Malgré le répit de 90 jours sur les droits de douane “réciproques”, c’est l’incertitude qui prévaut. Car le président américain pourrait tout aussi brusquement changer à nouveau son fusil d’épaule. Du côté des entreprises belges, on s’adapte, comme toujours, en essayant de garder la tête froide. Même si les positions des unes et des autres sont inégales face aux tarifs douaniers.
Dossier: In Trump we trust
Ce ne sera donc pas 20%, mais 10% de droits de douane, au moins durant trois mois. La volte-face de Donald Trump a surpris tout le monde, la semaine dernière. Cette fois positivement, à l’exception de la Chine, qui se retrouve entraînée dans un jeu de surenchère qui porte, à ce jour, les droits de douane à 145% sur ses produits, contre 125% sur les produits américains. Démentiel.
Ce soulagement européen pourrait être de courte durée. D’abord, parce que le débat de fond n’est pas réglé : tout reste à négocier. Ensuite, car les deux plus grandes puissances économiques se livrent un mano à mano pour l’hégémonie mondiale. Un duel d’orgueil dont beaucoup souffriront. Enfin, car les Européens ne sont pas à l’abri d’un énième revirement de situation. Selon l’humeur présidentielle. Après tout, quelques heures avant de suspendre les droits de douane réciproques, l’ancien magnat de l’immobilier indiquait vouloir taxer les produits pharmaceutiques, jusque-là exemptés. Si tel devait être le cas, ce serait une petite catastrophe pour l’économie belge.
Entre appel au calme et contre-mesures fortes
En 2024, les exportations biopharmaceutiques totales s’élevaient à 79 milliards d’euros. Les États-Unis sont de loin le premier client de la Belgique, avec près de 24% des stocks écoulés. Cela représente environ la moitié de nos exportations vers les États-Unis et un quart de toutes nos exportations.
La semaine dernière, l’Association générale de l’industrie des médicaments, Pharma.be, tirait la sonnette d’alarme. Parce que la “Biopharma Valley”, réputée dans le monde entier, devait déjà faire face à “un renversement de tendance” l’année dernière, avec la première diminution d’emplois de son histoire. En ajoutant à cela l’évolution de la situation aux États-Unis, “il y a de quoi s’inquiéter pour l’avenir proche”, écrivait la fédération.
En 2024, les exportations biopharmaceutiques belges s’élevaient à 79 milliards d’euros. Les États-Unis sont de loin le premier client, avec près de 24% des stocks écoulés.
À ce stade, peu d’entreprises du secteur désirent s’exprimer. Tout le monde est dans l’attente. “C’est l’inquiétude et l’incertitude, ce qui n’est jamais bon en économie”, appuie David Gering, porte-parole de Pharma.be. Ce dernier a toutefois un message à faire passer : que l’Europe n’ait pas la main trop lourde, si une autre escalade devait s’enclencher dans les prochains mois. “De toutes les importations du secteur pharma en Belgique, 14% proviennent des États-Unis, ajoute le représentant du secteur, ce qui pénaliserait le système des soins de santé et, in fine, le patient.”
Dossier: “Droits de douane”
Au sein d’Agoria, la Fédération de l’industrie technologique, autre grand secteur concerné, le CEO Bart Steukers appelait plutôt l’Europe “à ne pas rester les bras croisés”, lorsque Trump a entamé sa guerre douanière. “L’UE doit réagir avec fermeté et détermination en prenant des contre-mesures”, tout en appelant à la “conclusion de nouveaux accords commerciaux, notamment avec les pays du Mercosur, l’Inde, l’Australie et le Mexique, afin de trouver le plus rapidement possible de nouveaux marchés pour nos entreprises”, plaidait le CEO. Le mot d’ordre : la diversification. La position n’a pas changé entretemps, d’autant que les droits de douane de 25% contre l’acier et l’aluminium sont maintenus. En 2024, les entreprises technologiques belges ont exporté pour 5,5 milliards d’euros de marchandises vers les États-Unis, soit leur troisième client après l’UE et le Royaume-Uni.
