Paul Vacca

“Les histoires de licornes finissent mal en général”

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Lorsqu’en 2013, pour les besoins d’une contribution au site TechCrunch, Aileen Lee, une spécialiste du capital-risque, invente le terme de ” licorne “, c’est un succès immédiat. En affublant du nom d’une créature fabuleuse et mythologique ces fameuses ” start-up technologiques valorisées à plus d’un milliard de dollars “, elle développe alors une intuition admirable : la nouvelle économie vit – et se vit – dans une autre réalité. Pas étonnant que la communauté tech ait adopté aussitôt la licorne dans un univers où vivent déjà des business angels qui veulent tous ” faire du monde le meilleur endroit “.

Avec l’avènement de la licorne, le storytelling de la nouvelle économie assume pleinement les codes du surnaturel et du fabuleux. Il quitte ostensiblement le rayon de la narration réaliste (les récits d’apprentissage à la Balzac) ou des thrillers financiers (les machinations à la Grisham) pour gagner les rayonnages enchantés de l’ heroic fantasy aux côtés des épopées à la Tolkien nourries aux récits médiévaux d’Arthur et de la Table ronde.

La start-up WeWork incarne jusqu’à la caricature ce nouveau récit fantastique du capitalisme. Avec son héros, le fougueux fondateur Adam Neumann, nouveau roi Arthur avec un jet privé en lieu et place d’un fier destrier. Comme il se doit, le héros est investi d’une mission : ” Nous sommes ici pour changer le monde, rien d’autre ne m’intéresse “, aurait-il avoué. Sa contribution à un monde meilleur se fera en transformant des espaces de bureaux laissés vacants à la suite de la crise de 2008 en open spaces au design ” brooklynisé ” et ” instagrammable ” avec salles de méditation. Des espaces de coworking, direz-vous ? Pas du tout ! C’est un réseau social physique, l’incarnation d’une communauté mondiale – autour de la devise ” We “, sa propriété intellectuelle valorisée à 5,9 millions – pour toute une nouvelle génération d’entrepreneurs. Sa Table ronde, en somme.

Et derrière Neumann, il y a un Merlin l’Enchanteur. Le sien s’appelle Masayoshi Son, un banquier de la SoftBank à la tête d’un fonds spécial, Vision Fund, doté de 100 milliards de dollars pour nourrir ses licornes, dont certaines ont pour nom Alibaba ou Uber. Le mythe raconte qu’il n’a fallu que 28 minutes pour que Son adoube Neumann. Il sera un mentor-magicien faisant pleuvoir l’argent magique – la bagatelle de 10 milliards de dollars en deux ans – sur la société et poussant son héros à toujours se dépasser. D’autant que la force des récits d’ heroic fantasy, c’est précisément de se moquer des réalités terrestres et de construire une réalité propre. Comme celle qui consiste à valoriser avant tout les start-up qui ne sont pas rentables. Et dans le monde parallèle des licornes, perdre beaucoup d’argent est le meilleur moyen d’être valorisé. A ce titre, WeWork atteindra à son apogée une valorisation de 47 milliards de dollars.

Jusque-là, tout va bien dans le monde enchanté de l’ heroic fantasy. Mais Adam Neumann commet l’erreur de croire à son propre récit. Il se voit en dieu tout puissant. L’élu se rebelle contre son maître. Dans une tentative d’asseoir définitivement son pouvoir et celui de son épouse Rebekah (sa Guenièvre), il pousse les chevaliers-associés à faire sécession. Ils exigent une introduction en Bourse pour lever des fonds qui viennent à manquer cruellement.

C’est la fin de l’enchantement. Le réel fait alors irruption dans le récit fantastique et la licorne apparaît aux yeux du monde pour ce qu’elle est : un cheval sous stéroïdes travesti en animal fabuleux. Une simple société immobilière déguisée en maverick technologique. Et là, c’est la dégringolade. A mesure que la mise sur le marché s’approche, ses espoirs de valorisation fondent : une perte de plus de 30 milliards de dollars.

Après l’apesanteur du récit fantastique, Adam Neumann découvre la pesanteur du réel. Pour l’heure, il n’a pas réussi à créer ce que Steve Jobs appelait un ” champ de réalité distordue ” : faire en sorte que son récit fasse plier la réalité. Et non l’inverse, comme c’est le cas.

L’épilogue n’est pas écrit. On raconte qu’Adam Neumann serait à Tel-Aviv dans l’attente de prendre une décision : vendre ou reprendre ? Quoi qu’il en soit, il doit être en train de réfléchir à la suite à donner à son récit. C’est un autre animal mythologique qui pourrait alors l’inspirer : Ouroboros, le serpent qui se mord la queue, symbole de… l’éternel recommencement dans les légendes des Gnostiques.

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