Les femmes, le plus grand potentiel inexploité du XXIe siècle

L’innovation ne se concentre pas encore suffisamment sur les femmes en tant que groupe cible. Pourtant, ce sont elles qui prennent 85 % des décisions d’achat dans un ménage. « Les femmes ont de plus en plus d’argent entre les mains et veulent le dépenser », explique la futurologue Kristel Vanderlinden, qui plaide en faveur d’une plus grande innovation par et pour les femmes.
“This is a man’s world” (“C’est un monde d’hommes”), chantait James Brown en 1966. Plus de 60 ans plus tard, les femmes ont fait beaucoup de progrès. Par exemple, dans la plupart des pays, elles ont le droit de voter et d’accéder au marché du travail, elles peuvent ouvrir un compte d’épargne sans l’autorisation d’un homme et se constituer un patrimoine.
« Pourtant, nous ne pouvons pas ignorer que ces progrès sont nés du regard patriarcal et masculin », explique Kristel Vanderlinden, futurologue (voir l’encadré “Regard sur l’avenir” ci-dessous) et auteure du livre EVAlutie (ndlr : disponible actuellement uniquement en français). “À quoi ressemblerait la société si l’on revisitait l’histoire d’un point de vue féminin ? Je me demande, par exemple, à quoi ressemblerait alors le code pénal. D’autres délits seraient-ils punissables ? Les peines seraient-elles différentes ?
Vivons-nous encore dans un monde d’hommes ?
KRISTEL VANDERLINDEN. “Nous vivons surtout dans l’incertitude économique. Par conséquent, nous revenons à une société plus conservatrice où le pouvoir – et surtout le pouvoir masculin – redevient plus important. Nous l’avons constaté lors des élections américaines. Les hommes ont voté plus conservateur, les femmes plus libéral. Elles veulent, par exemple, avoir le droit de décider de leur corps et de faire leurs propres choix sur des questions telles que l’avortement.
“De telles analyses oublient que les femmes disposent aujourd’hui d’un pouvoir économique et d’une force plus importants que jamais. Grâce au grand transfert de richesses, le mouvement mondial des capitaux, les femmes contrôlent déjà 30 % de la richesse mondiale. D’ici 2030 – c’est-à-dire dans quatre ans seulement – cette part passera à la moitié. En outre, 85 % des décisions d’achat au sein d’une famille seront prises par les femmes”.
Les femmes sont encore mal servies sur pratiquement tous les marchés, qu’il s’agisse de la technologie, des articles de sport, des soins médicaux ou des produits financiers.
Mais, les femmes sont ignorées ?
VANDERLINDEN. “Elles ne comptent pas encore pleinement. C’est pourquoi, comme le dit le sous-titre de mon livre, les femmes représentent le plus grand potentiel inexploité de ce siècle. Elles représentent un énorme potentiel économique et financier. En tant que stratège de la marque, j’aide les entreprises et les organisations à définir de nouveaux groupes cibles sur la base d’informations plus précises. Cependant, les femmes sont encore mal desservies sur pratiquement tous les marchés, qu’il s’agisse de la technologie, des articles de sport, des soins médicaux ou des produits financiers.

Les entreprises se privent donc d’une bonne partie de revenus ?
VANDERLINDEN. “Les femmes ont de plus en plus d’argent et veulent le dépenser. D’un point de vue commercial, il est donc plus lucratif d’innover pour les femmes plutôt que de servir une fois de plus un groupe homogène.
Dans votre livre, vous parlez de développement de produits unisexes, sans désigner les hommes comme le plus grand ennemi des femmes.
VANDERLINDEN. “Le rendement d’une innovation véritablement axée sur les femmes est de 40 à 70 % supérieur à celui d’un produit ciblant un groupe homogène. C’est ce que l’on qualifie de retour sur investissement féminin. Le potentiel inexploité est trop important. Pour l’activer, nous devons revenir aux fondamentaux du développement de produits et de l’innovation. Nous devons repartir d’une recherche et d’une réflexion solides. L’innovation pour les femmes doit donc partir de la psychologie féminine pour créer une expérience utilisateur conviviale pour les femmes.
Un exemple ?
VANDERLINDEN. “Prenons le cas d’une femme qui entre dans un magasin pour acheter une jupe crayon rouge. Il y a de fortes chances qu’elle ressorte avec deux pantalons, séduite par les tenues des mannequins et encouragée par ses amies. Après tout, elles connaissent le contenu de sa garde-robe et ont déjà imaginé mentalement des tenues qui lui iraient à ravir.
