Les déjeuners de la Villa Lorraine: quand Thierry Michel rencontre Bernard Delvaux
À gauche, le réalisateur Thierry Michel, auteur du film documentaire “L’acier a coulé dans nos veines” bientôt au cinéma. À droite, Bernard Delvaux, CEO du groupe Etex, à la tête de 160 usines dans plus de 40 pays. Au menu : le déclin de la sidérurgie liégeoise et la réindustrialisation de l’Europe. Chaud devant !
C’est un film touchant sur une aventure industrielle et humaine qui s’apprête à sortir, dans quelques jours, au cinéma. Réalisé par Thierry Michel, L’acier a coulé dans nos veines retrace l’histoire et surtout le déclin de la sidérurgie liégeoise, marqué par les luttes sociales qui ont accompagné le désespoir croissant de milliers de travailleurs.
Pour Trends-Tendances, le CEO Bernard Delvaux a accepté de voir ce film en avant-première avec son œil de Sérésien, mais aussi son prisme de grand patron du groupe Etex, une entreprise d’envergure mondiale (4 milliards de chiffre d’affaires), spécialisée dans les matériaux de construction et qui emploie aujourd’hui 14.500 collaborateurs dans 45 pays. Action !
BERNARD DELVAUX. Je ne regarde pas beaucoup la télévision, mais j’ai regardé votre film avec beaucoup de plaisir. Pour de nombreuses raisons, on y reviendra. Il est très bien fait, il y a de magnifiques images et de nombreuses interviews, dont certaines personnes que je connais d’ailleurs. Mais ce n’est pas vraiment un documentaire, je trouve. C’est plus un film sur l’humain, un film sur les hommes avec, par moment, un côté un peu romantique, voire héroïque tragique. En tout cas, c’est comme ça que je l’ai ressenti…
THIERRY MICHEL. C’est un documentaire qu’on appelle documentaire de création, mais c’est du cinéma aussi. C’est à l’intersection. Moi, j’essaie de faire des films qui ont l’esthétique du cinéma pour pouvoir sortir en salles et m’adresser à un public dans un format long. Donc, il faut une dramaturgie qui puisse tenir 1h40 et qu’il y ait quand même un contenu. Je suis journaliste aussi, mais il ne s’agit pas ici d’une investigation. Ce n’est pas non plus un film où j’ai cherché à avoir tous les points de vue. C’est la parole des travailleurs, le vécu des travailleurs de différentes générations.
B.D. Quand je regarde ça avec mon recul “business”, le point de vue syndical est quand même très marqué dans la façon dont les choses sont présentées. Mais ce n’est pas une critique…
T.M. Je dirais plutôt ouvrier que syndical, mais c’est clair que la lutte sociale est très présente dans ce film qui témoigne du combat pour la sauvegarde de l’emploi des travailleurs. Je pense qu’il reflète bien aussi la dureté de leur métier, la dangerosité, la poussière, le froid, le bruit…
B.D. Surtout au haut fourneau !
T.M. Oui et, en même temps, il en ressort un amour terrible, comme on en trouve peu aujourd’hui, pour ce métier où ces travailleurs ont tout donné, sans compter les heures. D’ailleurs, l’un d’eux le dit à la fin de manière un peu tragique: “J’ai sacrifié ma famille pour mon travail”. Dans ces conditions particulières où le danger est omniprésent, il s’est créé des solidarités exceptionnelles.
B.D. Oui et c’est très bien reflété dans le film. Vous savez, cela me parle parce que je suis né à l’hôpital d’Ougrée, tout près du haut fourneau.
T.M. (Surpris) Ah oui ? C’est l’hôpital de l’usine, en plus !
B.D. Non, il y avait l’hôpital Cockerill, juste à côté du haut fourneau, et moi je suis né à l’hôpital d’Ougrée qui se trouve à même pas 500 mètres de là. J’ai fait mon école primaire et toutes mes humanités à Seraing. J’ai habité là pendant 32 ans et maintenant, j’habite à 3 km de Seraing. Donc je passe tous les matins et tous les soirs devant le haut fourneau qui est de nouveau éclairé parce qu’il est devenu une sorte de sculpture industrielle. Ça, c’est une première raison : votre film me parle parce qu’il y a cette proximité géographique. La deuxième raison, c’est que ma famille y a travaillé à l’époque Cockerill, puis Cockerill Sambre. Mon grand-père, qui est mort fort jeune, a été ouvrier, puis contremaître au haut fourneau, je pense…
T.M. Ah bon !
