Les dessous de l’algorithme de Tinder

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Utilisée par des dizaines de millions de personnes dans le monde, l’application Tinder a révolutionné le marché de la rencontre. Mais le fonctionnement de son algorithme de recommandation révèle des dessous peu reluisants.

Plus de 18.000 matchs par minute. C’est l’incroyable rythme sur lequel tourne actuellement l’application Tinder. Un match est une sorte de rencontre numérique, qui survient lorsque deux utilisateurs de la célèbre plateforme mobile indiquent chacun de leur côté que le profil de l’autre leur plaît. C’est potentiellement le début d’une conversation en ligne, qui peut déboucher sur une rencontre en chair et en os… et plus si affinités.

Créé en 2012, Tinder a révolutionné le marché du dating. En s’installant sur les téléphones portables et en jouant sur la géolocalisation pour stimuler les contacts à proximité immédiate, l’application a ringardisé les sites de rencontre traditionnels comme Rendez-vous.be ou Meetic. Le coup de génie de son concepteur, l’Américain Sean Rad, est le système de swipe (balayage) qui permet de passer en revue extrêmement rapidement un nombre incalculable de partenaires potentiels, à la seule force d’un doigt glissé sur l’écran de votre smartphone. Swipe à gauche ? Le prétendant ou la prétendante est recalé(e). Swipe à droite ? Il ou elle est adoubé(e). Reste à attendre que cela ” matche ” de l’autre côté de l’écran.

Pouvoir d’attraction

Le succès de l’application ne se dément pas. Plusieurs dizaines de millions d’utilisateurs, dont plus de quatre millions payent pour des services premium, s’adonnent chaque jour à ce jeu de séduction/sélection, qui peut vite s’avérer addictif. La journaliste française Judith Duportail en a fait l’expérience. Après des mois d’utilisation de Tinder, elle décide d’enquêter sur l’application de rencontre afin d’en décoder les rouages secrets. Lorsqu’elle demande à l’entreprise de lui remettre une copie de ses données personnelles stockées par Tinder, elle reçoit un bottin de plus de 800 pages.

Comme Facebook ou Google, la plateforme numérique conserve absolument tout : historique des swipes, des matchs, mais aussi contenu intégral de ses conversations les plus intimes. L’auteure réalise qu’elle est devenue accro à l’application… et que c’est précisément l’objectif de Tinder : ” Toutes ces heures passées à zoner sur Tinder, mon sentiment âcre et cendreux de vide et d’infériorité et mon impossibilité à ne pas y retourner ont servi à construire cet empire. Cette détresse est aussi leur manne financière “, écrit-elle dans L’amour sous algorithme (éditions Goutte d’Or).

La réussite de Tinder tient à sa faculté d’exercer un pouvoir d’attraction sur ses utilisateurs. Pour cela, l’application joue sur l’attrait de la nouveauté. Ouvrir l’application, c’est la certitude de voir apparaître de nouveaux visages. Tinder entretient l’idée qu’il est important de revenir régulièrement pour ne rater aucune opportunité. Le design de l’appli est étudié pour susciter toujours plus d’interactions, dans une atmosphère s’apparentant au jeu, utilisant tous les codes de la ” gamification ” : l’utilisateur est invité à gagner toujours plus de likes et à obtenir toujours plus de matchs, en effectuant toujours plus de swipes. Tinder, comme la plupart des applications mobiles (Facebook, Twitter, WhatsApp, Snapchat, etc.), n’a qu’une seule obsession : capter le plus de ” temps de cerveau disponible ” chez ses utilisateurs. Elle se positionne clairement dans ce que l’on appelle le business de l’attention.

“L’amour sous algorithme”, Judith Duportail, éd. Goutte d’Or, 2019, 234 p., 17 euros

Modèle freemium

Le modèle économique de l’appli de dating a évolué. Entièrement gratuite à ses débuts, la plateforme se dirigeait vers un business classique, basé sur la publicité. En 2015, Tinder change son fusil d’épaule et adopte le modèle freemium. Sa version de base reste gratuite mais pour obtenir certains privilèges, il faut passer à la caisse. Aujourd’hui, l’adepte de la rencontre express peut maximiser ses chances de réussite grâce à trois formules payantes. Avec Tinder Plus (environ 12 euros par mois), il peut liker des profils de manière illimitée, annuler des choix antérieurs, ou encore utiliser l’application partout dans le monde. Avec Tinder Gold (environ 20 euros par mois), il peut voir qui l’a liké, ce qui augmente statistiquement ses chances d’obtenir des matchs. Enfin, le Boost (environ 5 euros l’unité) le propulse en tête des recherches autour de sa localisation pendant 30 minutes.

