L’histoire de la chute d’Atos, vue par son ancien patron, Thierry Breton
L’actuel commissaire européen au marché intérieur se dit « très zen » sur sa gestion du groupe entre 2009 et 2019, et affirme avoir laissé une entreprise sans dette et bien positionnée.
Commissaire au marché intérieur, Thierry Breton voudrait bien rempiler à la Commission et, pourquoi pas, prendre la place d’Ursula von der Leyen à la présidence de l’exécutif européen. La semaine dernière, il ne s’est d’ailleurs pas privé de lancer une petite pique à l’égard de la présidente : est-il possible de (re)confier la gestion de l’Europe au PPE pour 5 ans de plus, soit 25 ans d’affilée ? Le PPE lui-même ne semble pas croire en sa candidate », allusion au fait qu’Ursula von der Leyen a été reconduite comme candidate du PPE avec 400 voix sur 801 délégués (mais seulement 499 votants).
Pique pour pique, certains ressortent donc, pour faire de l’ombre au candidat putatif Breton, le dossier Atos, le groupe informatique dont il a été le patron de 2009 à 2019 et qui est aujourd’hui en très grande difficulté et dont l’action est tombée, en quatre ans, de 80 à 2 euros.
En marge d’un petit déjeuner de l’Ajef, l’association des journalistes économiques et financiers français, Thierry Breton a, pour la première fois, abordé le sujet. Ressortant tableaux, documents délivrés après son départ lors d’« investor day », et ligne du temps, il voulait visiblement se défaire de ce sparadrap collé dans le dos.
Petit rétroacte. Lorsque Thierry Breton était le patron d‘Atos, il a changé la dimension du groupe, au travers notamment de nombreuses acquisitions.
S’il ne s‘était pas exprimé jusqu’à présent, c’est qu’on lui avait demandé, lorsqu’il est entré en fonction, de ne pas parler des entreprises qu’il avait dirigée. Mais aujourd’hui que la campagne commence, il parle.
« Beaucoup de choses fausses »
« J’ai lu beaucoup de choses. Je n’ai rien dit. Mais beaucoup de choses fausses », dit-il. Cette industrie s’est construite progressivement par acquisition mutuelle et progressive. Lorsque j’arrive chez Atos, l’entreprise fait environ 5 milliards de chiffre d’affaires. Elle est présente en France, aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne. Évidemment, l’Europe se construit, les clients deviennent de plus en plus européens et je me dis, avec le conseil d’administration, qu’il faut que nous regardions comment élargir notre périmètre ». Commence alors une politique d’acquisition.
Après de longues discussions, Atos acquiert Siemens IT Solutions and Services, puis met la main sur t Xerox ITO (l’entreprise d’outsourcing informatique de Xerox), et lance une OPA sur le groupe informatique Bull. Atos, leader du cloud industriel, veut préparer la phase future, le « edge », les objets connectés, et pour cela il faut des serveurs au plus près des utilisateurs, ainsi que des super serveurs. Ces acquisitions renforcent Atos dans les infrastructures et dans le cloud. « Il manque un dernier pilier », poursuit Thierry Breton, ce sont les applications. Et en juillet 2018, Atos acquiert, cher (2,9 milliards d’euros), Syntel, un groupe américain qui possède de nombreux centres offshores en Inde. Mais cet achat est financé par la vente de deux blocs d’actions Wordline, en octobre 2019 et en février 2020.
Quand cette stratégie d’expansion est terminée, Atos fait 8,7 milliards de chiffres d’affaires et Capgemini, son concurrent 8,6 milliards, et l’évolution boursière des deux jumelles est identiques.
