, unir les forces pour atteindre les objectifs. Tout comme le chef d’entreprise n’est pas spécialiste en tout, l’homme politique ne peut pas être expert en tout. La première qualité, de part et d’autre, c’est de pouvoir s’entourer correctement.”

S’entourer, c’est peut-être plus évident pour un vice-Premier ministre qui dispose d’un large cabinet que pour le bourgmestre de Vresse-sur-Semois. David Clarinval estime, en tout cas, que les modes de gestion n’ont rien à voir. “Ceux qui disent le contraire ne connaissent pas les deux réalités”, dit l’élu libéral, qui a cogéré l’entreprise familiale Clarinval Constructions. La différence fondamentale est, selon lui, à rechercher dans les motivations de ses actions. “Une entreprise est là pour gagner de l’argent, afin de réinvestir, rémunérer les actionnaires et les travailleurs, résume David Clarinval. L’autorité publique doit également tenir compte des aspects financiers, mais on jugera les responsables politiques sur des notions comme la justice sociale, le bien-être de la population, l’entretien des infrastructures publiques, plutôt que sur le bonus dégagé à la fin de l’année.”

Jean-Jacques Cloquet (LES ENGAGÉS): “Je me suis toujours vu comme ‘un chef d’orchestre’ et c’est ainsi que je conçois le travail politique.” © BELGIAN_FREELANCE

LA NOUVELLE VIE DE JEAN-JACQUES CLOQUET

“J’avais tendance à devenir un peu râleur.”
A 63 ans, Jean-Jacques Cloquet ne se voulait ni aigri ni je-m’en-foutiste. “C’était le moment où je pouvais renvoyer une certaine expertise, on m’a tendue une perche, plusieurs mêmes, et j’en ai saisi une, dit-il. Ces dernières semaines, j’ai rencontré des mandataires de tous les partis. Ils me donnent des conseils, me disent de faire attention à ceci ou à cela. C’est remarquable comme accueil.”

En dehors du milieu, les réactions, y compris de proches, sont parfois plus dures, sur l’air de “de toute façon, rien ne changera jamais”. “C’est dommage, cette vision négative de la politique, poursuit Jean-Jacques Cloquet. La politique, c’est une entreprise hyper-complexe à gérer. Je vais essayer d’y apporter mon expérience de vie, de défendre et porter des projets dans l’intérêt de la Wallonie. Ce rejet de la politique, ce n’est pas normal, il faut absolument y remédier. Je pense que l’ouverture aux entrepreneurs et plus largement à la société civile peut y contribuer.”

Ingénieur énergéticien (UMons), JeanJacques Cloquet a été cadre chez Solvay avant de devenir CEO de l’aéroport de Charleroi (mandat qui lui valut le titre de Manager de l’Année en 2018 ) puis de bifurquer vers Pairi Daiza. Il est aussi connu pour avoir été un solide défenseur du Sporting de Charleroi dans les années 1980. Il conduira la liste des Engagés aux élections régionales dans la circonscription de Charleroi.
C.D.C.

“L’entreprise doit être rentable, sinon elle meurt, abonde Laurent Agache, député wallon et patron de la brasserie du Cazeau à Templeuve. En politique, nous sommes élus pour rendre des services à la société, services qui, par définition, ne sont généralement pas rentables. Nous apportons toutefois, je pense, une habitude d’efficacité qui peut être précieuse à la gestion publique.” Il pointe une autre différence majeure entre ses deux métiers : la solitude du chef d’entreprise. “On écoute, on discute mais, à la fin, l’entrepreneur décide seul, dit -il. En politique, et c’est encore plus vrai dans des coalitions, il faut négocier, parfois longtemps, les décisions avec les partenaires et, ensuite, porter le compromis devant l’opinion, même si l’on n’est pas d’accord avec tout.”

2. Qu’apportent les entrepreneurs à la vie politique ?

“Leur agilité, leur capacité de résilience mais aussi leurs compétences en gestion et leur capacité à innover enrichissent la gouvernance en favorisant des solutions pragmatiques.” La CEO de l’Union wallonne des entreprises Cécile Neven résume ainsi en une phrase l’apport des dirigeants d’entreprise au fonctionnement de la vie politique.

