Les enseignements d’une faillite agricole
Avoir à son actif plusieurs belles réussites dans la tech ne garantit pas forcément de réussir dans le secteur agricole. Jean-Pol Boone l’a appris après plusieurs saisons à la tête de la coopérative Eco.Cultures. Selon l’entrepreneur, qui concède sa première faillite, le métier d’agriculteur est intenable actuellement.
“Je ne vois pas comment on mangera dans 10 ans !” Suite aux nombreux chocs climatiques et environnementaux qui ont plombé plusieurs saisons d’exploitation de leur jeune entreprise Eco.Cultures, Morgan Alexandre et Jean-Pol Boone jettent l’éponge. Ils abandonnent l’idée de produire des légumes sains et locaux pour lesquels ils avaient trouvé d’excellents revendeurs comme des AD Delhaize, entre autres. Mais “c’était trop compliqué, pas rentable dans le contexte actuel où d’une année à l’autre on peut perdre la majorité de sa récolte tout en étant étranglé de taxes directes ou indirectes”, détaille, déçu, Jean-Pol Boone.
Eco.Culture avait fait le pari d’une production rentable de différents légumes localement et d’en répéter le modèle. Mais sans succès. Pourtant, Jean-Pol Boone n’en est pas à sa première entreprise. Il en a même déjà créé plusieurs, mais toutes axées dans l’univers de la technologie digitale, dont Outlet-Avenue (e-commerce de fin de séries revendu au groupe derrière E5 Mode), ou actuellement Inoopa qui se déploie dans le domaine de la business intelligence à base d’IA.
Grande distribution
L’entrepreneur du numérique a débarqué un peu par hasard dans le secteur agricole. En plein covid, il se retrouve confiné à Spa avec un de ses amis proches, un maraîcher. C’est lors de ces longues discussions et réflexions qu’ils décident de profiter de cette période pour produire des légumes. Ils réalisent leurs premiers semis: courgettes, tomates, haricots, etc. Une quinzaine de variétés. Des semis par milliers, sans pépinière. Ils disposent d’un hectare cultivable. La première année, cela prend bien. Ils parviennent d’ailleurs rapidement à convaincre des franchisés de la distribution, avec qui ils collaborent de manière exclusive et harmonieuse. Y compris chez AD Delhaize puis Carrefour. Entrer dans la grande distribution n’a visiblement pas été un problème. “Commercialement, on était super bons et bien structurés, enchaîne le serial entrepreneur. Code-barre, ERP, suivi des commandes et livraison, cela a directement séduit les enseignes. Je pense qu’on se démarquait pas mal des autres producteurs sur ce point-là.”
“Commercialement, on était super bons et bien structurés. Code-barre, ERP, suivi des commandes et livraison, cela a directement séduit les enseignes.” – Jean-Pol Boone, cofondateur d’Eco.Cultures
Le duo est confiant et commence à investir dans des serres qui coûtent entre 8.000 et 10.000 euros l’unité. Au total, ils compteront une dizaine de serres. Etant positionnés sur le créneau de la production bio-intensive, ils commencent à se fixer l’objectif de réaliser un chiffre d’affaires de 100.000 euros à l’hectare. Une référence qu’ils tiennent d’un pro au Canada. “C’est bien plus que le seuil de l’agriculture intensive, enchaîne Jean-Pol Boone. On pouvait y arriver en s’affranchissant des machines qui nécessitent de la place pour fonctionner. Si on fait tout manuellement, on peut serrer un peu plus les cultures et donc produire plus au mètre carré. Et puis, en affinant progressivement les cultures qui fonctionnent le mieux au fil des ans.”
L’idée consistait à rendre l’approche répétable, et non pas scalable comme c’est le cas dans la tech. Aussi, Eco.Culture passe à 4 hectares.
Aléas climatiques
Cependant, les réalités économiques et techniques ont rapidement compliqué la situation du duo d’entrepreneurs-agriculteurs et fait dévier la jeune pousse du business plan théorique. Les investissements initiaux et le besoin en fonds de roulement avant les récoltes étaient importants. Pas mal de frais interviennent dès le printemps alors que les récoltes n’interviennent que des mois après. Le projet nécessitait par ailleurs une main-d’œuvre significative (jusqu’à 10 personnes en haute saison). Malgré cette main-d’œuvre coûteuse, la société était à l’équilibre en 2023. Et ce, malgré l’un des plus grands défis : les aléas climatiques. Entre la sécheresse de 2020, les inondations de 2021 et les ravages des limaces en 2024, chaque année a apporté son lot de difficultés.
Sans oublier la volatilité des prix du marché, influencée par des facteurs extérieurs, rendant les résultats difficilement prévisibles. Une bonne année pour la production de tomates a engendré une forte baisse des prix, tandis que l’année précédente, celle des courgettes avait connu le même sort. Voilà pourquoi Eco.Cultures avait fait le choix de travailler sur plusieurs variétés sur plusieurs sites différents ce qui lui permettait de lisser les variations de revenus, mais n’éliminait pas les incertitudes.
Malgré la rentabilité, Eco.Cultures a finalement décidé de jeter l’éponge, ne voyant pas comment la situation pouvait s’améliorer dans le futur tant sur le plan climatique que sur les taxes diverses. Les deux associés ont préféré se concentrer sur des activités plus rentables. Jean-Pol Boone souligne, au passage, que l’agriculture, à petite ou à grande échelle, est un secteur où les imprévus peuvent anéantir les plans même les mieux conçus. Son expérience met en lumière les défis structurels de l’agriculture moderne, confrontée à des aléas climatiques de plus en plus fréquents et à une pression économique intense.
“Un Etat fort en agriculture”
“Le changement climatique n’est qu’un accélérateur du processus, mais en aucun cas la cause”, regrette Jean-Pol Boone après son expérience malheureuse avec Eco.Cultures.
“Quelques jours après un post LinkedIn sur ma première faillite, je me suis rendu compte que je n’étais pas fou ou incapable de gérer une société agricole. Le constat est malheureusement général. Après avoir échangé avec des paysans, des industriels, des fonds, des banques, le constat, c’est que pour exister, un agriculteur doit emprunter sauf s’il vient d’une famille aisée. Auprès d’une banque ou, pour certains, auprès des fonds publics ou privés. Mais voilà, les taux des banques augmentent et les rendements attendus des fonds (entre 8 et 15% par an) est tel que l’agriculteur est mis sous pression.
Et quand ses revenus dévissent à cause des aléas climatiques ou un prix du marché qui évolue constamment, l’agriculteur devient l’esclave de son banquier ou de son investisseur, en plus d’être l’esclave du prix du marché. Il est dans un étau constant. Pire, quand un fonds veut vendre ses participations, à qui vend-il ? Pas à l’agriculteur, incapable de racheter les parts par manque de cash. Et donc la cession se fait à des tiers, en Belgique ou ailleurs. A un industriel ou un autre fonds plus important qui voudra d’autant plus rentabiliser son achat. Une spirale sans fin. Exiger un tel rendement ne permet pas de respecter la transition agricole qui nous est imposée par le changement climatique.
Ma conclusion est à l’opposé de ma conviction d’homme de droite : il faut un Etat fort en agriculture qui soutient les entreprises en tant qu’investisseur de long terme et à des taux qui intègrent une transition imposée par le climat. Dans le chaos climatique qui s’installe pour longtemps, le financement public doit aider à sortir le secteur agricole de la spéculation.”
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