“Ma vie de franchisé”: les indépendants de la grande distribution vivent des situations contrastées

Luc Bormans © PG
Jérémie Lempereur Journaliste Trends-Tendances - retail, distribution, luxe

Ils sont largement majoritaires dans le parc de magasins des grandes enseignes. Certains de ces indépendants ont doublé leur chiffre d’affaires, d’autres tirent la langue. Quelles difficultés rencontrent-ils en cette période de confinement? Comment s’organisent-ils? Quelles relations avec leur franchiseur? Témoignages.

Luc Bormans n’arrête pas depuis le début de la crise. Pour cet affilié Delhaize, propriétaire d’un AD et d’un Proxy à Belgrade et Rhisnes, en province de Namur, la machine tourne à plein régime. Le chiffre d’affaires de ses deux points de vente de périphérie a littéralement bondi : 20% d’un côté, 50% de l’autre. La fréquence d’achat a certes diminué, mais le panier moyen explose. Le gérant, cependant, tempère. ” Certains nous ont traités de profiteurs de guerre… Ce n’est pas correct. Je ne me plains évidemment pas, mais il ne faut pas croire que c’est ‘bingo’ pour autant. Nous sommes aussi confrontés à un taux d’absentéisme de 15 à 20%, et nous avons de nombreux frais de maintenance des outils. ”

Tous les franchisés ne sont pas logés à la même enseigne.

Cet indépendant dit s’être conformé très rapidement aux décisions prises par le gouvernement. ” Nous avons mis en place les mesures de distanciation sociale, commandé des plaques de plexiglas pour les caisses, mis des gants à disposition de nos collaborateurs, etc., explique-t-il. Etant très souples, nous avons pu réagir en vitesse. ” Delhaize a ensuite pris le relais, permettant à ses affiliés de commander du matériel. ” Le franchiseur a tout fait pour nous aider, assure notre interlocuteur. Le groupe nous a envoyé des bandes à coller sur le sol pour faire respecter la distanciation sociale, nous avons reçu du gel hydroalcoolique, des visières, et les masques vont arriver. ”

Olivier Lambert
Olivier Lambert© PG

Comme beaucoup de commerçants, au début du confinement, Luc Bormans a vu débouler dans ses magasins des hordes de clients bien décidés à faire la razzia sur le papier WC, les pâtes et la levure. ” Pour les fruits et légumes, la farine, les oeufs et le beurre, nous avons dû faire appel à des producteurs locaux, souligne-t-il. Les dépôts de Delhaize ne suivaient plus. ” Bien que le rush sur certaines familles de produits bien spécifiques soit aujourd’hui terminé, notre commerçant n’a pas pour autant mis fin à cette collaboration temporaire avec des fournisseurs externes. ” Il nous faut des volumes, lâche-t-il. Or, la production alimentaire est aussi confrontée au problème de l’absentéisme. Certains fabricants ne sont plus capables de nous fournir en suffisance. ”

” Au petit bonheur la chance ”

Gérant d’un magasin de proximité Carrefour Express à Woluwe-Saint-Pierre, en Région bruxelloise, Olivier Lambert – par ailleurs propriétaire de deux Brico – connaît lui aussi des problèmes d’approvisionnement. ” Depuis plusieurs semaines, nous sommes chaque jour informés du nombre maximum de colis pouvant être commandés, explique-t-il. Mais à chaque fois, nous en recevons moins que ceux demandés. C’est au petit bonheur la chance. Je pense qu’il y a des soucis à tous les niveaux de la chaîne : dans les dépôts de Carrefour, chez les fournisseurs, etc. ”

Contrairement à notre affilié Delhaize, le responsable ne se sent pas vraiment soutenu par son franchiseur. ” Nous ne recevons quasiment rien, déplore-t-il. Nous avons reçu une malheureuse boîte de masques il y a trois semaines ainsi qu’un peu de gel. Mais depuis, plus rien ! Les gants sont par ailleurs en rupture de stock à la centrale. Du coup, c’est le règne de la débrouille pour protéger mon personnel. ” Du personnel qui a décidé de rester chez lui… ” Toute mon équipe fixe s’est mise en congé de maladie, explique le franchisé. Je ne travaille plus qu’avec des étudiants, des intérimaires ou des flexi-jobs. ”

Même si son magasin a perdu pas mal de clients de passage avec la fermeture des écoles et le métro tout proche déserté, son chiffre d’affaires connaît une évolution positive. Situé dans un quartier résidentiel, il charrie surtout une population locale qui achète davantage. ” Nous avons moins de monde, mais plus d’achats “, se réjouit le gérant, qui n’a absolument pas modifié ses horaires d’ouverture: 7 h à 20 h en semaine, 8 h à 20 h le week-end, dimanche compris. Sa ” meilleure journée “, comme il dit.