Et ça marche : 4,7 millions d’accros à Tinder ont souscrit un abonnement payant, ce qui représente une augmentation de 1,3 million d’utilisateurs payants en un an. Ce modèle freemium assure à la maison mère de Tinder des revenus en hausse (+ 30 % en un an) et une marge confortable. En 2018, l’Ebitda (bénéfice avant impôt) du groupe Match atteignait 38 % des revenus de la société, qui cartonne en Bourse où sa valeur a doublé sur les 12 derniers mois.

Les affaires roulent donc pour Match, qui a fait de Tinder son application phare. A elle seule, la plateforme de rencontre engrange la moitié du chiffre d’affaires de ce groupe américain devenu leader mondial du business du dating. Au cours de ces dernières années, Match s’est lancé dans une course effrénée au rachat d’applications et d’interfaces de rencontre. Sous sa coupole, le groupe a intégré des acteurs locaux ou orientés sur certains publics, comme Meetic (France), OkCupid, PlentyOfFish (USA, Canada), Pairs (Japon), Hinge (millennials), BlackPeopleMeet (Afro-Américains), Chispa (Latinos), etc. En tout, une trentaine de plateformes ont rejoint le groupe Match et accentué sa domination. Quelques concurrents résistent cependant aux sirènes du leader du marché. L’application Bumble (40 millions d’utilisateurs dont 2 millions payants, d’après Forbes), qui se présente comme plus respectueuse des femmes, a rejeté une offre de 450 millions de dollars présentée par Match en 2017. Quant à Grindr, l’application la plus populaire dans la communauté gay (27 millions d’utilisateurs en 2017), elle appartient au groupe chinois Kunlun.

Depuis l’arrivée de Tinder sur le marché de la rencontre express, la plupart des applis ont adopté ou se sont inspirées de la méthode de sélection imaginée par ses créateurs. Derrière une apparence anodine se cache un mécanisme complexe de mise en relation. Dans son livre, la journaliste Judith Duportail lève le voile sur la recette de fabrication des matchs à la sauce Tinder. L’auteure est parvenue à mettre la main sur un brevet déposé par l’entreprise, qui donne des indications précieuses sur le fonctionnement de l’algorithme de Tinder.

Secrets de fabrication

Comme tout algorithme de recommandation classique, celui-ci se base d’abord sur l’activité de l’utilisateur lui-même. En fonction des choix posés ( swipe à gauche ou à droite), le logiciel va proposer des profils ” adaptés ” aux préférences émises. Pour déterminer ces préférences, il utilise un système de reconnaissance faciale, qui permet selon le brevet déniché par Judith Duportail de ” détecter l’ethnicité, la couleur des cheveux, la couleur des yeux, etc., des personnes ayant été likées par l’utilisateur “.

L’algorithme de Tinder serait donc utilisé pour repérer les particularités physiques (et les origines ? ) plébiscitées par un utilisateur afin de lui proposer un maximum de personnes répondant à ces caractéristiques. Tinder se défend pourtant de procéder à tout type de profilage ethnique : ” Notre algorithme est conçu pour être ouvert, nous indique son porte-parole, Evan Bonnstetter. Il ne prend pas en considération des facteurs tels que les origines ou les revenus. ” Pour ce qui est du brevet cité par l’auteure de L’amour sous algorithme, Tinder estime que la journaliste en fait une interprétation inexacte et que certaines des fonctionnalités qui y sont décrites n’ont jamais été mises en place.

” Les nouvelles lois de l’amour “, Marie Bergström, éd. La découverte, 2019, 228 p., 20 euros

Analyse de QI

L’algorithme de recommandation d’une société comme Tinder fait partie de ses secrets d’affaires les plus jalousement gardés. Mais ses explications vagues entretiennent le flou autour d’un outil de sélection qui touche à l’intime. L’une des critiques les plus récurrentes au sujet de l’algorithme de Tinder concerne l’Elo Score, qui figurait jusqu’il y a peu au coeur du processus de recommandation de l’application. Pour schématiser, il s’agit d’un score attribué à chaque utilisateur, censé représenter son ” indice de désirabilité “. Cet indice, non connu des utilisateurs, a la particularité de progresser plus vite pour celui qui parvient à matcher avec des utilisateurs dotés d’un score élevé, ce qui implique une hiérarchie assez malsaine entre adeptes de l’application. Quelques jours avant la parution du livre de Judith Duportail, Tinder annonçait l’abandon de cet Elo Score, que l’application qualifie de ” dépassé “.