Nos interlocuteurs mettent tous l’accent sur les réalités de terrain, que leurs collègues ne maîtrisent pas toujours parfaitement. “Quand je reçois une offre de prix, ça me parle en tant que chef d’entreprise”, dit Arnaud Allard. “Les métiers pénibles, je sais ce que c’est. J’ai vu des gens transporter des bagages de 20 kg et j’ai bien conscience qu’on ne peut pas faire cela jusqu’à 65 ans, ajoute Jean-Jacques Cloquet. Le défi est alors de trouver comment permettre à ces gens de continuer à travailler le plus longtemps possible. Le terrain, c’est aussi ces problèmes de mobilité, de garde d’enfants et autres qui freinent l’accès à l’emploi.”

Ce raisonnement vaut tout autant pour du personnel de santé, des ouvriers ou des enseignants, qui amènent chacun leur expertise propre dans les assemblées politiques. Les chefs d’entreprise apportent toutefois une autre spécificité : la gouvernance, en particulier le travail par objectifs, plans d’action et évaluation…

Yvan Verougstraete (LES ENGAGÉS): “Toute ma vie, j’ai été évalué sur des bilans. En politique, par contre, on n’est pas évalué sur son bilan, mais sur ce que l’on va promettre aux gens. C’est bizarre, non?”

YVAN VEROUGSTRAETE VOULAIT “FAIRE PRESSION SUR LES POLITIQUES”

Yvan Verougstraete fut désigné Manager de l’Année de TrendsTendances en 2019. Il avait alors réussi le pari fou de Medi-Market, ce groupe de parapharmacies lancé pour démocratiser le marché des médicaments. “Après avoir vendu Medi-Market, j’ai pris six mois de réflexion, explique-t-il. Quand on est CEO, on a le nez dans le guidon et on ne voit plus rien d’autre. Je voulais sentir ce qui me parle vraiment. J’ai cherché un master dans une université, je n’ai pas trouvé et j’ai fini par préparer mon propre master. J’ai étudié les grands sujets: écologie, fracture sociale… Pour chacun de ces thèmes, je m’imposais un travail, des conférences… En lisant sur ces thématiques, j’ai pris une claque: les problèmes sont tels que l’on doit évoluer vers un autre modèle.”

Au départ, il envisage de créer un studio pour lancer des start-up dans le retail. “Mais plus j’avançais dans ce master, plus je me disais qu’il y avait des questions beaucoup plus structurantes que cela. Avec l’expérience et l’autonomie financière acquises, je me suis dit que je pourrais être plus utile encore. Dans un premier temps, j’ai pensé créer une ASBL pour faire pression sur le politique parce qu’un de mes constats, c’est que le politique est prêt à tout dire pour plaire à l’opinion ou la tranche d’opinion qu’il vise. Mais mon frère m’a rapidement dit: ‘Le meilleur moyen de faire pression sur le politique, c’est de devenir un politique toi-même’. Après avoir lu les programmes, c’est alors que j’ai pris contact avec Maxime Prévot parce que la dynamique des Engagés me plaisait: le manifeste correspond à ces grandes fractures que j’avais décelées.”

En mai 2022, il rejoint le parti et en devient vice-président en charge de la réflexion politique. Il sera tête de liste aux élections européennes. “Comme parlementaire, je me suis dit que c’est là que je pourrais avoir le plus grand impact.”
Parallèlement, il a investi dans Prego!, une chaîne de traiteurs italiens.
O.M.

“Toute ma vie, j’ai été évalué sur des bilans, que je défendais en fin d’année devant le conseil d’administration, pointe Yvan Verougstraete, ancien CEO de Medi-Market. En politique, par contre, on n’est pas évalué sur son bilan mais sur ce que l’on va promettre aux gens. C’est bizarre, non? Je vais essayer de garder mes réflexes du privé. Même si on me dit que l’on se moque du bilan, je continuerai à présenter le mien.” Son comparse Jean-Jacques Cloquet veut même en faire un mode de fonctionnement très régulier. “Comme un patron qui va devant son CA, je veux faire fréquemment, tous les trimestres peut-être, le point de l’avancement des dossiers, de ce qui a été obtenu, de ce qui a été réorienté ou abandonné, en expliquant pourquoi évidemment, dit-il. Avoir un tableau de bord, des indicateurs et rendre des comptes, c’est ce que les gens attendent de nous. Je ne viens pas en politique pour critiquer les uns et les autres mais pour porter des projets. Des projets, ce sont des objectifs et des plans d’action.”

