Luc Tayart De Borms (Fondation Roi Baudouin): “Tout ne doit pas être stratégique”
La philanthropie est un métier à part. Et personne ne le sait mieux que Luc Tayart de Borms qui a dirigé la Fondation Roi Baudouin pendant plus d’un quart de siècle. A la veille de son départ à la retraite, il en a rappelé les principales caractéristiques à Trends-Tendances.
Après plus d’un quart de siècle à la tête de la Fondation Roi Baudouin, Luc Tayart de Borms (65 ans) a pris sa retraite en ce début du mois de mai. Il transmet le flambeau à Brieuc Van Damme, jusqu’il y a peu directeur général du département Soins de santé à l’Inami. Eh oui, la plus grande fondation philanthropique du pays est en excellente santé: depuis l’arrivée de Luc Tayart de Borms, la valeur du portefeuille a gonflé de 80 millions, à 1,5 milliard d’euros. Grâce à d’innombrables généreux donateurs qui, en Belgique, proviennent souvent de la classe moyenne aisée et n’ont pas d’enfants.
L’administrateur délégué en partance ne quitte pas totalement la scène. Luc Tayart de Borms continuera à siéger comme citoyen dans plusieurs des plus de 4.000 comités de gestion de la Fondation. Il restera également administrateur du Fonds Anticancer. “Quand on est passionné par le social, c’est un privilège de travailler ici, dit-il. C’est une expérience très riche d’un point de vue intellectuel et on a parfois l’impression de pouvoir changer un peu les choses.”
Profil
- Né en 1957
- Master en sciences morales à l’université de Gand
- Directeur général de la Fondation Roi Baudouin en 1996
- Président, puis vice-président du Centre européen des fondations, de 2000 à 2004
- Exerce des fonctions au sein de différents organismes européens et internationaux, tels que le Council on Foundations, le Network of European Foundations for Innovative Cooperation, ou l’Association européenne de “venture philanthropy”.
TRENDS-TENDANCES. Comment le secteur de la philanthropie a-t-il évolué au cours de ce quart de siècle?
LUC TAYART DE BORMS. Il y a 25 ans, la philanthropie avait une connotation un peu surannée. Ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, de grands philanthropes américains comme Bill Gates et Warren Buffett parlent à l’imaginaire collectif, même s’ils ne donnent pas nécessairement une bonne idée de ce que nous faisons à la Fondation Roi Baudouin. Eux, c’est plutôt une sorte de philanthropie d’élite. En Europe, la philanthropie relève moins du projet de prestige pour les super-riches. La notion n’a pas la même signification: nous croyons davantage dans la générosité de la classe moyenne. Nous proposons des fonds dans lesquels il est possible d’héberger des successions. Les successions que nous recevons ne se chiffrent pas en milliards. Même une succession d’une dizaine de millions reste exceptionnelle. En fait, la croissance de ces dernières décennies est alimentée par la “génération bons de caisse” d’octogénaires sans enfant qui ont eux-mêmes hérité et possèdent souvent plusieurs maisons.
Les fondations comme la nôtre sont des acteurs sociaux qui ont la possibilité de prendre des risques pour tenter des choses que ne peuvent pas s’autoriser d’autres acteurs.
Mais pour être clair: je n’ai aucun problème avec les milliardaires philanthropes qui prétendent changer le monde. Même s’ils gagneraient parfois à éviter un ton trop moralisateur. D’ailleurs, il leur arrive tout aussi régulièrement que nous d’échouer. Par exemple, l’initiative de Bill Gates dans l’enseignement aux Etats-Unis est un échec complet. Mais ce n’est pas grave: l’échec fait partie du jeu.
Comment ça, ce n’est pas grave d’échouer?
Au fond, les fondations comme la nôtre sont des acteurs sociaux qui ont la possibilité de prendre des risques pour tenter des choses que ne peuvent pas s’autoriser d’autres acteurs. Si une institution publique ou un ministre échoue, la personne à l’origine de l’initiative ne sera plus élue ; si une entreprise échoue, les actionnaires s’en iront. Nous n’avons pas ce problème, nous ne devons rendre de comptes que devant le conseil d’administration. C’est dans cette liberté que réside notre plus-value pour la société. Enfin, une de nos plus-values…
Tous les trois ans, nous accordons d’ailleurs un Best Failure Award à un de nos projets. Précisément parce que nous voulons démontrer que l’échec fait partie de nos activités. On ne peut pas prendre de risques sans s’exposer à une certaine probabilité d’échec. Ce trophée est pédagogique. Nous y voyons un processus d’apprentissage. En analysant ses échecs, la fondation peut progresser dans ses méthodes. L’objectif n’est certainement pas de pointer des collègues du doigt.
En l’absence de grandes personnalités, de bons résultats semblent quand même indispensables. Un échec dans un projet n’a-t-il aucun impact sur la réputation de la Fondation?
