Antoine de Saint-Affrique, le sauveur si discret de Danone
Arrivé en 2021 aux commandes d’une entreprise en plein doute, le dirigeant a redonné à Danone un cap et une stabilité. Reste à faire à nouveau briller un groupe pas comme les autres.
Où est Antoine ?” Il est 18 heures à la gare de Lille Flandres en ce lundi pluvieux du mois de mai et aucun des membres de la petite délégation qui a accompagné le directeur général de Danone dans sa visite de l’usine de Steenvoorde, à une trentaine de kilomètres de là, n’a la réponse. Le TGV pour Paris est déjà à quai et le départ est prévu dans moins d’un quart d’heure. Mais personne ne semble vraiment s’inquiéter. La force de l’habitude sans doute, puisqu’”Antoine” réapparaît quelques minutes plus tard tout sourire, une bouteille de Badoit citron à la main.
Durant la dizaine de minutes qu’aura duré son absence, Antoine de Saint-Affrique n’a pas seulement acheté de quoi se désaltérer, il s’est surtout livré à une rapide inspection des deux Relay du hall principal, pour s’assurer de la disponibilité et de la mise en avant des produits maison dans les rayons. Le bilan de l’expédition est plutôt satisfaisant… même s’il a noté quelques points à faire remonter à la direction commerciale régionale.
Cette volonté de coller à la réalité du terrain n’est pas un rôle de composition pour le dirigeant de 60 ans. Il en a fait sa marque tout au long de sa carrière depuis que, tout jeune chef de produit chez Unilever, il suivait les commerciaux dans leur tournée. “Quand il m’arrivait de dîner avec lui pendant ses années à la tête de Barry Callebaut (le champion du cacao, ndlr), il se rendait souvent dans les cuisines du restaurant en fin de repas pour s’assurer de la qualité du chocolat utilisé”, raconte aussi Jean-Denis Voin, son premier patron, aujourd’hui président de l’association des anciens d’Unilever. Mais, chez Danone, ce souci du détail répond à un autre objectif. “Quand le patron se préoccupe de l’exécution de tâches de base, elles redeviennent importantes pour tout le monde”, confie, au moment où le train démarre, celui qui a placé le respect des fondamentaux opérationnels au cœur de son action, depuis qu’il a pris la tête de la maison mère d’Evian, Activia et Danette à la rentrée 2021.
A l’époque, le groupe vient de traverser l’une des pires tempêtes de son histoire. Au terme d’une crise de gouvernance XXL, Emmanuel Faber, l’un des patrons les plus charismatiques du CAC40, vient d’être remercié par son conseil qui lui reprochait d’être plus intéressé par la fin du monde que par la conduite opérationnelle du business. Ce départ fracassant, dont les multiples rebondissements ont déjà été racontés, a fait beaucoup de vagues en interne comme en externe. Et l’annonce du recrutement d’Antoine de Saint-Affrique ne suffit pas à calmer les esprits. Le choix de cet as du marketing quasi inconnu du Tout-Paris des affaires dans un groupe habitué aux patrons stars, qu’il s’agisse des Riboud père et fils ou d’Emmanuel Faber, est interprété par certains comme une forme de renoncement. Caricaturé en manager de transition, sa capacité à porter l’ambition climatique de Danone, entreprise à mission et, plus largement, à incarner le fameux “double projet” d’Antoine Riboud, l’ADN du groupe, censé réconcilier performance économique et responsabilité sociale, est mise en doute.
Onction suprême
Ce que les Cassandre ne savent pas c’est qu’avant d’accepter le job, Antoine de Saint-Affrique a tenu à passer du temps avec Franck Riboud, l’homme qui connaît sans doute le mieux le groupe, pour l’avoir dirigé puis présidé pendant plus de 20 ans. En plein week-end de l’Ascension 2021, le futur directeur général s’est rendu sur la côte basque pour s’entretenir avec le dépositaire de la culture maison. Une façon de s’assurer que les deux hommes partagent la même vision, et d’être adoubé aussi. Au sein d’un groupe qu’Antoine Riboud aimait comparer à la cathédrale de Chartres pour en souligner la valeur et le caractère unique, l’onction suprême revêt une importance particulière.