Le député libéral flamand Christian Leysen, administrateur de sociétés et notamment fondateur de l’entreprise Xylos, prend l’exemple de la politique énergétique fédérale qui a été adaptée aux réalités de terrain et aux objectifs. “Nous sommes retombés sur terre en reconnaissant que l’on ne pourra pas se passer du nucléaire, dit-il. Beaucoup de gens le pensaient mais n’osaient pas le dire parce que c’était un mantra imposé par les écologistes. Aucun moyen de production ne résoudra tout à lui seul, nous avons besoin de diversité. Dans un tel dossier, les entrepreneurs ont apporté une dose de pragmatisme.”

Christian Leysen (OPEN VLD): “Un entrepreneur peut utiliser son énergie pour réformer. Il peut aussi faire en sorte que l’on ne se résigne pas, ce qui est beaucoup trop souvent le cas en politique.” © BELGA/BELPRESS

CHRISTIAN LEYSEN EST VENU EN POLITIQUE “POUR UN SEUL MANDAT”

Né en 1954, l’Anversois Christian Leysen a fondé l’entreprise ICT Xylos, puis il a repris le contrôle de l’entreprise familiale de logistique Ahlers en tant que troisième génération. Actif comme administrateur dans des sociétés aussi bien publiques que cotées en Bourse, il baigne depuis toujours dans le privé.

En 2019, il se lance dans le bain de la politique et est élu député de l’Open Vld. Pour un seul mandat, il l’avait annoncé d’emblée. “Je me suis toujours intéressé à la chose publique, dit-il. J’ai été notamment conseiller communal il y des années de cela et membre du parti libéral, même si je n’étais pas toujours en phase avec ses positions. Il y a quatre ans, j’avais décidé de passer la gestion journalière d’Ahlers à mon successeur. J’ai bien senti que retourner à la maison plein temps, ce n’était pas une option. J’ai donc proposé à Philippe De Backer (ancien ministre fédéral) de l’aider dans sa campagne en vue des élections de 2019 et, éventuellement, de pousser la liste. Mais le jour de la présentation des listes, il annonce qu’il retourne dans le privé. Je me suis donc retrouvé parachuté en tête de liste sans avoir rien demandé. Et j’avais l’avantage de ne plus avoir une carrière à faire, cela aide si l’on veut faire bouger les choses.”

A l’issue de son expérience, à 69 ans, il vient de publier en néerlandais, un livre, Burgerdienst in de Wetstraat (“Service citoyen à la rue de la Loi”, éd. Pelckmans), dans lequel il tire les leçons de son expérience qu’il a jugée passionnante. “J’essaie de décrire la vie telle qu’elle est en politique avec ses bons et ses mauvais côtés, dit-il. Aujourd’hui, tout est noir ou blanc, mais les politiques ne sont jamais que les représentants des citoyens: il y a des bons et des moins bons, des travailleurs et des paresseux, des motivés et des moins motivés.”
O.M.

Leur expérience de management est par ailleurs utile pour gérer une administration, un cabinet ou tout simplement une équipe de collaborateurs. “En tant qu’entrepreneur, on peut davantage mettre l’accent sur la transparence et la gestion saine des deniers publics, insiste Christian Leysen. Je me suis employé pour qu’à la Chambre, on évalue davantage les comptes et qu’il y ait à sa tête des gens capables de faire bouger une organisation vieille de plus de 200 ans. Un entrepreneur peut utiliser son énergie pour réformer. Il peut aussi faire en sorte que l’on ne se résigne pas, ce qui est beaucoup trop souvent le cas en politique.”

3. Quels sont les handicaps spécifiques des entre­preneurs quand ils entrent dans la vie politique ?

“Le matin, en me levant, si j’avais envie d’acheter une camionnette pour mes équipes, je l’achetais, raconte David Clarinval. J’étais responsable de cette décision: si elle était mauvaise, les problèmes arrivaient très vite. Les retours sont directs et rapides.” Le fonctionnement politique n’a rien à voir, les décisions se concertent avec les partenaires, les secteurs, les syndicats, des organismes publics, etc. “Cela peut durer des mois, voire plus d’une année, soupire le vice-Premier ministre. En fin de compte, vous prenez une décision qui n’est peut-être plus celle que vous souhaitiez et les responsabilités sont diluées. Les entrepreneurs qui se lancent en politique en voulant casser la baraque, en montrant aux politiciens comment on prend des décisions, se rendent compte que ce n’est pas possible d’agir de la même manière. Après six mois ou un an, certains se lassent et retournent dans leur entreprise.”

