“Les start-up ne sont pas les sous-traitants des corpos”
Moteur d’innovation et de croissance, le “corporate venturing” ne manque pas de carburant, malgré le covid. Au contraire, tout s’accélère, en ce compris en Belgique. Analyse de cette mécanique qui embarque nouvelles entreprises et sociétés matures dans une dynamique commune.
Plus qu’un mariage de raison. Une véritable mise en relation des forces entrepreneuriales respectives. Pour mémoire, le corporate venturing consiste en une collaboration structurelle entre une start-up et une entreprise plus établie. La jeune pousse reçoit des moyens (capitaux frais, réseau, logistique, expertise) en échange desquels la grosse boîte explore, via sa petite partenaire, des pistes d’innovation avec plus d’agilité (sur les plans techniques, commerciaux mais aussi, idéalement, de culture d’entreprise).
Cette pratique a connu un franc succès ces dernières années, tant en termes de volume d’opérations que de montants de financements. Malgré le choc économique de la crise sanitaire, les fonds investis sous forme de venture capital en 2020 ont en effet poursuivi leur hausse en Europe, atteignant le niveau record de 7,9 milliards d’euros, indiquent les données de la plateforme d’analyse CB Insights. A titre comparatif, ce montant s’élevait un an auparavant à 6,7 milliards, tandis que les sommes allouées à l’échelle mondiale se chiffraient à 51,8 milliards en 2019 et 64,1 milliards d’euros l’année dernière.
Sans compter la croissance de la taille des fonds de corporate venture. Cet été, par exemple, le géant automobile BMW a mis sur pied le fonds BMW i Ventures deuxième du nom, doté de 250 millions d’euros à placer dans les technologies durables. C’est qu’il faut désormais justifier dans la durée ces investissements alors que la conjoncture, mâtinée de réduction des coûts, de concurrence entre venture capitalists et de relance d’après-crise, n’y prête guère.
“Il s’agit de défis importants, et une aide extérieure peut être nécessaire. Une chose est claire, cependant: seuls les acteurs qui réussiront à adapter et à professionnaliser leur façon de faire ce corporate venturing réussiront à prospérer dans une réalité postpandémique”, assure le cabinet de conseil en stratégie Roland Berger, en conclusion d’une enquête d’opinion menée auprès de 50 dirigeants d’entreprises et parue fin septembre.
Evolution accélérée
Le monde des affaires répète souvent que la crise sanitaire a précipité bon nombre de changements. Le corporate venturing n’y a pas échappé, à en croire l’écosystème des start-up en Belgique. “Les dossiers réalisés avant le covid étaient beaucoup plus engageants pour les grandes entreprises, avec une plus grande exposition au risque, observe Baudouin de Troostembergh, CEO de Startup Factory, le studio bruxellois de création et d’incubation d’entreprises. Avec le covid, il y a certainement plus de demandes, les sociétés devant se réinventer et trouver des solutions rapidement, mais plutôt pour des structures plus légères pouvant se mettre en place sans attendre.”
Le type de collaboration a changé. Les relations semblent moins lourdes en termes de conditions, de négociations. Une situation qui faciliterait les collaborations entre grands groupes et start-up. “Cela permet de tester et de valider beaucoup plus rapidement les projets. L’engagement financier en ressort parfois un peu moindre. Mais si ça prend, la start-up garde plus d’autonomie au niveau de sa gouvernance, le corporate se montrant un petit peu moins présent”, estime le CEO de Startup Factory.
Expression parapluie, le corporate venturing recouvre en fait différents types de collaborations, qui peuvent varier ; de l’ up-front equity aux options d’achat, auxquels s’ajoutent le financement d’incubation, l’exclusivité temporaire, etc. Les dossiers sont adaptés pour trouver chaussure à son pied.
La bonne adéquation
“Il est essentiel de trouver le bon fit (la bonne adéquation, Ndlr) entre les deux parties en fonction de ce que l’un et l’autre apportent. Cela demande une véritable personnalisation car le spectre des activités est large”, assure Baudouin de Troostembergh, qui doit souligner que tout ce qui touche à l’écologie ou à la tech enregistre une tendance haussière. “Lorsqu’on lance un projet avec une boîte dans les trois mois, les gros concurrents frappent à notre porte pour lancer la même chose avec eux.”
Pour Startup Factory, l’envie est fortement marquée des deux côtés. Mais la première complexité reste de trouver la formule de l’alchimie entre des entreprises aux statures différentes. “L’enjeu du bon fit demande des concessions très liées aux personnes. C’est un processus qui prend du temps, de l’énergie, beaucoup de dialogue, pour comprendre les objectifs stratégiques du corporate et les besoins concrets de la start-up. Il n’existe pas de formule toute faite”, expose le CEO du studio d’incubation.