Après les attentats de Bruxelles, on nous a demandé de mettre quelque chose en place pour les familles des terroristes. C’était une des conclusions de la Commission parlementaire: il fallait accorder de l’attention aux familles des terroristes. Pour deux raisons: cet environnement familial est parfois complice, et parfois juste victime. Un tel programme n’est pas sans risque. Pour le même prix, le prochain terroriste sortira de cet environnement. Mais nous pouvons nous le permettre parce que notre conseil d’administration saura que nous avons aidé énormément d’autres personnes dans cette situation.
Il serait absurde de nous juger exclusivement à l’aune de nos résultats. L’échec est parfois inévitable. J’ai l’impression que la crise financière, les attentats et la pandémie ont alimenté un désir de risque zéro. C’est regrettable parce que le risque zéro n’existe pas. Peut-être les dirigeants politiques devraient-ils le rappeler un peu plus souvent. L’Etat ne peut pas tout garantir, chaque humain a également sa responsabilité.
Les philanthropes super-riches disposent d’un budget plus important. Ne préféreriez-vous pas parfois être à leur place?
Un de mes grands dadas a toujours été de mettre en avant les projets, pas les visages. Les grands ego ont tendance à s’attirer tous les mérites de leurs réalisations, alors qu’un projet implique souvent plusieurs financiers. Selon moi, la philanthropie gagnerait à faire preuve de moins de prétention et de plus d’ambition.
Les fonds suspendus à la personnalité de dirigeants restent un phénomène essentiellement américain. En Europe, rien que dans le secteur culturel et artistique, il y a plusieurs types de mécénats. Il ne faut pas oublier que le contexte fiscal américain est totalement différent. C’est fondamental. Quand on ne doit payer que 30% d’impôts, on a évidemment beaucoup plus à donner. La philanthropie américaine est également critiquée parce qu’elle relève beaucoup plus de l’optimisation fiscale. Le baromètre de la philanthropie que nous établissons tous les trois ans révèle que l’aspect fiscal n’est pas la motivation première des philanthropes belges. Je le dis depuis des années: les Etats-Unis ne sont pas la référence, mais plutôt l’exception.
Aux Etats-Unis, une fondation doit également choisir entre accorder des bourses ou développer des activités opérationnelles. Je ne comprends pas ce compartimentage: la Fondation Roi Baudouin fait les deux. Il est naïf de penser qu’il suffit de donner de l’argent pour changer la société. Cela peut être utile mais, en soi, cela ne suffit pas. Il est préférable de combiner différentes méthodes pour atteindre l’objectif.
Quand on combine de nombreuses méthodes, il est aussi plus difficile de mesurer le succès.
Il est de toute manière difficile de mesurer le succès. On peut formuler des indicateurs de performances classiques pour un projet destiné à promouvoir l’emploi des jeunes défavorisés, par exemple en mesurant le nombre de jeunes qui ont suivi une formation. On peut également déterminer si la mission est accomplie dans un projet de simplification de la facture énergétique. Mais comment juger le succès d’un projet visant à changer l’image de la démence dans la société? Nous avons lancé des initiatives comme la charte Ville Amie Démence, nous avons mis sur pied des groupes d’entraide, nous avons financé la recherche et lancé une campagne radio. Mais le changement d’attitude observé est-il uniquement à mettre à notre crédit? Je n’ai pas la prétention de nous attribuer un éventuel progrès dans cette problématique. Nous sommes un élément d’une société qui évolue. Nous ne faisons rien seuls, nous sommes des facilitateurs. ( Il rit) En 2005, j’ai écrit un livre sur les fondations centrées sur l’impact. Mais avec les années, j’ai appris qu’il fallait savoir faire preuve de modestie dans notre secteur.
Vous dites vous-même que la collaboration est essentielle pour les oeuvres caritatives modernes. Comment la Fondation Roi Baudouin définit-elle ses priorités?
A l’encontre de tous les principes de management… Nous combinons ce que les philanthropes nous demandent et ce que nous identifions comme des défis sociaux. Nous y accolons ensuite des objectifs stratégiques. Au fil des ans, les fonds que nous avons reçus nous ont permis d’élargir nos niches. C’est ce qui définit une grande partie nos priorités. Il y a 20 ans, nous n’avions pas de fonds liés au logement social et aux sans-abri. Aujourd’hui, nous en avons 25. Autre évolution de ces dernières années: auparavant, les fondations travaillaient uniquement avec les revenus de leurs capitaux ; aujourd’hui, elles décident parfois d’investir une partie de leurs capitaux pour atteindre un objectif donné. Dans le logement social, nous avons ainsi commencé à accorder des prêts pour des projets locaux de citoyens qui essayaient de construire ensemble.
La philanthropie gagnerait à faire preuve de moins de prétention et de plus d’ambition.
Mais il y a un autre élément important: tout ne doit pas être stratégique. Il faut également laisser de la place à la simple générosité. Des associations ont besoin d’argent sans qu’il faille y associer 20 conditions ou rapports. On peut quand même estimer qu’elles savent ce qu’elles font. Un peu de confiance dans ses partenaires ne peut pas faire de tort.
Vous pouvez donc investir dans une entreprise qui recherche un remède contre la maladie d’Alzheimer?