David Clarinval (MR): “On jugera les responsables politiques sur des notions comme la justice sociale, le bien-être de la population, l’entretien des infrastructures publiques, plutôt que sur le bonus dégagé à la fin de l’année.”

DAVID CLARINVAL COGÉRAIT L’ENTREPRISE FAMILIALE DE CONSTRUCTION

Vice-Premier ministre MR, en charge des Classes moyennes et des Indépendants, David Clarinval se veut le porte-voix des entreprises au fédéral. Il est marqué par son entreprise familiale, Clarinval Constructions. “J’ai toujours été baigné dans le monde des entreprises puisque mon père était luimême indépendant, mes oncles et ma sœur également, dit-il. Pour mes premiers jobs en tant qu’étudiant, j’ai travaillé sur les toits avec les ouvriers de l’entreprise ou dans les ateliers de soudure. Le fait d’avoir baigné dans ce monde des indépendants a guidé mes valeurs.”

Sa carrière l’a pourtant mené en politique, aussi. “J’aimais cela, j’ai étudié les sciences politiques à Louvain-la-Neuve: l’idéalisme me guidait, je trouvais que c’était la meilleure manière de rendre justice dans ce monde. Au lendemain de mes études, en 1999, j’ai travaillé comme attaché parlementaire, puis je suis devenu bourgmestre de Bièvre en 2001. Mon père a eu un grave accident de santé, un AVC, en 2005: pendant un an, je suis revenu dans l’entreprise auprès de ma sœur pour reprendre tout ce qui était administratif, financier et commercial. C’est le moment où le MR a été rejeté dans l’opposition en Wallonie.”

Le destin le ramène à nouveau dans le privé, avant sa carrière ministérielle. “En 2015, dix ans plus tard, au départ de mon père à la pension, j’ai racheté l’entreprise avec ma sœur et mon frère, j’en suis devenu cogérant dans un premier temps. Cela m’a permis de comprendre tous les enjeux rencontrés par les entreprises. En devenant ministre fédéral, en 2019, j’ai dû arrêter cette cogérance puisque c’est incompatible. Je suis toujours actionnaire, mais c’est ma sœur qui est la gérante. Je n’ai plus de rôle direct, comme la loi le prévoit, depuis 2019.”
O.M.

Cette gestion du temps, à la fois de la prise de décision et ensuite de son exécution, est l’une des différences les plus marquantes entre les deux mondes. “Les délais pour mettre en place une décision dépassent parfois l’entendement, regrette Arnaud Allard. Quand on vient du monde de l’entreprise, c’est vraiment compliqué de s’y adapter. Pour réaliser quelques kilomètres de pistes Ravel, j’ai dû introduire huit dossiers différents, avec chaque fois des procédures spécifiques. Cela représente cinq ans de travail, c’est vraiment beaucoup d’énergie pour avancer un tout petit peu. Nous vivons dans une société de l’immédiateté mais les procédures administratives sont encore d’un autre âge et la population a de plus en plus de mal à le comprendre.”

Le bourgmestre comprend l’intérêt des contrôles mais préférerait un fonctionnement basé sur la confiance, avec des coups de sonde pour vérifier la bonne utilisation des deniers publics, plutôt que ces procédures très lourdes qui ralentissent excessivement les dossiers. “Que l’on dirige une entreprise ou une collectivité publique, à un moment donné, si on ne délègue pas, si on ne fait pas confiance aux autres, on ne s’en sort plus, dit-il. Ce contrôle permanent, c’est pour moi l’un des grands maux de la Wallonie.” “Quand on agit avec l’argent public, on a évidemment besoin de garanties qu’il sera utilisé à bon escient, ajoute Laurent Agache. Mais la charge administrative pourrait, je pense, être allégée. C’est incroyable le nombre de documents qu’il faut remplir pour avoir accès aux aides publiques par exemple.”

Laurent Agache (ECOLO): “En tant que chef d’entreprise, je suis valorisé quand je prends des risques. En politique, le risque est rarement récompensé.” © BELGA

LAURENT AGACHE, LE DÉPUTÉ-BRASSEUR

La brasserie du Cazeau à Templeuve (Tournai) doit être l’une des plus anciennes du pays puisqu’elle existe depuis… 1753. “Nous en sommes à la huitième génération de brasseurs”, dit fièrement Laurent Agache. Il a relancé, en 2004, la production de bière que son papa avait arrêtée en 1969 pour se concentrer sur l’exploitation agricole et la distribution de boissons. La petite brasserie emploie aujourd’hui trois personnes et exporte 20% de sa production.