-70% de chiffre d’affaires

Mais tous les franchisés ne sont pas logés à la même enseigne. Pascal Niclot a ainsi vu deux des ses magasins situés à Mons et Namur plonger littéralement, même s’il faut souligner que l’affilié exploite par ailleurs six autres Delhaize qui, eux, se portent bien. Depuis le début de la crise, le Proxy Delhaize qu’il gère dans le centre de Namur a donc connu une baisse de chiffre d’affaires de… 70% ! ” Nous sommes dans le quartier universitaire, à proximité d’écoles et du palais de justice, explique notre interlocuteur. Il faut arrêter de dire que notre secteur est florissant. Cela dépend des situations. J’ai par exemple un collègue qui exploite un magasin dans le métro. Pour lui, c’est la catastrophe. ”

Pascal Niclot
Pascal Niclot© PG

Notre interlocuteur n’a pas eu d’autre choix que de revoir les horaires d’ouverture de son magasin namurois. ” Nous avons maintenu un shift pour permettre aux consommateurs locaux – qui sont très peu nombreux dans le quartier – de faire leurs courses. ” Le point de vente ouvre désormais à 10h30 pour fermer à 18h30, et une partie du personnel est au chômage technique. Le responsable a toutefois décidé de rester ouvert tous les jours (il est autorisé à le faire car situé en zone dite touristique). ” Nous voulons maintenir l’aspect proximité “, pointe-t-il.

Luc Bormans, lui aussi, a choisi d’adapter quelque peu ses horaires. L’affilié ouvre désormais une demi-heure plus tôt et ferme une heure plus tôt, chaque jour. ” Nous devions protéger nos collaborateurs qui se trouvaient dans une situation à la limite du supportable “, déclare celui qui a toutefois décidé de maintenir l’ouverture du dimanche. ” Ne pas le faire est très délicat. Le risque est de provoquer un déplacement de clientèle vers d’autres journées, qu’il faut pouvoir assumer. Maintenant, certains décident de fermer et se portent très bien. Tout dépend en fait de la zone où ils se trouvent. Il faut bien connaître sa clientèle et son environnement. ”

On le voit : il existe presque autant de situations que de franchisés. Impossible, donc, de faire des généralités sur l’état financier des indépendants de la grande distribution en cette période de confinement. Vont-ils tous être en capacité d’accorder des jours de congé, primes ou autres bons d’achats à leurs collaborateurs en guise de récompenses ? Chacun décidera en fonction de sa situation. Car les différents avantages obtenus ces dernières semaines par les travailleurs de chaque enseigne ne visent en réalité que les magasins intégrés – pas les franchisés qui conservent leur autonomie.

Pas de délégations syndicales

” Il n’existe pas de délégations syndicales dans la franchise, rappelle Myriam Delmée, présidente du SETCa. Nous n’avons pas de porte d’entrée entreprise par entreprise. Nous tentons du coup un dialogue sectoriel avec les fédérations patronales, mais celles-ci sont très nombreuses, et les réalités quotidiennes de chaque franchisé sont tellement différentes qu’il est impossible d’obtenir des mesures similaires de la part de chaque employeur. ”

Olivier Lambert, lui, avait décidé d’accorder une prime mensuelle à ses collaborateurs qui n’enregistreraient aucune absence, avant que ceux-ci partent en congé de maladie. Luc Bormans, pour sa part, préfère attendre. ” Nous voulons voir si le gouvernent va nous permettre ou pas d’accorder une prime défiscalisée, répond-il. Si ce n’est pas le cas, nous pourrions nous tourner vers des bons d’achats, d’autres primes, etc. Je pense que beaucoup d’adhérents vont faire quelque chose, en tout cas ceux qui ne perdent pas d’argent. ” Pascal Niclot, enfin, interpelle son franchiseur. ” Delhaize explique partout que nous représentons plus de 50% de son chiffre d’affaires. Le groupe peut-il nous aider afin que notre personnel, qui porte le même logo que celui des magasins intégrés, puisse être valorisé de manière égale ? Peut-il améliorer notre marge ? ”

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