L’autre élément que les sceptiques ignorent ou font semblant d’ignorer, c’est que le champion français traverse une véritable crise existentielle. Et que si le profil très “produit” de l’ancien officier de marine tranche radicalement avec la posture de visionnaire (trop ?) inspiré de son prédécesseur, il répond à l’urgence de la situation. “La réalité, c’est qu’il fallait un changement radical. Un management plus ‘hands on ‘ après des années de discours de gourou climatique, pour apaiser les équipes et remettre de l’ordre dans l’entreprise”, assure aujourd’hui un ancien membre du conseil en pointe dans la chasse de têtes. En clair, un recentrage sur le business était devenu indispensable.
“Il fallait un changement radical. Un management plus ‘hands on’ après des années de discours de gourou climatique.” – Un ancien membre du conseil de Danone
“Au comité exécutif, on ne parlait plus de parts de marché, de taux d’occupation des usines ou d’innovation, mais de citoyens et de développement durable”, se souvient un pilier du groupe. “On avait même recruté une ‘manifesto catalyst’ pour nous coacher.” Et les performances s’en ressentaient. Le groupe ne tenait plus ses objectifs financiers, les volumes s’érodaient, la dette pesait sur la rentabilité et la perspective de la mise en œuvre de “Local first”, une restructuration d’ampleur présentée comme une réorganisation, créait beaucoup d’inquiétude en interne. “La boîte était entrée en résonance, résume le banquier d’affaires Matthieu Pigasse. A tel point qu’un des scénarios à l’époque était une vente par appartement.” Il faudra d’ailleurs que, à peine arrivé, Antoine de Saint-Affrique, accompagné du président du conseil, Gilles Schnepp, explique poliment mais fermement à Emmanuel Besnier que Lactalis devait renoncer à son rêve d’une prise de contrôle.
DANONE fait mieux en Bourse que la plupart de ses grands concurrents.
Rentabilité redressée
Trois ans plus tard, le leader mondial de l’ultra-frais a repris sa marche en avant. Ses revenus progressent sans discontinuer depuis neuf trimestres, bien aidés par l’inflation mais aussi par l’augmentation des volumes. Quant à la rentabilité, elle s’est redressée, tandis que la génération de cash-flow a permis de réduire la dette. Résultat, Danone fait mieux en Bourse que la plupart de ses grands concurrents. Une dynamique qui porte la marque des transformations engagées par Antoine de Saint-Affrique.
Dans cette phase de redressement, il ne perd pas de temps. “Lors du grand oral devant le conseil, il nous a bluffés par sa connaissance du secteur et a immédiatement parlé de ses ambitions pour l’entreprise, en mettant en avant ses racines”, relève Gilles Schnepp, administrateur à l’époque. Le rapide audit auquel se livre celui qui a enseigné le marketing à une vingtaine de promotions du corps des Mines le convainc de deux choses. D’abord qu’une révolution n’est pas nécessaire. Les trois grands métiers (produits laitiers, eaux, nutrition spécialisée) seront donc conservés. Quant au Comex, il ne sera renouvelé qu’à moitié, le nouveau dirigeant maintenant sa confiance à la plupart des patrons de métier en place.