Dans les exportations belges vers les États-Unis, l’agroalimentaire se taille la troisième part du lion. Pour près de 1 milliard d’euros en 2024. On pense bien sûr aux produits phares de la Belgique : les Américains raffolent de nos frites, légumes surgelés, gaufres et chocolat, mais aussi de nos bières, qui sont toujours soumises à une taxe de 25%, comme pour l’aluminium et l’acier. À la Fevia, la Fédération de l’industrie alimentaire belge, le CEO Bart Buysse appelle l’Europe à “garder son calme”. Ce qu’elle fait, pour le moment, en mettant sur pause ses mesures de rétorsion, tout en fourbissant son bazooka : l’outil “anticoercition” qui gèle l’accès aux marchés publics européens. Ursula von der Leyen a également évoqué vendredi dernier la taxation des géants du numérique, la “bombe nucléaire” européenne.
Des droits de douane jamais aussi élevés
Heureusement, le jeu s’est calmé. La Belgique, petite économie ouverte sur le monde, serait particulièrement exposée à une guerre commerciale. Ses exportations représentent 79% de son PIB et, parmi elles, les exportations vers les États-Unis représentent environ 5,5% du PIB. A priori, cela peut paraître gérable. Mais c’est oublier tous les effets indirects. L’énorme impact des droits de douane sur l’Allemagne, par exemple, ricocherait sur ses sous-traitants dont fait partie la Belgique. C’est la double peine.
Et puis, pour les entreprises concernées, 25%, 20% ou même 10% de droits de douane, cela représente toujours un coût supplémentaire après plusieurs années d’inflation. Malgré la “pause” décrétée par Donald Trump, les droits de douane n’ont jamais été aussi élevés aux États-Unis, a souligné la cheffe économiste du cabinet KPMG, Diane Swonk, interrogée sur CNBC. Ainsi, les produits européens, précédemment taxés en moyenne à 2,5% en 2025, le sont désormais à 12,5%. Et le taux effectif moyen qui était en recul aux États-Unis a décollé en flèche, passant de 2,3% à 27%, avec les 145% exercés sur les produits chinois.
Un coup de sonde dans les milieux entrepreneuriaux montre des comportements très différents selon le secteur et la taille de l’entreprise. Certaines ont pu anticiper, d’autres peuvent encore s’adapter, mais une partie d’entre elles devront passer à la caisse.
“C’est notre marge qui prendra un coup”
Ce sera le cas pour la biscuiterie Desobry, fortement exposée aux États-Unis, où elle réalise 20% de son chiffre d’affaires. Ces droits de douane sont très mal vécus, car inévitables. “Si vous avez des marges immenses comme Google, vous pouvez avaler ces droits de douane, mais dans l’alimentaire, pour une entreprise comme nous, c’est totalement exclu, déplore Thierry Huet, son CEO. Le prix augmentera fatalement pour le consommateur.”
Va-t-il continuer à acheter ? “Il y a un risque évident. D’autant qu’on a déjà augmenté nos prix ces dernières années. Le risque, c’est d’avoir moins de commandes et donc moins de clients.” Des clients avec qui la biscuiterie est entrée en négociation pour tenter de partager cette taxe douanière. “Encore une fois, nous n’avons pas la force de frappe, ni le pricing power d’un Apple”, ni la capacité d’affréter six avions remplis de 1,5 million d’iPhone pour les faire passer d’Inde aux États-Unis, juste avant le couperet…

Chez NietsCo, la distillerie de spiritueux sans alcool, lauréate de nombreux prix, les États-Unis étaient vus comme l’eldorado. “Pour nous, petite boîte belge qui veut croître, l’export est primordial et les États-Unis sont un marché de développement très important, commente Alexandre Hauben, CEO. Après la France, le Royaume-Uni, l’Oncle Sam attire, forcément, en particulier sur le marché du sans alcool.”
