On imagine souvent les romanciers éloignés des réalités économiques, dissertant sans fin sur l’amour et la mort, complètement incompétents pour parler de l’entreprise ou des mécanismes de l’endettement. Et pourtant.
Dans un monde saturé d’analyses chiffrées, Anne de Guigné renoue avec une intuition simple et puissante : l’économie n’est pas une science mais une histoire humaine et le capitalisme, avant d’être un système, est une vision du monde. Des mythes bibliques aux angoisses contemporaines, la littérature a toujours interrogé le lien entre richesse matérielle et quête spirituelle, entre prospérité collective et solitude individuelle. Sans compter que, loin des grandes théories, les grands auteurs tels que Balzac, Dostoïevski ou Perec nous permettent de voir dans le détail la façon dont l’environnement matériel a sans cesse influé sur la condition des êtres vivants.
Leurs écrits n’éclairent pas seulement le passé, mais aussi l’avenir. À l’heure où l’intelligence artificielle pose la question d’une possible “fin du travail”, Madame de la Fayette nous donne quelques aperçus d’un monde d’oisiveté et d’apparence tandis que Kafka nous offre un échantillon du labeur dans sa version absurde et improductive.
Souvent inquiets et sensibles aux changements, les écrivains sont, selon Anne de Guigné, “les gardiens d’une certaine humanité”. L’occasion pour elle de nuancer dans son livre les critiques systématiques que notre époque fait au capitalisme. La véritable crise que nous traversons serait, d’après elle, moins celle d’un système économique que le fruit de notre incapacité individuelle et collective à donner un sens au progrès.
TRENDS-TENDANCES. Le travail occupe une place centrale dans la pensée économique, mais aussi dans votre livre. De quelle manière la littérature a-t-elle accompagné, voire influencé, notre perception du travail ?
ANNE DE GUIGNÉ. J’ai grandi avec l’idée biblique selon laquelle l’homme devait travailler et que c’était une malédiction, tout en sentant bien, à titre personnel, que le travail pouvait m’apporter de la satisfaction. En relisant la Genèse pour ce livre, j’ai réalisé que le message de la Bible était plus intéressant et qu’il y avait en réalité une dualité. La Genèse, écrite il y a environ 3.000 ans, dit clairement que si vous travaillez avec Dieu, le travail devient une bénédiction. Le travail peut être un lieu d’épanouissement et de réalisation de soi au-delà des questions de rémunération. Et ça, on le voit tout au long des textes.
Chez Hésiode (8e siècle avant J.-C., ndlr), par exemple, il y a l’idée que le travail est une vertu. C’est une vision presque morale : il faut travailler, parce que cela cadre la vie et évite la dispersion. D’ailleurs, pour beaucoup d’écrivains, leur travail, c’est l’écriture, dans le sens d’un vrai combat. Ce n’est pas écrire des poèmes quand on a le temps. C’est un effort, une lutte, un engagement profond.
Plus tard, avec des auteurs comme Jack London (début 20e siècle, ndlr), cette réflexion devient beaucoup plus dure. Cet auteur a connu le travail aliénant dans sa chair : il a travaillé à l’usine, jusqu’à 18 ou 20 heures par jour, comme une bête de somme, est devenu alcoolique pour le supporter. Mais il a aussi trouvé dans l’écriture un moyen d’émancipation. C’est ce qui fait de lui un auteur bouleversant : il a connu à la fois le travail qui détruit et celui qui sauve.
Vous soulignez que la plupart des écrivains se montrent méfiants vis-à-vis de l’innovation et du progrès économique. Comment expliquez-vous cette réserve presque systématique ?
C’est vrai qu’il y a une forme de conservatisme, chez beaucoup. Peut-être que les écrivains ont un biais : ils se sentent sans doute dépositaires d’une fonction de conservation d’une certaine manière d’habiter le monde. Et cette position les rend prudents. Ils ont toujours un peu de recul, une circonspection quand le monde évolue, par crainte que la nature humaine n’en soit altérée. Et ce n’est pas une question de conservatisme ou de progressisme, cela dépasse les clivages politiques. Mis à part les auteurs qui écrivent de la science-fiction, qui n’apparaissent pas dans mon livre, la plupart ne s’enthousiasment pas pour les merveilles de la technique ou de l’intelligence artificielle. Leur passion va ailleurs. Ils se consacrent à l’humain, à l’intériorité.