En revanche, il juge qu’il faut s’attaquer d’urgence à une exécution devenue défaillante. “Il fallait retrouver la discipline marketing qui avait fait le succès de Danone”, indique Laurent Sacchi, secrétaire général du groupe. Une simplification du portefeuille de produits est engagée pour se concentrer sur les plus porteurs. “En Espagne par exemple, le nombre de références de yaourts a été ramené de treize à six”, explique le directeur général finances Juergen Esser. A l’agenda aussi, la remise au carré des usines, un autre point fort historique de Danone – l’héritage de la culture d’ingénieur de BSN – dont l’efficacité s’était dégradée. Pour s’acquitter de cette tâche, le nouveau directeur général débauche Vikram Agarwal chez Unilever. Un cador, de l’avis général, obsédé par l’excellence opérationnelle, dont l’une des particularités est d’être toujours accompagné d’un interprète qui assure la traduction simultanée lorsqu’il visite une usine française. Enfin, une revue stratégique des actifs est lancée. Elle se traduira par la cession de 9 % des revenus au total. C’est dans ce cadre que l’activité de lait bio américaine Horizon Organic et les biscuits Michel & Augustin, des opérations phares de l’ère Faber, sont cédées. “Michel & Augustin devait nous apprendre à faire du marketing de manière plus agile. Mais le passage à l’échelle ne se faisait pas et nous ne parvenions pas à rendre le modèle rentable”, décrypte un ex-dirigeant de Danone.
“ Il fallait retrouver la discipline marketing qui avait fait le succès de Danone.” – Laurent Sacchi (secrétaire général du groupe)
Goût pour le dialogue
Dans le même temps, Antoine de Saint-Affrique impose son style de management. Emmanuel Faber dirigeait avec un cercle restreint, le nouveau directeur général renoue le dialogue avec les troupes et met tous les sujets sur la table. Il multiplie les déplacements pour aller à la rencontre des “Danoners”, et remobiliser les équipes. “Nous nous sommes notamment rendus en Allemagne, le sixième marché du groupe, et au Canada, deux pays qui n’avaient pas vu le DG depuis douze et quinze ans”, souligne Juergen Esser. Une habitude conservée depuis. Pour sentir l’humeur du groupe, il organise à chacun de ses voyages une discussion à bâtons rompus avec les équipes.
Lors de sa récente visite de l’usine Gallia de Steenvoorde, le grand patron s’est ainsi entretenu pendant une heure avec les managers du site, parlant aussi bien de l’avenir de l’activité lait en poudre localement que de la stratégie à trois ans dans la nutrition médicale. “Franck Riboud pouvait entrer dans des colères noires, Emmanuel Faber avait une rage intérieure qui vous glaçait, Antoine de Saint-Affrique est beaucoup plus ouvert à la discussion”, observe un manager. Il se permet même des private jokes, allant jusqu’à glisser un mot-clé dans son discours devant l’assemblée générale pour gagner un pari avec l’un des membres de sa garde rapprochée.
Avec l’extérieur, en revanche, il a jusqu’ici assuré le service minimum, réservant ses sorties à la communauté financière pour l’essentiel. Cette posture boringly delivering revendiquée n’a évidemment pas permis de corriger le déficit d’image initial. D’autant que ce mélomane aux goûts éclectiques, qui aime passer du temps dans sa maison familiale du Lot, n’est pas du genre à se mettre en avant. Il se montre peu dans les cercles dirigeants et encore moins dans les dîners en ville. “Il se méfie du microcosme et du conformisme ambiant à Paris, je crois. Mais il a tous les codes et sait qui appeler quand c’est nécessaire pour l’entreprise”, affirme un de ses homologues du CAC40, qui l’a croisé lors d’un voyage présidentiel en Chine.
LES REVENUS DE DANONE progressent sans discontinuer depuis neuf trimestres.
Un conseil totalement remanié
“Un conseil d’administration, qui décide de lui-même de renouveler la quasi-totalité de ses membres, c’est une décision sans précédent dans un groupe du CAC40 à ma connaissance”, s’étonne encore, trois ans après, Gilles Schnepp, président de Danone. Ce choix iconoclaste est évidemment lié à la crise de gouvernance qui a abouti au départ d’Emmanuel Faber. Le conseil, dont six des seize membres voyaient leur mandat arriver à échéance, en est ressorti fracturé. Le renouvellement sera donc drastique. Il se traduit d’abord par la réduction du nombre de fauteuils. Ils ne sont désormais plus que onze autour de la table. Et surtout par un casting beaucoup plus international et opérationnel, puisque le conseil compte désormais quatre experts des produits de grande consommation, une spécialiste de la santé alimentaire et l’ancienne patronne du Pacte mondial des Nations Unies, qui vise à inciter les entreprises à aligner leurs pratiques et leurs stratégies sur les objectifs de développement durable de l’ONU.