Chaque partie doit ainsi assumer le fait qu’il ne sera pas possible de satisfaire des envies irréalistes. Le corporate venturing constitue non pas un système contrôlé de dépendances, mais un jeu d’équilibrisme et de mutualisation. “Il peut y avoir une dépendance tolérée temporairement, par exemple les six premiers mois, pour démarrer. Néanmoins, les règles doivent être claires dès le début. Les start-up ne sont pas les sous-traitants des grosses boîtes”, souligne Baudouin de Troostembergh.
En tout cas, d’avis d’expert, il faut encourager les petites sociétés à contacter les décideurs des grands groupes, non pas dans les business units mais plutôt les responsables de l’innovation, plus ouverts et conscients des limitations du système. “Il ne faut pas s’acharner si on constate qu’il n’y a pas de fit. Mais prendre un contact, faire une réunion pour tâter le terrain, c’est incontournable, ça peut faire la différence pour un démarrage”, assure-t-on chez Startup Factory.
“Bien plus que du cash”
Le corporate venturing démontre donc ses vertus aussi en Belgique. Certaines pépites en ont même fait une caractéristique fondamentale de leur modèle entrepreneurial. A l’instar de Skipr, la start-up tech bruxelloise dont la solution mobility-as-a-service (MaaS) combine une appli intermodale, une carte de paiement pour la mobilité européenne et une plateforme de gestion pour les entreprises.
Pour rappel, Skipr est née en 2018 dans le Lab Box, le start-up studio du groupe automobile belge D’Ieteren. La jeune entreprise a ensuite accueilli la banque Belfius au sein de son capital et, cette année encore, ALD Automotive, filiale du géant bancaire français Société Générale, spécialisée dans la location longue durée et la gestion de parc automobile. Avec trois leaders actionnaires, travailler avec des corpos est dans l’ADN de la plateforme belge.
“L’important est que l’entrepreneur comprenne ce qui va lui amener le plus de valeur, au-delà du cash. Et nous, de prendre conscience que chacun de nos actionnaires est aussi un de nos revendeurs. Tant D’Ieteren que Belfius, et maintenant ALD, sont des revendeurs de notre produit”, fait remarquer Mathieu de Lophem, cofondateur et CEO de Skipr, qui insiste également sur le caractère essentiel du fit, pour que les intérêts de la corpo et de la start-up soient totalement alignés.
Pour objectiver cette relation stratégique, la concrétiser et la pérenniser, l’entrepreneur confirme également l’importance du côté “cru” de l’affaire: le contractuel. “C’est un mariage réussi parce qu’on s’est préparé à l’éventualité du divorce, en cas de problème majeur. Un deal équitable pour tout le monde, vrai win-win pour que chaque partie, au lendemain de la signature, se dise excitée de collaborer”, poursuit le CEO de Skipr. Quant au danger de devenir une corpo à leur tour, avec ce que cela sous-entend de rigidité, les jeunes entreprises actuelles seraient immunisées grâce à leur système de transparence, de structure d’équipe, de communication et culture d’entreprise qui n’existe pas dans les grandes boîtes.
“Une start-up du 21e siècle aura toujours un autre ADN. D’ailleurs, mon but n’est pas devenir un grand paquebot avec 400 personnes chez Skipr. Nous voulons rendre la croissance à travers l’évolution du produit, pas les équipes”, épingle Mathieu de Lophem.
Freiner la machine “corporate”
Dans le camp des multinationales, on doit contre toute attente cultiver une certaine humilité, celle de ne pas détenir ni le monopole du succès, ni l’omniscience. “S’associer avec des start-up a beaucoup de valeur, développe Miel Horsten, group regional director d’ALD Automotive. Leur vitesse d’exécution est naturellement beaucoup plus élevée, et elles n’ont pas les mêmes contraintes (souvent plutôt capitalistiques). Ensuite, il y a aussi – voire surtout – leur créativité. Car elles n’ont pas peur de détruire un modèle existant pour innover. Nous, de notre côté, devons freiner la machine corporate, plutôt cerner la plus-value et soutenir la start-up dans son développement commercial. Dans notre cas, nous avons reconnu que Skipr était plus intelligente que nous. Ce n’est pas évident dans une multinationale où l’on pense souvent que l’on maîtrise tout mieux.”
Même freinée, au bout du compte, la corpo jugera le venturing sur les performances, commerciales et financières. Mais il convient de veiller à ne pas étouffer ses partenaires, de laisser une marge d’appréciation et de faire preuve de patience car un nouvel écosystème doit se développer, et la grande entreprise ne peut pas tout à fait juger les performances de la même façon, beaucoup d’inconnues entourant le plus souvent les start-up.
“Des dossiers fusions et acquisitions, on en a réalisé énormément. C’est assez facile à évaluer, illustre Miel Horsten. Si demain, on nous propose une société de leasing de 50.000 voitures, ça ne nous demande par exemple peu de temps pour calculer une valorisation. C’est plus complexe avec une start-up, car on est quand même confronté à des entreprises pas très rentables. Mais nous apportons la masse critique pour faire fonctionner un business model. Pouvoir explorer une piste d’innovation qui n’est pas stricto sensu dans notre core business apporte une dynamique positive. Cela ouvre la porte à d’autres investissements.”
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