Un effort de deux ans a été consenti pour trouver les distributeurs dans plusieurs États clés, avec des premières commandes qui doivent se matérialiser tout bientôt. Il n’y a donc pas de retour en arrière possible : “Pour tout vous dire, on s’y était préparé, ajoute le fondateur de NietsCo. Avec nos partenaires, on avait même fait l’exercice avec 25% de tarifs douaniers. On a fait tourner les calculettes, et ils étaient prêts à partager les coûts. Mais dans tous les cas, le prix pour le consommateur allait augmenter. Avec le risque de se heurter à un prix psychologique.”
Comme pour toutes les entreprises de cette taille, c’est la marge qui devrait en prendre un coup, avec pas mal d’incertitudes sur le choix à opérer : “Avec les 20%, on était en gueule de bois, avec les 10%, on finissait par ravoir le sourire. Cette incertitude ralentit tout le business. On en est à se demander si on doit signer la facture aujourd’hui ou demain”, se questionne Alexandre Hauben.
“Avec les 20%, on était en gueule de bois, avec les 10%, on finissait par ravoir le sourire. Cette incertitude ralentit tout le business.” – Alexandre Hauben (NietsCo)
Chez le chocolatier belge Leonidas, l’exposition aux États-Unis est minime, de l’ordre de 1% des exportations. Mais le secteur doit rester sûr de sa force, selon Philippe de Selliers : “Selon moi, les droits de douane n’impacteront pas la force de la marque ‘chocolat belge’.” Le consommateur américain payera quelques euros de plus pour manger du chocolat noir-jaune-rouge, soutient-il. Et c’est un raisonnement qui peut également valoir pour la bière belge produite uniquement en Belgique. La nouvelle politique de Donald Trump conforte toutefois Leonidas dans son choix de se concentrer sur le marché européen : “C’est beaucoup plus simple. D’abord, car on a des produits frais. Ensuite, parce qu’on a la même monnaie et les mêmes règles.”
S’adapter rapidement
D’autres entreprises ont dû prendre des mesures concrètes à très court terme, suite à la guerre commerciale menée par le locataire de la Maison Blanche. C’est le cas d’I-care, leader mondial de la maintenance prédictive des machines industrielles, qui a reporté son introduction en Bourse suite à l’instabilité des marchés.

“À titre personnel, je trouve que les marchés surréagissent aux décisions politiques. Mais il n’est jamais bon de se lancer en Bourse dans une période de crainte”, justifie Fabrice Brion, CEO de l’entreprise. Cette IPO ne devrait plus intervenir cette année et l’entreprise fera le point l’an prochain. Avec quelles conséquences concrètes ? “Il ne devrait pas y avoir d’influence sur le business en 2025 et 2026, car nos carnets de commandes sont déjà largement rencontrés, mais si l’IPO ne devait pas intervenir en 2026, il faudra sans doute revoir nos ambitions ou trouver d’autres sources de financement pour poursuivre notre croissance.”
Et sur les droits de douane ? Le CEO n’est pas particulièrement inquiet. Pour deux raisons. D’abord, parce qu’I-care offre une solution majoritairement software, qui n’est pas concernée par les droits de douane. Ensuite, parce que l’entreprise “a anticipé en créant des stocks pour sa filiale aux États-Unis en 2025 et 2026”, en évitant ainsi d’éventuels tarifs sur la partie hardware. Dans tous les cas, le marché américain restera le principal terrain de jeu d’I-care en dehors de la Belgique et l’entreprise montoise ne compte pas y freiner ses investissements. Si Fabrice Brion avait un conseil à donner à des entrepreneurs, ce serait de s’installer dans le marché qui est visé : “Il faut créer une filiale. Ça coûte plus cher au début, mais ça permet de s’affranchir des risques.”