“J’étais en déplacement en Italie pour la brasserie, quand j’ai appris que Bénédicte Linard avait été désignée ministre et que, donc, j’allais siéger comme suppléant au Parlement wallon”, raconte Laurent Agache. Une surprise pour cet ingénieur civil en construction qui avait déjà été candidat d’ouverture chez Ecolo en 2014 et élu conseiller communal à Tournai en 2018. “Ce ne fut pas facile au début, je n’avais pas les codes, dit-il. Je ne comprenais pas les enjeux sous-jacents, qui expliquent parfois des positionnements. Je ne savais pas comment formuler une question parlementaire et, aujourd’hui, je ne maîtrise toujours pas vraiment l’art de la réplique.”

Son regard sur la politique a évolué durant son mandat. “Quand je discute avec mes collègues des autres partis, je vois que nous ne sommes pas si éloignés que cela, constate Laurent Agache. Entre nous, nous pourrions assez facilement trouver un consensus. Mais le poids des présidents de parti nous en empêche souvent. Je savais qu’ils intervenaient mais j’ignorais que c’était à ce point-là. Sincèrement, tout ce qui peut affaiblir le pouvoir des présidents de parti est bon à prendre.”

Laurent Agache, 53 ans, ne sollicitera pas un nouveau mandat parlementaire, afin de se reconcentrer sur la brasserie. “Mon mandat a marqué un arrêt dans le développement de la brasserie, nous n’avons plus innové depuis, dit-il. Mais je n’exclus pas de revenir plus tard. Les allers-retours entre la politique et l’entreprise sont, je pense, une excellente chose.”
C.D.C.

L’utilisation des deniers publics, c’est ce qui interpelle le plus le néo-politicien qu’est Yvan Verougstraete. “On me dit souvent que les budgets, on ne les respecte pas, s’étonne-t-il. Dans le privé, pardon, mais si vous ne respectez pas les budgets, vous devrez vous expliquer devant votre conseil d’administration. Les prix de l’extension du métro de Bruxelles explosent. Dans le privé, les responsables seraient virés. Mais en politique, il n’y a jamais de sanction pour de tels dérapages. Moi, je ne donnerais pas 50% de mes revenus à des gens qui ne connaissent pas l’économie, ou si peu.” Depuis qu’il s’est lancé dans l’arène politique, l’ancien Manager de l’Année est plutôt surpris par l’aspect “extrêmement compétitif” de ce milieu. “C’est toi ou moi. Pour gagner, il y a de grandes chances que l’on te pique ta place, confie-t-il. C’est un aspect vraiment bizarre que je n’ai jamais connu dans le monde de l’entreprise. Chez Medi-Market, nous étions environ 600 et je n’ai jamais vu quelqu’un mettre une banane sous le pied d’un collègue pour passer devant. Il est vrai que nous étions en croissance et qu’il y avait de la place pour tout le monde.” Cette vision contraste avec celle de Jean-Jacques Cloquet qui se réjouit de l’accueil de ses futurs collègues et des conseils donnés par des personnalités de tous les partis. “J’apprends les arcanes du fonctionnement d’un parti, parfois je suis complètement paumé, sourit-il. Composer ma liste, trouver des candidats, je n’ai jamais fait cela. Heureusement, nous travaillons en équipe et je suis le chef d’orchestre. J’étudie le programme des Engagés, y compris dans les domaines que je connais moins bien. J’ai parfois un peu l’impression de retourner à l’unif en faisant cela !”

4. L’engagement modifie-t-il le regard sur l’entrepreneuriat 
et sur la politique ?

En passant de l’autre côté de la barrière, ces entrepreneurs ont bousculé certains de leurs préjugés. “Avant, je pouvais être très critique vis-à-vis des ‘dinosaures politiques’, confie Laurent Agache. Aujourd’hui, je suis plus nuancé. Le Parlement devrait certes mieux refléter la diversité de la population mais la présence de personnes qui connaissent tous les rouages et qui savent comment on crée un décret est précieuse.”

