Lineas, l’impact belge sur le fret ferroviaire en Europe
Lineas, premier transporteur de fret ferroviaire en Belgique, récupère des activités abandonnées par Fret SNCF, sous la pression de la Commission européenne, qui estime que le groupe français a reçu des subsides illicites. Un apport bienvenu pour l’entreprise belge, qui se redresse.
Lineas, premier transporteur de fret ferroviaire en Belgique, va pouvoir augmenter ses activités, malgré un contexte économique incertain. Il est l’un des bénéficiaires de la restructuration de Fret SNCF. La Commission européenne estime que cette dernière a bénéficié de 5,3 milliards d’euros d’aides non autorisées. Plutôt que de rembourser la somme, ce qui aurait mis l’activité en péril, le gouvernement français a préféré proposer un projet de discontinuité.
Les activités de fret seront transférées, à partir de 2025, à deux entités nouvelles : Hexafret, pour le groupage, et Technis, pour la maintenance de locomotives, en abandonnant au passage un cinquième des flux à la concurrence. Cette opération a reçu un mauvais accueil de la part des syndicats français qui organisent des grèves, bien qu’aucun licenciement ne soit programmé.
“Au total, 23 flux ont été remis sur le marché, nous en avons gagné une partie”, nous explique Bernard Gustin, CEO de Lineas.
Lire aussi| Qu’est-ce qui freine le transport ferroviaire ?
Les lignes gagnées
Lineas a pu ainsi obtenir quelques flux (Anvers-Barcelone, Anvers-Aarau en Suisse et Dourges-Vénissieux, en France) et est candidate à un autre flux. DB ou CFL ont aussi obtenu des lignes de Fret SNCF.
Ces nouveaux contrats donnent de l’air à Lineas, qui se trouve en plein redressement financier et commercial. L’ex-patron de Brussels Airlines, Bernard Gustin, a été nommé à sa tête début 2022 et a mis en œuvre un plan de trois ans, ConneXion.
“L’an dernier, nous étions à -40 millions d’euros à l’Ebit (résultat avant taxes et intérêts, ndlr). Cette année, nous serons proches de l’équilibre avec entre 10 et 15 millions de moins à l’Ebit. L’an prochain, nous serons en positif, sans doute aussi en net. Les résultats suivent nos prévisions, avec un chiffre d’affaires approchant les 500 millions d’euros. Ce seront les premiers bénéfices de l’histoire de l’entreprise”, analyse Bernard Gustin, qui estime que les profits affichés en 2017 et 2018 relevaient surtout d’opérations exceptionnelles.
Un marché en cours d’assainissement
La restructuration de Fret SNCF constitue un premier pas vers l’assainissement du marché du fret ferroviaire en Europe. Ce marché, en monopole jusqu’en 2007, est ouvert dans toute l’Union européenne à la concurrence, ce qui suppose la fin d’une habitude bien ancrée d’aides publiques.
La restructuration de Fret SNCF constitue un premier pas vers l’assainissement du marché du fret ferroviaire en Europe.
La mise en concurrence aurait dû dynamiser le secteur, augmenter la part du rail, mais cela n’a pas été vraiment le cas. En Belgique, la part modale se maintient autour des 12%, en tonne-kilomètre (18% pour la moyenne européenne, selon Régul.be). Elle est plutôt en recul, au profit du camion qui continue de peser 80%.
Les prix ont apparemment reculé, si l’on en croit une récente étude de la Commission européenne. “Sur le corridor mer du Nord-Méditerranée, le prix pour transporter un container d’Anvers à Bâle a baissé d’environ 15% depuis 2007.” (1) En Belgique, Lineas doit composer avec 10 concurrents, dont la SNCF et DB ou des privés comme Crossrail, basé à Deurne. Là où la SNCB détenait le monopole, son héritier privatisé conserve 50% du marché belge, et compense les 50% restants à l’étranger.