Et Thierry Breton brandit les slides d’un investor day du 20 juin 2020, soit huit mois après son départ, en octobre 2019 : « On nous a dit que nous étions pris d’une frénésie, parce que nous avons réalisé quatre acquisitions et intégré 50.000 collaborateurs. Mais savez-vous combien Capgemini a fait l’acquisition pendant la même période ? Trente-deux, dont cinq majeures, et ils ont intégré 100.000 collaborateurs. Et Capgemini a dépensé 11milliards pour ces acquisitions, contre 5,2 milliards pour Atos, dont les acquisitions étaient auto-financées. Et savez-vous combien Atos a de dette lorsque je pars ? Zéro. »
Choc sur choc
Thierry Breton est donc appelé à la Commission européenne en octobre 2019 et c’est Elie Girard, ancien directeur général du groupe, qui le remplace. Il décide de changer la structure, abandonnant une organisation en métiers, plutôt pilotée par des ingénieurs, pour une organisation en divisions, plutôt pilotée par les commerciaux. « Je comprends très bien pourquoi il a voulu le faire, mais il le fait la veille du covid », souligne Thierry Breton. C’est difficile donc, mais l’entreprise résiste. Son cours est encore à plus de 70 euros au début de l’année 2021.
Mais c’est alors qu’arrive un premier coup de massue : en juin 2020, lors de son fameux investor day, Atos avait annoncé la fin de sa politique d’acquisition majeure. Mais en janvier 2021, on apprend par une fuite que le groupe prépare une OPA sur DXC (ex HP), d’un montant de 10 milliards d’euros. Les investisseurs font la tête, se demandant pourquoi un tel revirement et comment Atos va digérer cet endettement. Le cours perd 17% en un jour.
Finalement, Atos jette l’éponge, mais cette secousse ébranle la gouvernance. Les commissaires aux comptes de deux filiales américaines émettent des réserves sur les comptes 2020. On est en avril, et le cours chute encore de 13%. Ces restrictions seront levées quatre mois plus tard mais entretemps, le mal est fait : les fonds indiciels qui ne peuvent pas investir dans une société qui a ce type de problèmes comptables sont sortis. Parallèlement, ces problèmes empêchent la direction de se concentrer sur l’opérationnel, et en juillet 2021, c’est le profit warning.
Pour la première fois, Atos dit qu’il va rater ses objectifs du premier semestre, alors que le 15 avril, alors qu’il publie ses résultats du premier trimestre, ces objectifs sont tenus. « Il s’est passé quelque chose entre temps. Une défocalisation opérationnelle sans doute, avance Thierry Breton, qui poursuit : patatras, le cours perd encore 15 %. Et Atos sort du CAC 40. Il faut alors trouver une victime, et on se sépare d’Elie Girard. »
Sans capitaine
Et pendant quatre mois, en pleine tourmente, Atos navigue alors sans capitaine. Finalement, on nomme Rodolphe Belmer, comme nouveau CEO, mais ce dernier précise qu’il ne pourra pas prendre ses fonctions avant fin janvier. Et pendant ce semestre de descente aux enfers, une partie importante du cadre d’Atos, qui voit la valeur de ses stocks options s’en aller en fumée, commence à quitter le groupe.
L’arrivée de Rodophe Belmer en janvier 2022 coïncide avec un nouveau profit warning, et un nouveau changement d’organisation et une nouvelle dégringolade du cours. Quelques semaines plus tard, la publication de résultats annuel 2021 peu reluisants provoque une nouvelle chute de tension boursière. Rodolphe Belmer planche sur un plan de réorganisation, et le 12 juin 2022, il annonce à la fois un projet de scission du groupe et… son départ en tant que CEO. C’est encore une chute de 30%. Nourdine Bihmane le nouveau CEO ne peut que constater l‘ampleur des dégâts et tente aujourd’hui de négocier la vente du groupe par appartements.
« Je n’ai pas à me justifier, Je suis très zen. Je sais exactement l’entreprise que j’ai laissée, conclut Thierry Breton. Mais Il y a eu des chocs majeurs. Et une entreprise est faite de femmes et d’hommes et elle est fragile. Elle demande de la constance et du leadership ». Deux éléments peu présents ces trois dernières années.
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