D’autres critères de recommandation ne manquent cependant pas d’interpeller. L’algorithme traque logiquement les descriptifs mentionnés sur les profils, afin de trouver des centres d’intérêt communs (le rap, la capoeira, l’équitation…). Mais d’après le brevet cité par Judith Duportail, il peut aussi chercher des ” similitudes de lieu de naissance, d’université, de prénom (…) pour identifier les utilisateurs qui pourraient partager l’impression qu’ils sont faits pour être ensemble. ” Ou quand l’application crée des coïncidences ” fortuites “…

Moins anecdotique, le brevet révèle une possibilité d’analyse des biographies de profils en fonction de facteurs comme le nombre moyen de mots par phrase ou le nombre de mots comptant plus de trois syllabes, ce qui pourrait permettre ” de déterminer le QI d’un utilisateur, son niveau scolaire ou son niveau de nervosité générale. ” On parle bien dans ce cas d’un profilage sur la base de capacités intellectuelles supposées.

L’influence des entrepreneurs du Web

Cette évolution vers des outils techniques toujours plus perfectionnés n’est pas près de s’arrêter. L’arrivée des pros du numérique dans le secteur de la rencontre express a en effet profondément changé la donne. C’est ce qu’explique Marie Bergström dans son livre Les nouvelles lois de l’amour (éditions La découverte). ” S’identifiant comme des entrepreneurs du Web avant tout, ils se présentent volontiers comme de simples ‘techniciens’ de la rencontre “, écrit-elle.

Selon l’auteure, les patrons de ces plateformes de dating ne se préoccupent pas des conséquences qu’ont leurs applications et les algorithmes qui les sous-tendent sur les interactions entre utilisateurs. Ils estiment n’avoir aucun impact sur les rencontres en elles-mêmes, au contraire de leurs ancêtres pré-numériques, les agences matrimoniales. ” Ce discours est un argument de vente, écrit Marie Bergström. Insister sur la non- ingérence dans les rencontres en ligne, c’est présenter un service en harmonie avec le code romantique, où les partenaires sont invités à se trouver sans l’intervention d’un tiers. C’est (…) l’idéologie des plateformes numériques, couramment présentées comme des ‘communautés en ligne’, c’est-à-dire des réseaux horizontaux qui ne seraient constitués que de la somme des inscrits. ”

On le sait pourtant depuis quelques années : les algorithmes développés par les plateformes et les réseaux sociaux sont loin d’être neutres. A l’instar de celui de Facebook, ils ont une fâcheuse tendance à nous enfermer dans une ” bulle de filtre “, un environnement artificiellement créé, aux ressorts peu transparents, complexe à appréhender et dont il est très difficile de se dépêtrer.

Le business du “dating” en chiffres

8.000 sites de dating sont disponibles dans le monde, selon les estimations de www.datingsitesreviews.com

15 % des adultes américains ont déjà utilisé une application de rencontre (Pew Research Center, 2016). En France, le taux d’usage atteint 18 % des personnes âgées de 18 à 65 ans, et un tiers des célibataires et des personnes séparées (Ined-Insee 2013-2014).

Le marché mondial de la rencontre pèsera 12 milliards de dollars en 2020, d’après l’analyste de marché Nomura Instinet.

127 millions de dollars delevées de fonds ont été engrangés par des start-up spécialisées dans le dating en 2018 (source : Crunchbase).

1,7 milliard de dollars dechiffre d’affaires pour Match Group en 2018, dont environ la moitié vient de son application Tinder.

8,6 millions d’abonnés payants sont inscrits aux applications de Match Group, dont environ la moitié pour Tinder. L’entreprise ne communique plus sur le nombre total d’utilisateurs (payants et gratuits), mais Tinder seul revendiquait 60 millions d’inscrits en 2015.

26 millions de matchs sont réalisés chaque jour sur Tinder. Depuis son lancement en 2012, l’appli revendique plus de 30 milliards de matchs.

1 million de rencontres sont initiées sur Tinder chaque semaine.

Numéro 1 : Tinder est l’application la plus téléchargée dans le monde, d’après AppAnnie (mars 2019, chiffres sur l’année écoulée).

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