Théoriquement, cela fait partie des possibilités, si ce n’est que les moyens dont nous disposons à cet effet sont très limités. Notre fonds pour le recyclage des pneus automobiles a, par exemple, encore investi dans une petite entreprise wallonne qui développe une nouvelle technique.
Nous n’avons pas les ressources nécessaires pour développer la recherche pharmaceutique proprement dite mais nous donnons parfois de l’argent à des chercheurs. Car c’est souvent un problème pour ces derniers. Nous recevons de l’argent du FWO (Fonds flamand pour la recherche scientifique), du FNRS et d’entreprises, mais nous n’avons pas beaucoup de flexibilité. Quand un chercheur a besoin d’une machine supplémentaire, nous faisons un simple don.
La force de la fondation réside dans le fait que nous combinons une stratégie top-down avec une implémentation bottom-up. L’an dernier, nos comités et groupes d’experts comptaient plus de 4.000 personnes. Nous ne travaillons pas avec des bénévoles sur le plan opérationnel, mais avec des bénévoles de la connaissance qui mettent gratuitement leur expertise à disposition. Cette approche présente un grand avantage: nous sommes une institution pluraliste et nous ne pouvons donc pas nous permettre d’avoir des collègues activistes. Chez nous, un spécialiste des soins de santé ne peut pas pousser en faveur de son paradigme. Ceux qui travaillent ici sont en quelque sorte des project managers engagés. Les 4.000 experts qui constituent nos comités ont certes leurs propres paradigmes, mais nous veillons à ce que les comités restent pluralistes dans leur composition. Nos collaborateurs essayent de les gérer en qualité de travailleurs de la connaissance.
Votre successeur a un passé politique dans des cabinets libéraux. Est-il suffisamment pluraliste pour la Fondation Roi Baudouin?
Il sort d’un sas de décontamination à l’Inami. Là-bas, il est impossible de développer une vision purement libérale. Mais il devra apprendre à vivre avec cette étiquette, comme j’ai dû lutter ici avec mon nom de famille aristocrate. Son passé politique n’est pas grave s’il fonctionne ici comme un manager engagé. Il a toute ma confiance, car il était à l’origine du Groupe du Vendredi avec Jonathan Holslag. Ce forum de réflexion ( composé de jeunes Belges de 25 à 35 ans, Ndlr) est d’ailleurs devenu un réseau en soi. Audrey Hanard est par exemple présidente chez bpost, et Thomas Dermine et Sammy Mahdi sont secrétaires d’Etat dans le gouvernement De Croo.
Où se situent les principaux défis pour les années à venir?
La polarisation de la société. D’un côté, elle donne une raison d’être à une organisation comme la nôtre, mais comme nous ne prenons pas de position politique marquée dans les médias ou sur les réseaux sociaux, nous paraissons un peu ennuyeux. Maintenir notre réputation dans un monde polarisé s’annonce comme un délicat exercice d’équilibriste.
Un deuxième élément est le fait que notre budget est devenu beaucoup plus tributaire de l’évolution des marchés financiers ces dernières années. Nous avons un capital de 1,5 milliard mais notre budget de fonctionnement ne dépasse pas 144 millions par an. Dont 9,8 millions que nous recevons de la Loterie nationale. Ce montant est acquis, mais il représente une portion beaucoup plus réduite de notre budget total que par le passé. La gestion financière revêt donc une grande importance. Même si je trouve aussi qu’il ne faut jamais perdre de vue ce qui nous pousse à agir. C’est quand le climat financier se complique que nous devons essayer d’aider davantage d’organisations et d’individus. Il sera plus compliqué de maintenir cet objectif durant les années à venir. Plus on grandit, plus il y a de règles en matière de gestion des risques. Pourtant, ces règles n’offrent aucune garantie.
Au fil des ans, les fonds que nous avons reçus nous ont permis d’élargir nos niches.
Les scandales chez Let’s go urban et au Samusocial sont d’autres exemples de dysfonctionnement. Ont-ils eu des répercussions sur les fonds dont vous bénéficiez?
Si les philanthropes et des fondations comme la nôtre ne peuvent plus prendre le risque de soutenir des initiatives sociales, qui pourra le faire? Un scandale ne démontre pas que toutes les associations caritatives fonctionnent mal. L’écrivain néerlandais Rutger Bregman n’a-t-il pas intitulé un de ses livres Humanité: une histoire optimiste? Dans notre pays, les abus finissent toujours par remonter à la surface. Les gens le savent. Notre système de jurys et de comités de gestion crée toujours de la confiance. Mais bien entendu, il est regrettable que de telles scandales entachent la réputation du secteur social.
Enfin, le covid a également eu un effet positif ces dernières années. De nombreuses entreprises au rayonnement international nous ont approchés pour mettre des projets sur pied à l’étranger. Nous avons notamment été contactés par Sofina, Cartamundi, BNP Paribas Fortis, Decathlon et UCB. Pour le reste, nous restons tributaires des héritages et nous avons l’avantage d’être one-stop-shop. On peut s’adresser à nous autant pour des objectifs locaux dans le Limbourg que pour un projet en Amérique latine.
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