Comment les écrivains parlent-ils d’argent ? Est-ce un sujet qu’ils abordent frontalement ?
L’argent fait partie des passions humaines, les écrivains en ont toujours parlé. William Shakespeare dans Le Marchand de Venise (1597), par exemple, en parle très librement. Il décrit avec une finesse incroyable les premières formes de capitalisme à Venise : ces sociétés commerciales où l’on partage le risque entre le marin qui part en mer et celui qui apporte le capital. Et même dans le Satyricon de Pétrone, au 1er siècle de notre ère, il y a déjà des histoires d’argent. Honoré de Balzac est notamment l’un des premiers à décrire, à Paris, le capitalisme naissant et la nouvelle logique de l’accumulation, de l’intérêt. Il écrit dans la première moitié du 19e siècle, au moment où le système bancaire français est encore très faible. À cette époque, on s’échangeait des reconnaissances de dettes comme une monnaie parallèle.
“Autrefois, les mondes de l’argent et de la création étaient moins cloisonnés : Shakespeare était copropriétaire de son théâtre et connaissait très bien les mécanismes économiques.”
Le cas de Thomas Mann, lui aussi, est fascinant. Il vient d’une grande lignée de marchands hanséatiques. Son roman Les Buddenbrook (1901) paraît trois ans avant L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber, et en est, d’une certaine façon, l’illustration littéraire. C’est l’exemple parfait d’un écrivain qui, sans faire de théorie, montre par la fiction la solidarité entre la morale protestante et la réussite économique.

Quels rapports les écrivains entretiennent-ils personnellement avec l’argent ?
Autrefois, les mondes de l’argent et de la création étaient beaucoup moins cloisonnés. William
Shakespeare, par exemple, était copropriétaire de son théâtre, il connaissait très bien les mécanismes économiques. Quant à Balzac, il courait après l’argent, comme ses personnages. Il observait ce monde avec une curiosité immense, tout en en étant partie prenante. Toute sa vie, il a été surendetté, poursuivi par ses créanciers. Il n’a pas cesser de multiplier les projets : plantations d’ananas, roses nouvelles, mines en Sardaigne… Il y croyait à chaque fois avec un enthousiasme incroyable, même s’il a toujours échoué. Cette participation directe au capitalisme lui a permis de sentir toute la fragilité humaine face à la logique d’accumulation.
Émile Zola, lui, c’est le profil opposé. Il tenait à rester à distance de ce monde et n’a jamais possédé d’actions, parce qu’il voulait, sans doute, garder une forme de pureté morale par rapport à ce qu’il décrivait. Il a décrit la financiarisation de la France sous Napoléon III comme personne. L’Argent (1891) est d’une précision sociologique remarquable : il détaille les mécanismes de la Bourse, les milieux d’affaires, les coulisses du commerce. Il avait un vrai regard de journaliste. Pour l’écriture d’Au Bonheur des Dames (1883), par exemple, il avait interrogé des employés et des patrons.
Chez Zola et Balzac, il n’y a pas de morale unique, mais une lucidité époustouflante. Aujourd’hui, la séparation entre le monde économique et le monde littéraire me semble plus forte, et sans doute aussi davantage marquée par un certain antagonisme. Cela explique peut-être pourquoi la critique du capitalisme est devenue plus systématique chez les auteurs contemporains.
“Aujourd’hui, la séparation entre le monde économique et le monde littéraire me semble plus forte, et sans doute aussi davantage marquée par un certain antagonisme.”
Après l’aliénation par le travail décrite, entre autres, par Jack London, vous montrez que les auteurs contemporains comme Michel Houellebecq dénoncent une nouvelle forme d’aliénation. Quelle est-elle ?