Les subsides accordés à certains ont faussé le jeu de la concurrence. Lineas, entreprise privée, doit affronter des concurrents qui vendent parfois à perte. Le projet de discontinuité de Fret SNCF corrige le tir. La Commission a aussi ouvert en 2022 une enquête sur DB Cargo, qui n’a jamais été rentable. Selon le Süddeutsche Zeitung, l’institution européenne pourrait faire cesser ce renflouement à partir de 2025.
Lineas, filiale privatisée de la SNCB
Lineas est née de la revente, par la SNCB, de l’activité de fret, qu’elle ne parvenait pas à rentabiliser, et qu’elle ne pouvait plus subsidier en raison des règles européennes. En 2015, la filiale B Logistics a été reprise à 66% par un fonds français, Argos Soditic (aujourd’hui Argos Wityu), le solde restant à la SNCB. Rebaptisée Lineas en 2017, son activité a été réorientée. Après quelques changements, les parts sont désormais réparties comme suit : 64,8% pour Argos Wityu et 35,2% pour la SFPIM (fonds souverain fédéral), qui a pris le relais de la SNCB. Elle occupe 1.700 personnes, exploite 240 locomotives et 6.200 wagons.
Opérateurs publics dominants
Le marché du fret ferroviaire est encore largement dominé par des opérateurs publics, souvent actifs dans le transport subsidié de passagers. Lineas est le 13e opérateur de trains de fret en Europe. “Pourtant, nous sommes le premier acteur privé du marché”, avance Bernard Gustin.
Le rail est surtout concurrencé par la route. “C’est notre premier concurrent, poursuit Bernard Gustin. Faut-il sponsoriser la route comme on le fait ? Nous demandons un level playing field, et la fin des subsides à la route.” Le CEO de Lineas vise notamment la ristourne sur les accises des carburants dont bénéficient les transporteurs en Belgique, qui représente plusieurs centaines de millions d’euros, ristourne récemment réduite.
“Il y a une vraie complémentarité route-rail. La route est la solution pour le first et last mile, pour des distances courtes, là où il faut de la flexibilité. Pour des distances de 600 kilomètres entre deux terminaux et plus, il faut pousser en faveur du rail. C’est la solution la plus efficace face au défi climatique, elle doit être aussi la plus économique, ce qui sera le cas si l’on met fin aux subsides dont bénéficie la route.”
Le soutien d’un marketing vert
L’argument environnemental est devenu, depuis peu, un élément central, à la fois commercial et politique, pour relancer le fret sur le rail. Lineas, comme ses confrères, ne manque jamais l’occasion de le rappeler : “Durant l’année écoulée, de par ses activités, le groupe a contribué à une réduction des émissions de CO2 de 1,1 million de tonnes, et évité que 44.200 camions n’empruntent le réseau routier”, indique Lineas dans son rapport annuel pour 2023.
Les pouvoirs publics, européens et nationaux, insistent désormais pour favoriser le fret sur rail. De nouveaux clients, comme Procter&Gamble, Carrefour ou Danone, y viennent (ou y reviennent). Contraintes de réduire leurs émissions, les entreprises sont poussées à décarboner leur transport, ce qui constitue une opportunité pour le rail, mais les offres doivent se montrer concurrentielles en prix et en performance.
Lire aussi| Lineas: un train qui roule à l’huile de cuisson
Des moyens sont annoncés pour refaire décoller la part de marché du rail et la faire doubler d’ici 2030. Un fameux chantier quand on sait que le rail doit corriger certaines lourdeurs structurelles, notamment l’infrastructure qui est chère. “Sur nos coûts qui tournent autour de 450 millions d’euros, il y a 35 millions de frais de péages ferroviaires, avec une hausse de 10%. Je ne pense pas que la route subisse la même augmentation”, souligne Bernard Gustin.
Le gouvernement sortant a lancé un plan d’investissement de 250 millions d’euros, le Plan marchandise, annoncé en 2022 et poussé par le ministre Georges Gilkinet. Ce plan prévoit notamment la suppression de nœuds critiques ralentissant le trafic du fret. Un subside a été accordé pour les wagons isolés, activité chroniquement déficitaire, où Lineas ne veut plus perdre d’argent, mais attirer des clients potentiels du transport routier. Attribués voici trois ans, ces subsides n’ont toujours pas été versés, au grand dam de Lineas. En fait, le gouvernement attendait l’approbation de la Commission européenne, obtenue il y a peu.