“Il faut créer une filiale. ça coûte plus cher au début, mais ça permet de s’affranchir des risques.” – Fabrice Brion (I-care)

Cette capacité à s’adapter, l’entreprise EVS, qui s’est fait une réputation dans le monde entier avec ses procédés révolutionnaires de ralenti télévisé, l’a aussi expérimenté. Pas le choix : “Nous y réalisons aujourd’hui 65 millions de chiffre d’affaires contre 100 millions en Europe et au Proche-Orient, nous indique Serge Van Herck, le CEO. Cela représente un peu plus de 30% du total, mais nous passerons à 50% d’ici la fin de la décennie. Nous venons d’agrandir l’équipe sur place de 50 à 70 personnes. Le sport y est omniprésent à la télévision, avec une dimension importante pour la retransmission en direct.”
EVS dispose d’un siège dans le New Jersey, mais le contexte de guerre commerciale va amener l’entreprise à prendre une décision qui ne figurait pas au planning : “Nos équipements sont produits majoritairement à Liège et aux Pays-Bas. Nos clients devront donc payer des taxes supplémentaires. La majorité de nos concurrents sont dans la même situation. Cela étant, nous avons décidé d’évoluer pour faire une partie de notre assemblage aux États-Unis. Cela diminuera l’impact de ces tarifs. Nous n’aurions jamais fait cela sans ces décisions de Donald Trump, cela n’aurait aucun sens au niveau économique ou en matière de durabilité, mais ce marché est important pour nous et il n’est pas question de délocaliser davantage que cela.”
“Nos clients devront donc payer des taxes supplémentaires.” – Serge Van Herck (EVS)
“Les États-Unis se tirent une balle dans le pied”
Ensuite, il y a les entreprises qui sont assez importantes que pour disposer de leurs propres filiales de production. C’est le cas de la Sonaca, qui est basée dans ses principaux marchés d’exportations, dont les États-Unis, le Canada, le Mexique ou encore le Brésil. Par définition, les droits de douane à l’importation n’influencent par le business du constructeur aéronautique. Et il y a une autre raison qui est propre au secteur : la construction d’avions se planifie sur le très long terme, les carnets de commandes sont pleins et d’éventuels droits de douane ne se matérialiseront pas avant plusieurs années. Pour Yves Delatte, CEO de la Sonaca, “ce sont surtout les États-Unis qui se tirent une balle dans le pied, et Boeing, en particulier, souffrira de cette guerre commerciale”.
Être un grand groupe ne vous exempte pas de devoir vous adapter. C’est le cas de l’entreprise Solvay, acteur de la chimie, qui vend partout dans le monde et dispose de 45 sites de production sur tous les continents, à l’exception de l’Afrique. “Les choses changent très vite et très souvent, c’est ce qui caractérise la période que nous sommes en train de vivre, glisse Philippe Kehren, CEO de Solvay. Notre manière de voir les choses, c’est de ne pas dévier de nos objectifs à long terme. Solvay est une entreprise de plus de 160 ans, qui a traversé beaucoup de périodes difficiles et qui est toujours là. Ma mission et celle de mes équipes consiste à conserver cet héritage, à le transformer pour faire face aux nouveaux défis et à le transmettre aux nouvelles générations.”
En attendant, l’entreprise “garde le cap”, insiste-t-il. “Mais nous devons nous adapter très vite au changement. Je pense qu’il y a des tendances de fond qui font partie de la stratégie de Solvay depuis le départ, notamment le fait d’être le plus près possible des clients. Nous passons d’un monde où tout était mondialisé à une période où l’on essaye de produire et vendre d’une manière plus régionale. On a traversé des périodes de crise, comme le covid, on a eu des ruptures d’approvisionnement importantes avec la Russie… La tendance consiste à trouver de la sécurité d’approvisionnement, des chaînes plus courtes… C’est un travail que l’on fait en permanence, mais c’est aussi un héritage. Solvay fait 80% de ses ventes à partir de production régionale.”
Sa crainte principale, au cœur de la guerre commerciale actuelle, c’est l’impact plus large d’une inflation forte qui réduirait la demande, conclut-t-il.