“Il est difficile de retranscrire ce sentiment dans une expérience d’achat en ligne. Les développeurs – principalement des hommes – examinent les données disponibles sur les « bonnes boutiques en ligne » et développent une page d’accueil similaire et propre, avec un panier d’achat clairement indiqué. Il s’agit là d’un exemple typique d’une perspective masculine placée au-dessus de la psychologie et des besoins des femmes.
“Deux acteurs l’ont compris. Inditex, la société mère espagnole de marques telles que Zara et Bershka, peut se targuer de taux de croissance à deux chiffres. Ces sites web sont remplis d’images inspirantes au lieu d’une liste aride d’articles disponibles, conformément à la logique de la « bonne boutique en ligne ». Par ailleurs, la chaîne de supermarchés américaine Walmart a mis au point une nouvelle application permettant à des amis de partager leur expérience d’achat en ligne. Cela fait un moment que j’essaie de soumettre l’idée à des entreprises belges, mais je me heurte malheureusement à un mur”.

Des interventions mineures peuvent donc rendre la vie des femmes plus agréable ?
VANDERLINDEN. “Et des interventions majeures peuvent leur sauver la vie. Nous considérons les innovations médicales comme allant de soi, mais la plupart des connaissances proviennent de la recherche sur les hommes. Le corps des femmes et leurs hormones sont tout simplement trop complexes aujourd’hui.
“Il en va de même pour les tests de collision des nouvelles voitures. Des mannequins masculins pesant 70 kilogrammes sont utilisés à cet effet. Le résultat de ces tests n’est pas exact pour ceux qui ne correspondent pas à ce modèle, c’est-à-dire les hommes et les femmes de corpulence différente. Nous pouvons fabriquer des voitures électriques et des voitures à conduite autonome, mais une voiture aussi sûre pour les femmes que pour les hommes n’est pas encore envisageable. Il s’agit d’un marché énorme et pourtant tous les constructeurs automobiles l’ignorent.”
Pourquoi en est-on là ?
VANDERLINDEN. « Souvent par ignorance et par une vision limitée du marché et de ses nouvelles opportunités. Je ne crois pas qu’un constructeur automobile ou un scientifique médical laisse volontairement mourir les femmes plus rapidement. Mais développer des produits et services aussi adaptés aux femmes qu’aux hommes demande du temps et coûte de l’argent. Ce sont deux éléments qu’ils n’investissent pas aujourd’hui, parce qu’ils n’ont qu’une vision très restreinte du retour potentiel sur investissement. »
Quel est l’élément clé d’une innovation réussie ?
VANDERLINDEN. « Les innovations les plus fructueuses partent d’une frustration humaine. Uber est né de la frustration de ne pas pouvoir joindre une centrale de taxis, les campagnes de Dove de la frustration liée à l’image idéalisée de la femme. L’innovation technologique, elle, part souvent d’une nouveauté technologique — on peut créer quelque chose, donc on le fait. Seules 10 à 15 % de ces start-ups réussissent. Femtech, la technologie centrée sur la femme et son corps, fait exception. Des sous-vêtements menstruels compatibles avec le sport, une selle de vélo adaptée à l’anatomie féminine ou un produit financier pensé pour les femmes : cela répond à des problèmes réels et vise un public clair. »
Quelles innovations pour les femmes vous impressionnent particulièrement ?
VANDERLINDEN. « Il y en a beaucoup. Des scientifiques ont mis au point un gazon artificiel dont la densité réduit les torsions du genou, limitant ainsi les blessures chez les joueuses. Une surfeuse australienne a créé un tampon à base d’algues marines. Les tampons classiques contiennent souvent des substances nocives comme le plomb, le cadmium ou le zinc. Grâce à ce tampon naturel, ces substances ne pénètrent ni dans le corps des femmes, ni dans l’océan. L’Université technique de Delft a mis au point un utérus artificiel pour permettre à des bébés prématurés de poursuivre leur développement dans un environnement recréé. En tant que mère d’un bébé grand prématuré, j’ai trouvé cela fascinant. Et les anneaux intelligents, capables de collecter de nombreuses données féminines, sont aussi très importants dans leur simplicité. »
« La majorité des innovations médicales reposent sur des recherches menées sur des hommes. Le corps des femmes et leurs hormones sont jugés trop complexes. »
Le manque de données féminines pose problème pour entraîner l’intelligence artificielle.