Traitement de choc pour Lineas
La santé et les offres des opérateurs doivent aussi s’améliorer. Bernard Gustin et son équipe s’y appliquent pour Lineas, qui a simplifié son offre. Notamment en supprimant les activités déficitaires, comme les lignes régulières internationales.
Parmi ces “mauvais élèves”, on peut mentionner le cas de GreenXpress, lancée par le précédent CEO de Lineas, Geert Pauwels, et qui mélangeait wagons conventionnels et containers. Son offre visait un bon objectif, attirer des clients du transport par camion, mais elle n’était pas rentable. “Ce n’est pas à nous d’organiser le modal shift en Belgique, mais aux pouvoirs publics”, estime Bernard Gustin, qui prend comme exemple la Suisse, où la circulation des camions est restreinte. Le rail y pèse aussi plus de 70% du transport de fret.
Lineas ne commercialise plus des trains réguliers de containers “ouverts” (c’est-à-dire réunissant plusieurs clients). “Nous en avions cinq par semaine entre Anvers et Barcelone, nous prenions le risque commercial, une équipe cherchait des clients”, détaille le CEO de Lineas, qui préfère être sous-traitant dans ce genre de business car c’est plus stable financièrement. “Je suis influencé par l’aérien, par l’accord qui avait été conclu par Atlas Air avec Amazon. Ce dernier a lancé du transport aérien de fret, mais c’est Atlas Air qui en été longtemps l’opérateur”, poursuit Bernard Gustin.
Lineas continue à opérer un train sur cette ligne, mais pour le compte d’un tiers. “Nous opérons à présent 10 trains par semaine sur cette destination grâce à un spécialiste du transport intermodal, Hupac, qui commercialise l’activité, Lineas devenant sous-traitant. Ils sont mieux armés pour vendre ce produit”, explique le patron de Lineas. Ainsi, le nombre de fréquences double avec la consolidation d’un flux obtenu par la restructuration de Fret SNCF.
Côté client, Bernard Gustin a mis en place des approches inspirées de l’aérien, en alignant les tarifs avec le niveau de service proposé. “Notre stratégie client est de développer une qualité de service pour que le client paie cette qualité. Certains demandent de la ponctualité, comme dans l’intermodal, car des camions attendent ; d’autres sont moins intéressés par ce facteur, mais souhaitent que la logistique permette de ne pas dépasser un certain niveau de stock dans un dépôt”, détaille notre interlocuteur.
“Notre stratégie client est de développer une qualité de service pour que le client paie cette qualité.”
Il a aussi fallu s’attaquer, bien entendu, à la question des coûts, ceux du support étant trop élevés. “Nous les réduirons de 6 millions d’euros l’an prochain. Nous serons alors à 10% du chiffre d’affaires l’an prochain, contre 14% en 2022”, précise Bernard Gustin.
Un “club deal” avec quatre banques
Enfin, il reste la question du financement. Elle a beaucoup occupé Bernard Gustin depuis son arrivée chez Lineas. Il a cherché des investisseurs pour augmenter le capital, mais hormis les deux actionnaires existants, qui ont apporté ensemble 50 millions d’euros, les autres investisseurs contactés préfèrent attendre.
“On nous a dit que les plans, les premiers résultats, étaient très bien, mais qu’il fallait d’abord être profitable pour parler d’un investissement. L’état général du secteur n’a pas aidé”, pense le CEO de Lineas.
La bonne nouvelle est que l’entreprise de fret ferroviaire a signé un club deal avec quatre banques pour assurer le financement de l’entreprise jusqu’à la fin 2025, soit un montant de 46 millions d’euros. “Nous allons nettement mieux”, conclut Bernard Gustin.
(1) “Study on passenger and freight rail transport services prices for final customers”, Commission européenne, août 2024.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici