Ces patrons plus forts que les Etats
Elon Musk, Jeff Bezos, Marc Zuckerberg… Une poignée d’hommes, immensément fortunés, utilisant des technologies révolutionnaires et nourris de rêves mégalomanes, détiennent un pouvoir systémique, constate l’essayiste française Christine Kerdellant. Les museler ne sera pas facile.
“Ils sont six, tous Américains, et ils sont planétaires, hors d’atteinte des collecteurs d’impôts et des régulateurs. Leur richesse personnelle dépasse l’entendement : 50, 100, 150 milliards, au gré des humeurs de la Bourse. Ils disent qu’ils veulent sauver le monde, mais la pandémie de covid les a surtout enrichis. Même lorsque leurs actions perdent de la valeur, ils pèsent toujours plus lourd que la plupart des Etats de la planète. Leur nom ? Elon Musk (SpaceX, Tesla, X), Jeff Bezos (Amazon), Mark Zuckerberg (Facebook-Meta), Bill Gates (Microsoft), Sergueï Brin et Larry Page (Google). Ces six-là détiennent un pouvoir systémique.”
Pouvoir systémique
“Ce qui pose vraiment question, aujourd’hui, dit-elle, n’est pas tant la richesse amassée par les 2.700 milliardaires que compte la planète, que le pouvoir exorbitant d’une poignée d’entre eux. Ces quelques hommes (il n‘y a pas de femme dans le club) sont littéralement plus forts que les Etats et exercent un pouvoir “systémique”.
Dans son dernier essai sur ces “milliardaires plus forts que les Etats” (*), la journaliste et essayiste française Christine Kerdellant plante le décor. Qu’une puissance économique vienne titiller la puissance politique, ce n’est pas neuf. Dans l’Europe de la Renaissance, les familles de banquiers comme les Médicis ont donné des papes, des princes, des reines de France… Au 19e siècle, les Etats-Unis ont connu le règne des “barons voleurs”, les Rockefeller (pétrole), Carnegie (sidérurgie), Vanderbilt (transport maritime et ferroviaire).
Des personnalités dont la richesse n’a rien à envier à celle des Musk, Bezos ou Gates d’aujourd’hui. La fortune de John D. Rockefeller a été évaluée à environ 400 milliards de dollars d’aujourd’hui. Celle d’Andrew Carnegie à plus de 300 milliards. Aujourd’hui encore, John D. Rockefeller est considéré comme l’homme le plus riche que le monde industrialisé ait connu et son emprise était telle que la justice américaine ordonna le démantèlement de son groupe, la Standard Oil, en 1914.
Mais les quelques milliardaires pointés du doigt aujourd’hui ont quelque chose en plus. Ils contrôlent trois puissances. Primo, celle de l’argent : ils peuvent dépenser sur les thématiques qui les intéressent bien plus que la plupart des Etats. Celle de la technologie : ils sont à la tête d’entreprises qui façonnent la planète. Ils sont les rois de l’intelligence artificielle, du cloud, des réseaux sociaux (et donc de la collecte des données), des moteurs de recherche (et donc de la collecte de la publicité), mais aussi des lanceurs spatiaux et des implants cérébraux. Et la dernière puissance est celle portée par leurs rêves messianiques : ils ont des ambitions et des projets sans commune mesure avec les ambitions du reste de l’humanité. Ils veulent coloniser Mars. Ils veulent vaincre la mort. Ils veulent augmenter l’homme. Ils se prennent pour des dieux. Et ils en ont le pouvoir.
“Ces nouveaux ultra-riches confisquent aux Etats certaines prérogatives régaliennes, c’est-à-dire des missions censées relever exclusivement de l’autorité souveraine, observe Christine Kerdellant. Ils se sont introduits dans le spatial, la santé, la défense, la diplomatie, l’éducation – ou plutôt le savoir et l’influence sur les esprits…”
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Quelques exemples de ce pouvoir “systémique”. Sans les 5.000 satellites du réseau Starlink d’Elon Musk, qui permettent à ses soldats de communiquer et de guider drones et missiles, l’Ukraine n’aurait pu défier l’armée russe. Elon Musk, à l’image d’un Etat, a d’ailleurs publié son plan de paix pour résoudre les conflits ukrainien ou taiwanais. Sans Bill Gates, deuxième donateur à l’OMS, les efforts pour améliorer la santé mondiale, de la vaccination à la lutte contre le paludisme, n’auraient pu être entrepris. Sans Facebook et Mark Zuckerberg, qui ont permis à Cambridge Analytica de récolter une masse de données afin de cibler les électeurs les plus réceptifs aux fakes news, le Brexit n’aurait pas eu lieu.
Ces milliardaires ont des ambitions et des projets sans commune mesure avec les ambitions du reste de l’humanité.
Le cas Bill Gates
“Larry Page, rappelle Christine Kerdellant, avait dit en 2004 que Google sera un jour inclus dans votre cerveau et vous poserez une question à laquelle vous n’aurez pas la réponse. Et s’il y a une communication du cerveau vers l’ordinateur ou la base de données, elle peut aussi se faire dans l‘autre sens.”
Vingt ans plus tard, ce projet est en passe d’être réalisé. Elon Musk avec Neuralink, Jef Bezos et Bill Gates avec Synchron travaillent sur des implants cervicaux, première étape de la fusion entre l’homme et la machine. Sergueï Brin, Larry Page et l’ancien directeur technique de Google Ray Kurzweil travaillent sur l’immortalité et la “singularité”, c’est-à-dire le moment où l’intelligence artificielle surpassera l’intelligence humaine. Les deux premiers ont créé un laboratoire, California Life Company, qui cherche les moyens de prolonger la vie humaine. Le second table sur la digitalisation de notre cerveau qui continuerait donc à “vivre” en dehors de son enveloppe corporelle.
Le cas de Bill Gates, fondateur de Microsoft, est un peu différent. “Il n’a pas les mêmes rêves messianiques. Je combats les fake news et les autres théories du complot qui gravitent autour de lui, souligne Christine Kerdellant. Il a donné une grande partie de sa fortune à la fondation qu’il a créée avec Warren Buffett. Mais il détient lui aussi une puissance systémique, parce que c‘est lui qui gouverne la santé mondiale. Si sa fondation se retire des programmes de l’OMS, c’est une catastrophe. Mais c’est lui qui peut choisir quels types de programmes soutenir, à quels pays donner la priorité pour telle campagne de vaccination.”
Et puis, Bill Gates reste un personnage ambigu. Il a été de ceux qui, en 2015, avait lancé un appel contre les dangers de l’intelligence artificielle. Mais depuis que Microsoft y a investi massivement au travers d’OpenAI, il a revu ses batteries. Et Bill Gates a investi dans Synchron, une société qui, comme Neuralink d’Elon Musk, développe des puces à implanter dans le cerveau, premier pas vers “l’homme augmenté”.
Touchez pas au grisbi
Avant d’aller plus loin, une observation frappe immédiatement : ces six personnalités sont toutes américaines. Pourtant, la Chine aussi possède de formidables entrepreneurs, rois de la tech. On pense à Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, qui ne manquait pas de projets ambitieux lui non plus. Au moment où il a voulu introduire Ant en Bourse, la filiale financière d’Alibaba, Jack Ma était un homme très puissant. “Il était à la fois assureur, courtier. Il avait l‘épargne des gens, il pouvait octroyer presque sans garantie des crédits à la consommation de 300 dollars à des millions de Chinois. Il devenait un danger systémique pour le système financier chinois. Il était donc d‘une certaine manière plus fort que l‘Etat.”
Mais le régime chinois ne pouvait pas l’accepter. Jack Ma a donc été brutalement mis au pas. L’IPO de Ant a été interdite, le groupe a été démantelé, Jack Ma a disparu des radars pendant de longs mois, pour réapparaître après avoir suivi une rééducation, et après avoir perdu une grande partie de sa fortune et son regard pétillant. Il est désormais un modeste professeur, enseignant à Hong Kong, Tel-Aviv et Kigali…
Cette méthode radicale ne peut évidemment pas s’appliquer dans un régime démocratique. Mais il y a un point commun entre la Chine et les démocraties libérales. On ne touche pas au grisbi. Lorsque l’on s’attaque à la monnaie, l’opposition des Etats se fait en effet bien plus coriace, car il s’agit pour eux d’une compétence existentielle.
Mark Zuckerberg l’a expérimenté lorsqu’il a voulu créer sa propre monnaie, la Libra. Il avait pourtant réuni un groupe de sociétés diversifié (PayPal, Mastercard, Visa, Spotify, Uber, etc.). Mais après avoir présenté son projet de stable coin, monnaie digitale reposant sur un panier de cinq monnaies légales (dollar, euro, livre sterling, yen, dollar de Singapour), le projet a été retoqué par les banquiers centraux et les ministres des Finances des pays industrialisés.