L’un des écueils du fonctionnement politique, c’est, paradoxalement, la démocratie elle-même. “Emmener les gens avec soi, c’est complexe, reconnaît Yvan Verougstraete. Il y a des politiques qui bossent énormément, mais ce ne sont pas forcément ceux qui font le plus de voix. Le citoyen réclame du renouveau, mais vous pouvez être sûr qu’Elio Di Rupo fera encore 200.000 ou 300.000 voix à l’Europe. Les ‘fils de’ font tout de suite un carton sans avoir rien prouvé. Pourquoi les citoyens se comportent-ils comme ça? Avec cette prime à la notoriété, la politique est un système qui s’auto-protège.” Cela n’incite évidemment pas au renouvellement et à la disruption. “En tant que chef d’entreprise, je suis valorisé quand je prends des risques, résume Laurent Agache. En politique, le risque est rarement récompensé. Il y a une prime, si pas au conservatisme, au moins à ne pas trop bouger les lignes.”

L’audace et le changement rapporteraient donc très peu en politique belge, alors que, pourtant, les élus sont très décriés. Dès qu’il s’est affiché comme futur candidat, Jean-Jacques Cloquet a pu constater qu’il était devenu une “cible” , comme la plupart des mandataires politiques. “C’est injuste car quand je vois le travail des bourgmestres, tous partis confondus, je tire mon chapeau, dit-il. Ils doivent dormir avec leur téléphone sous l’oreiller car on les sollicite à tous moments. Des erreurs, tout le monde en commet. L’important est de les reconnaître, les gens attendent cela. Il faut connaître ses limites et savoir, dans certaines matières, se tourner vers des partenaires extérieurs, voire vers l’opposition. C’est mon état d’esprit et, à 63 ans, je ne changerai pas ! Je suis un ingénieur énergéticien, j’aborde les dossiers avec des données, des chiffres, des arguments.”

Arnaud Allard souligne aussi la difficulté de gérer “des gens qui n’ont plus l’habitude qu’on leur dise non” et le poids des “raccourcis” pour décrédibiliser leur travail. “Quand j’entends ce que j’entends en gérant une commune de 2.500 habitants, je ne me permettrais certainement pas de jeter la pierre à des ministres fédéraux qui doivent, eux, gérer 11 millions de Belges, avec des attentes très différentes”, lâche-t-il. Au passage, il concède que son élection peut être positive pour son travail d’entrepreneur. “Devenir bourgmestre à 27 ans m’a évidemment faire progresser au niveau maturité et légitimité, confie Arnaud Allard. Cela m’a introduit, de fait, dans une série de milieux où je n’aurais sans doute pas été aussi à l’aise sans être bourgmestre.”

Ces passerelles entre les milieux, y compris entre la politique et les entreprises, sont facilitées par la taille du pays qui fait que les gens se connaissent souvent par un biais ou un autre, ce qui est moins le cas en France ou en Allemagne. “Je ne dirais donc pas que le monde politique n’écoute pas les entreprises, précise Christian Leysen. Par contre, c’est vrai, il y a souvent un manque de courage dans les décisions et des affinités plus grandes avec les syndicats, surtout au sud du pays. Cela changera peut-être quand on percevra le risque réel qui pèse sur notre compétitivité.”

David Clarinval reste toutefois perplexe face à la méconnaissance du monde politique pour les réalités du monde entrepreneurial. “Je l’ai notamment vécu lorsque tous les partis de gauche voulaient supprimer la mesure ‘zéro coti’, se souvient le vice-Premier ministre. Ils considéraient cela comme des subsides aux entreprises, alors que cela permet aux PME d’engager leur premier travailleur et d’amorcer la machine pour créer de l’emploi. C’est sans doute la politique la plus intelligente mise en œuvre dans ce pays depuis des années mais j’étais le seul à le comprendre autour de la table gouvernementale.” Ce discours vaut à David Clarinval l’étiquette “d’homme des lobbies”. “J’en suis fier, martèle-t-il. Derrière les entreprises, il y a des gens qui travaillent, qui produisent, qui créent de l’activité. Quand on discute de la nécessité de réduire la production de plastique, je suis d’accord avec les écologistes. Mais il faut le faire de façon intelligente de façon à ce que les entreprises puissent s’adapter. Ne tuons pas les entreprises présentes en Belgique en voulant leur imposer des contraintes plus dures qu’ailleurs.”

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content