VANDERLINDEN. « C’est pourquoi les chatbots ont des réponses stéréotypées. Un médecin est un homme, une infirmière une femme. Ces modèles sont entraînés à partir de données historiques. Il y a à peine 40 ans, les femmes médecins étaient très rares. Les données sont donc complètement biaisées. Les modèles d’IA perpétuent ces biais en renforçant leur propre vision, sauf si une intervention humaine corrige le tir. C’est une chose que les chatbots produisent des clichés. Mais c’est bien plus grave quand l’IA est utilisée pour innover ou prendre des décisions. En biotechnologie, on crée déjà des enzymes, des molécules, des médicaments avec l’IA. Mais là encore, les données proviennent quasi exclusivement d’hommes. Ces grandes avancées risquent donc d’être encore néfastes pour les femmes. Même chose dans les banques qui utilisent l’IA pour calculer la solvabilité dans l’octroi de prêts hypothécaires. Les modèles s’appuient sur des données anciennes, quand les femmes ne pouvaient pas contracter de prêt et achetaient moins de maisons. Résultat : à revenu égal, une femme obtient une offre de prêt plus faible qu’un homme. Si on n’a pas conscience de ces biais, l’IA devient extrêmement problématique. »
« Les hommes ont du mal à estimer l’intérêt d’un produit car ils restent enfermés dans leur propre référentiel. Ils ne perçoivent pas l’enjeu, donc n’investissent pas. C’est là que tout se joue. »
L’innovation féminine peut-elle donner naissance à la prochaine licorne (valorisée à plus d’un milliard de dollars) ?
VANDERLINDEN. « C’est tout à fait possible. Deux stars féminines ont généré des milliards de chiffre d’affaires en deux ans. Taylor Swift a bâti un empire avec sa tournée The Eras Tour, et la marque de maquillage de Rihanna, Fenty, s’adresse à toutes les femmes en proposant des fonds de teint pour toutes les carnations. On les regarde souvent de haut parce que ce sont des artistes, mais elles ont monté de véritables empires en élevant l’innovation féminine à un autre niveau. »
Oui, mais elles ont les moyens. Les start-up ont besoin de capitaux, et les hommes investissent toujours moins dans les femmes.
VANDERLINDEN. « Pourtant, les start-up fondées par des femmes offrent un rendement supérieur de 30 % à celles créées par des hommes. Mais elles proposent souvent des solutions à des problématiques féminines : cancer du sein, menstruations, ménopause. Les hommes peinent à en comprendre l’intérêt, car ils restent bloqués dans leur propre expérience. Quelle est la taille du marché ? Y a-t-il vraiment un problème ? Leur capacité d’empathie face à une frustration féminine est plus limitée. Résultat : ils ne perçoivent pas la valeur, donc n’investissent pas. Voilà le vrai nœud du problème. Après une conférence que j’ai donnée au festival technologique SuperNova, un investisseur m’a dit qu’il hésitait entre deux start-up, mais qu’il avait décidé d’investir dans celle fondée par des femmes car il avait pris conscience de son propre biais. Là, je me suis dit : yes, on fait bouger les lignes. »
En tant que futurologue, êtes-vous optimiste pour l’avenir ?
VANDERLINDEN. « Il y a toujours des raisons d’être optimiste. Nous regardons peut-être avec inquiétude le retour d’une masculinité ultra-conservatrice, mais le monde est cyclique. J’en reviens aux femmes comme contrepoids. J’espère qu’ensemble, nous trouverons l’assertivité et l’envie d’insister sur l’humain. Nous survivrons, car nous avons toujours le choix de faire mieux sur le plan social et économique. »
Regard vers l’avenir
Un trendwatcher observe le monde différemment d’un futurologue comme Kristel Vanderlinden. Le premier analyse les signaux sociaux et les transformations sur une longue période dans tous les domaines : comportements, technologie, IA, générations. Le futurologue va plus loin : il imagine ce qui pourrait arriver demain — ce qu’on appelle la scénarisation. Cela peut concerner la société dans son ensemble (vers une société hypermasculine ou plus modérée ?) ou une entreprise. « Sur base de scénarios “et si…”, on crée une vision du futur et une stratégie business associée, que l’on déroule ensuite vers le présent. Cela permet de planifier à long terme, avec du recul et de l’audace. »
Bio – Kristel Vanderlinden
1969 : née à Genk
1989-1993 : études en communication à la PXL
1993-1997 : cheffe de projet chez Challenger Communications
1998-2002 : responsable communication chez NN
2002-2008 : brand manager chez Lowe Worldwide
2008-2014 : directrice stratégie chez Ogilvy
2014-2017 : même fonction chez Boondoggle
2017-2021 : cofondatrice de Spectra
2021-2022 : directrice Europe chez The Future Laboratory
2021-2025 : futurologue pour Cronos Group
2022 : fondatrice du Futurekind Strategy Lab
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