“Ils savaient très bien que si Facebook avait sa monnaie, Amazon aurait ensuite la sienne, puis tous auraient la leur, explique Christine Kerdellant. Et comme il s’agissait d’une monnaie reposant sur un panier de devises, le jour où Facebook aurait décidé de modifier son panier et, par exemple de retirer l’euro, ce dernier allait s’effondrer, parce que la monnaie Facebook aurait potentiellement pu être utilisée par des milliards de personnes, alors que la zone euro en compte moins de 400 millions. Le projet était donc très dangereux.”
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Triple menace
Toutefois, pour une bataille gagnée, combien de combats perdus… “En matière d’amendes (ndlr: imposées aux Gafam), le track record de l’Union européenne est catastrophique”, disait voici un peu plus d’un an André Loesekrug-Pietri, qui dirige le JEDI (la Joint European Disruptive Initiative). Entre 2006 et 2022, l’Europe a imposé 23,4 milliards d’amendes aux Gafam, mais seuls 3,5 milliards ont été effectivement payés. Les 13 milliards qui avaient été imposés à Apple ont par exemple été annulés par la Cour européenne de Justice. Et que pèsent des amendes totalisant 3 ou 4 milliards d’euros sur un groupe d’entreprises qui ont réalisé plus de 300 milliards d’euros de bénéfices nets l’an dernier ?
En termes de fiscalité, les entreprises du “club des six”, comme les autres grandes multinationales, échappent encore bien souvent à l’impôt. Certes, poussés par l’OCDE, les pays industrialisés ont signé un double accord destiné à imposer a minima les grands groupes transnationaux. Le pilier 2 de cet accord négocié à 136 pays commence à entrer en application cette année. Il impose un impôt minimal de 15% sur les bénéfices des entreprises multinationales dont le chiffre d’affaires dépasse 750 millions d’euros.
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En revanche, le pilier 1, souvent baptisé la taxe Gafa parce qu’il s’applique aux plateformes de vente en ligne dont le chiffre d’affaires atteint 20 milliards d’euros, n’a toujours pas dépassé le cadre d’un accord de principe. Officiellement, il oblige ces plateformes à payer des impôts là où elles réalisent leurs ventes. Selon l’OCDE, environ 200 milliards de dollars de bénéfices seraient concernés, et cela permettrait de faire rentrer, selon les estimations, entre 17 et 32 milliards de dollars dans les caisses des Etats. Mais pour que cette mesure entre en application, il convient de voter les textes d’applications. Or le Congrès américain ne le veut pas. Ce n’est pas très étonnant lorsque l’on connaît la force des lobbys à Washington.
Un autre domaine où les Etats paraissent impuissants est la lutte contre l’abus de position dominante et la destruction systématique de la concurrence qui caractérisent des groupes comme Amazon. Dans un réquisitoire accablant (Amazon confidentiel, publié ces jours-ci aux éditions Grasset), une journaliste du Wall Street Journal, Dana Mattioli, décrit par le menu toutes les stratégies mises en place par Amazon pour étouffer, ruiner, copier, racheter leurs concurrents, un domaine d’activités après l’autre.
En termes de fiscalité, les entreprises du “club des six” échappent encore bien souvent à l’impôt.
L’abus de position dominante est également patent chez Google, dont le chiffre d’affaires publicitaire atteignait l’an dernier 238 milliards de dollars.
L’administration Biden a nommé en 2021 à la tête de la FCC (l’agence américaine pour la protection du consommateur), une jeune juriste, Lina Khan, qui a porté avec d’autres une proposition de législation anti-trust. Mais elle n’a pas passé la barre du Congrès. Reste la justice. La FTC (le régulateur américain de la concurrence) a engagé à la fin de l’an dernier un procès contre Amazon, soupçonné d’avoir construit un monopole illégal.
Modérer les bénéfices ?
En Europe, beaucoup d’espoirs sont placés dans les deux nouveaux règlements, le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA). Le DMA, en vigueur depuis le 6 mars, oblige les plateformes à obéir à certains principes concurrentiels (elles ne peuvent plus imposer, par exemple, un moteur de recherche ou un navigateur par défaut). Le DSA, applicable depuis le 17 février, vise à encadrer les activités de ces plateformes.