Dans L’Extension du domaine de la lutte (1994), Michel Houellebecq craint que cette expérience essentielle et universelle qu’est l’amour soit absorbée par le marché. Transformée par les logiques d’un capitalisme très libéral, la sexualité devient elle aussi une question d’offre et de demande. Il faut se souvenir que Houellebecq a écrit ce livre avant même l’apparition des applications de rencontres et qu’il résonne très fort aujourd’hui : la solitude, la difficulté d’aimer sur le long terme, la marchandisation des corps…
L’écrivain français a pressenti ce que le numérique allait produire sur nos relations. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas Michel Houellebecq, on ne peut pas nier qu’il a mis le doigt sur quelque chose de profondément juste : une critique du libéralisme à l’échelle de l’intime. Houellebecq, c’est un peu la prolongation de Stendhal, qui craignait déjà que la logique de l’intérêt altère la capacité des hommes à aimer. C’est impressionnant de voir chez les écrivains cette lucidité pour analyser la fragilité humaine et comment, à terme, le capitalisme peut bouleverser jusqu’aux sentiments.
Les romanciers ont-ils une longueur d’avance pour saisir les nouveaux clivages de nos démocraties occidentales ?
Nos sociétés n’ont jamais été aussi prospères, le confort matériel n’a jamais été aussi grand, et pourtant, le mal-être est profond. La littérature capte très bien cette contradiction et démontre que l’économie ne résout pas tout. Les questions d’identité et de culture restent fondamentales. Jonathan Coe, que j’aime beaucoup, décrit à merveille le malaise des classes moyennes britanniques dans Le cœur de l’Angleterre. Ce sont des personnages qui ne sont pas racistes, mais qui se sentent perdus, bousculés par un monde qui change trop vite.
C’est, au fond, la grande fracture de l’Occident aujourd’hui : une élite des grandes villes, ouverte, mobile, et des classes populaires ou moyennes attachées à leur identité. On le voit dans les votes, partout : cette polarisation fragilise les démocraties. Les écrivains comme Jonathan Coe ou Nicolas Mathieu sont essentiels parce qu’ils essaient de faire comprendre à chaque camp ce que ressent l’autre. Il n’y a pas les “progressistes éclairés” d’un côté et les “arriérés” de l’autre. Il y a des sensibilités différentes, qui ont du mal à se comprendre. C’est cette incompréhension que la littérature aide à éclairer.
La littérature peut-elle nous aider à comprendre l’idéologie actuelle américaine et le rapprochement en cours entre Washington et la Silicon Valley ?
Les écrits d’Ayn Rand (peu connue en Europe, ndlr) ont beaucoup inspiré la culture de la Silicon Valley. Elle défendait, face au collectivisme, une forme d’égoïsme exigeant, l’idée que chacun est entièrement responsable de sa vie, qu’il doit développer ses qualités et ne rien attendre des autres. Cela aide à comprendre cette célébration de l’entrepreneur comme figure héroïque, créatrice, presque mythique.
Et puis, si l’on veut chercher un autre parallèle littéraire plus ancien, on peut penser à Émile Zola, dans L’Argent. Il montre très bien, à la fin du 19e siècle, la porosité entre le pouvoir économique et le pouvoir politique : les collusions, la corruption, les scandales boursiers…Évidemment, le contexte est très différent de celui des États-Unis aujourd’hui, mais cette proximité entre la finance et le politique a beaucoup nourri l’anticapitalisme en France. Les Français vouaient alors une passion à la Bourse (comme les Américains d’aujourd’hui), et les scandales à répétition ont laissé la place à une méfiance durable envers la finance.
Même s’il n’est pas parfait, ce parallèle met en lumière un fait essentiel : la proximité entre l’argent et le politique finit toujours par déstabiliser la société.

Anne de Guigné, “Tout l’or du monde : De l’Antiquité à nos jours, les écrivains racontent l’économie”, 272 p., éd. Presses de la Cité.
PROFIL
• 1981 : Naissance à Paris.• 2003 : Diplômée de Sciences-Po, deux ans plus tard d’HEC.
• 2008 : Entre comme journaliste au Figaro, après une expérience en finance à New York.
• 2022 : Publication du Capitalisme woke, quand l’entreprise dit le bien et le mal (Presses de la cité).
• 2025 : Publication de Tout l’or du monde : De l’Antiquité à nos jours, les écrivains racontent l’économie (Presses de la Cité).
Par Paloma De Boismorel
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