“Un conseil d’administration, qui décide de lui-même de renouveler la quasi-totalité de ses membres, c’est une décision sans précédent dans un groupe du CAC40 à ma connaissance.”- Gilles Schnepp (président de Danone)
Villecomtal, une conversion emblématique
C’est à Villecomtal-sur-Arros dans le Gers que Danone a inauguré en février dernier sa nouvelle usine de boissons végétales. L’aboutissement de la reconversion d’un site historique d’où sortirent les premiers Gervais en un fournisseur de lait d’avoine de la marque Alpro, dont 90 % de la production est destinée à l’export. Une transformation qui aura nécessité 43 millions d’investissements, deux ans de travaux, des dizaines d’heures de négociation, l’accompagnement des éleveurs qui fournissaient jusque-là l’usine en produits laitiers et la formation à un nouveau métier des 138 salariés du site. “Cela n’aurait pas été moins coûteux de construire une nouvelle usine ailleurs, mais sans doute beaucoup plus simple, explique Antoine de Saint-Affrique. C’est pour moi le symbole de ce que nous allons devoir faire dans les années à venir : se transformer et donner les moyens à tous de s’adapter. Le modèle de la gestion jusqu’à extinction est obsolète.” Marqué par son expérience à la tête du groupe suisse Barry Callebaut et le modèle de l’apprentissage helvétique, le directeur général de Danone estime en effet que la formation permanente, tout au long de la carrière, est un impératif désormais.
Pourquoi Danone s’appelle Dannon aux Etats-Unis
A première vue, on pourrait penser que le groupe est victime d’un concurrent sans scrupule. Une contrefaçon pas très subtile des produits et de la marque Danone. La réalité est à la fois plus simple et plus amusante. Si dans les rayons réfrigérés des supermarchés américains s’alignent les yaourts Dannon, c’est parce que le nom du groupe se prononce mal en anglais. Lorsqu’en 1942 Daniel Carasso, le fils du fondateur, lance la marque aux Etats-Unis où il s’est installé pour fuir le nazisme, son intention est d’utiliser Danone, un nom inspiré du surnom que lui donnait son père. C’est le célèbre designer Raymond Loewy, à qui on doit, entre autres, la bouteille de Coca-Cola ou le logo Shell, qui l’en dissuade. Il lui conseille d’ajouter un “n” et de se passer du “e” final pour s’assurer que les Américains prononceront correctement Danone. Quatre-vingt ans plus tard, la recette continue de faire ses preuves.
Les grandes heures de Danone
• 1919. Isaac Carasso commercialise le yaourt Danone dans les pharmacies espagnoles. Un remède contre la malnutrition qui sévit alors en Espagne.
• 1929. Daniel Carasso, le fils du fondateur s’installe en France et y lance la marque.
• 1942. Danone se délocalise aux Etats-Unis pendant la guerre. Il y devient Dannon.
• 1967. L’entreprise devient Gervais-Danone après la fusion des deux entités.
• 1972. Nouvelle fusion, avec le BSN d’Antoine Riboud, propriétaire de Blédina et d’Evian. BSN-Gervais Danone est né.
• 1994. Le groupe est rebaptisé Danone et adopte le logo de l’enfant à l’étoile. C’est à cette époque qu’il se développe à l’international.
• 1996. Franck Riboud devient PDG.
• 2007. Année charnière. Danone vend ses biscuits et achète Royal Numico, prenant pied dans la nutrition infantile et médicale.
• 2014. Emmanuel Faber devient directeur général.
• 2017. Acquisition pour 11 milliards de dollars de WhiteWave, géant américain du lait bio et végétal. Emmanuel Faber est nommé PDG.
• 2020. Danone devient la première société cotée à adopter le statut d’Entreprise à mission.
• 2021. Antoine de Saint-Affrique est nommé directeur général.
François Vidal (Les Echos)
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