La règle: ce qui n’est pas permis offline n’est pas permis online. C’est bien en théorie, mais en pratique, les plateformes ont-elles les mêmes devoirs que les éditeurs de journaux en matière de fausses nouvelles, de diffamation, etc. ? Pas vraiment. Elles doivent seulement proposer un outil pour permettre aux internautes de signaler un contenu illicite ou rendre plus transparente leur règle en matière de modération du contenu.
Or, derrière la modération des contenus, il y a des enjeux financiers. “Sans modération, il y a davantage de personnes qui viennent et interagissent sur les plateformes. Il y a donc davantage de publicité. Il faudrait qu‘il n‘y ait pas de lien entre le bénéfice de la plateforme et l‘addiction qu‘elle provoque. Mais c’est évidemment très difficile”, souligne Christine Kerdellant.
C’est pourtant nécessaire si l’on veut préserver un semblant de débat démocratique et argumenté. “La montée des extrêmes est clairement liée aux réseaux sociaux, qui exacerbent le complotisme et l’hystérisation du débat. Ce sont donc les opinions extrêmes qui gagnent toujours, puisqu’elles reçoivent le plus de vues, que les algorithmes les mettent en tête et qu’elles contaminent le public. Si, en France, Marine Le Pen passe dans trois ans, les réseaux sociaux auront une part non négligeable de responsabilité. Les réseaux sociaux, clairement, attaquent la démocratie. Mais si les politiques sont timides, c’est parce qu’ils ont tous bénéficié également de la plateforme que leur offrent Facebook ou X/Twitter.”
“Beaucoup d’améliorations peuvent être apportées si les Etats obligent ces hommes au pouvoir systémique à changer.”
Le problème n’est pas seulement politique, il est sociétal au sens large. “Mark Zuckerberg a fait en sorte que sa plateforme devienne addictive. Il a développé tout un système de notifications, de likes, etc. pour que chaque interaction provoque un shoot de dopamine qui fait qu’on reste constamment sur le réseau. Il a vraiment fait en sorte que ces réseaux sociaux deviennent surpuissants, mais aussi nocifs.”
Nocifs au point de provoquer des morts. “J’ai mentionné les chiffres dans mon livre : les enfants de la génération Z, c’est-à-dire nés après 1996, qui ont grandi avec un portable dans la main, ont été les premiers concernés par cette utilisation addictive et des études réalisées aux Etats-Unis montrent que le taux de suicide des adolescents entre 10 et 24 ans est 56 % plus élevé que celui de la génération précédente.”
Les ravages des effets des réseaux sociaux sur la société sont documentés par des études multiples. La Chine, encore elle, en a tellement conscience qu’elle a réglementé sévèrement le temps d’exposition des enfants aux écrans. En revanche, c’est bien plus difficile d’agir dans nos pays.
Le nécessaire soutien de l’opinion
“Même la Cour suprême des Etats-Unis, à qui les parents des victimes de l’Etat islamique demandaient d’en finir avec la ‘section 230’ (qui garantit aux plateformes le statut d’hébergeur, non responsable des fake news qu’elles diffusent), n’a pas osé, constate Christine Kerdellant. On l’a vu, elle a répondu en substance : ‘Vous avez raison, mais c’est au Congrès de le faire’. Elle a eu peur de mettre en danger l’économie numérique, avec ses millions de salariés, ses fonds de pension dont la valeur s’effondrerait, et le système financier qui serait entraîné dans leur chute. Bref, elle a eu peur de casser l’économie tout court. Leur ruine serait la ruine de tout le système. C’est une autre facette de leur pouvoir… systémique.”
Face à ces menaces économiques, politiques et sociales, peut-on rester optimiste ? “J‘ai quand même l‘impression que les Etats sont en train de se réveiller. Mais j’ignore s‘ils seront assez courageux pour aller jusqu’au bout, affirme Christine Kerdellant. Vont-ils démanteler Amazon? Vont-ils obliger Facebook à une réelle modération ? Beaucoup d’améliorations peuvent être apportées si les Etats obligent ces hommes au pouvoir systémique à changer. Elon Musk, patron de X, ne montre aucune bonne volonté dans ce sens, mais s’il est confronté à des amendes monstrueuses, il devra emboîter le pas aux autres, lui aussi. Toutefois, pour que ce changement s’effectue, il faut une prise de conscience et un soutien de l‘opinion publique, pour que les Etats puissent agir sans être désavoués. Je ne désespère pas totalement…”
(*) Christine Kerdellant, ”Ces milliardaires plus forts que les Etats”, éditions de l’Observatoire, 288 pages, 22 euros.
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