B.D. Et puis, mon père a été ingénieur pendant toute sa carrière chez Cockerill. Il a terminé comme responsable opérationnel de toutes les usines de Cockerill Sambre et il a pris sa retraite vers 2001. Donc, j’ai grandi avec un père qui parlait de son travail en permanence parce que c’était sa vie, samedi et dimanche compris. Et moi, j’ai commencé ma carrière dans la sidérurgie, puisque j’ai travaillé durant cinq ans aux Tôleries Delloye Mathieu qui avaient été, à l’époque, rachetées par Cockerill Sambre. Bref, je connais assez bien cet environnement et certaines personnes qui sont interviewées dans votre film. Il y en a même avec qui j’ai joué au foot au Seraing Athlétique !
T.M. (Rires) C’est incroyable…
B.D. Donc, j’ai un peu ce double point de vue par rapport à votre film. J’ai ce point de vue émotionnel lié à mon histoire familiale et locale. Et puis, j’ai ce point de vue un peu plus distant, peut-être plus froid, plus cynique, du chef d’entreprise qui comprend pourquoi, ou pas dans certains cas, des décisions ont été prises. Ça vous intéresse d’avoir une discussion sur ce sujet ?
T.M. Oui, bien sûr, mais je ne suis pas économiste…
B.D. Ce n’est pas seulement de l’économie !
T.M. Moi, j’ai essayé de faire une chronique humaine, de voir comment les gens ont vécu ces événements dans leur chair, dans leurs espoirs et dans leur désespoir puisque ce film mène aussi malheureusement à des fins de vie dont on n’a peut-être pas assez parlé. Parce que cela a affecté tout le moral d’une classe sociale.
B.D. Je pense que le point de départ du problème, c’est que dans les évolutions technologiques et les investissements successifs dans l’acier qui se sont très fort développés et qui se sont digitalisés, il y a eu une étape importante qui est la sidérurgie intégrée.
T.M. Le chaud et le froid…
B.D. Il s’agissait d’intégrer non seulement le chaud et le froid sur le même site, mais aussi de mieux le positionner par rapport aux moyens de transport et, typiquement, dans les ports. C’est ce qui fait que vous avez encore une sidérurgie à Gand aujourd’hui avec Sidmar, que vous avez encore une sidérurgie à Dunkerque – je ne sais pas pour combien de temps – et que vous avez eu, pendant tout un temps, une sidérurgie à Fos-sur-Mer dans le sud de la France, alors que la sidérurgie dans la région de Seraing a été extrêmement dispersée. Ce qui était, en termes de coûts, un désavantage compétitif important.
Et donc, c’est ce qui a fait que, à un certain moment, s’est posée la question de l’avenir de ces infrastructures et des futurs investissements. Est-ce qu’on investit là ou ailleurs ? Et puis, il y a eu toute une série d’étapes successives durant lesquelles beaucoup de gens ont essayé de faire en sorte que ça se développe quand même à Seraing, avec un soutien de la Région wallonne, avec des supports politiques plus ou moins forts et, évidemment, un combat syndical et souvent même une certaine rigidité syndicale pour que l’on continue à investir. Et donc, au fur et à mesure, on a plutôt essayé de maintenir le passé que de préparer l’avenir. Ensuite, tout a été vendu à Mittal et là, on est entré dans une ère de globalisation.
T.M. Les hommes ont été broyés par la machine du capitalisme et la mondialisation. Aujourd’hui, c’est un choix de société qui s’impose à nous. Faut-il continuer à développer cette surconsommation de certains pays à outrance? J’ai fait beaucoup de films, en majorité dans des pays où le revenu moyen était en dessous des deux dollars par jour et où la consommation effrénée de nos régions n’est même pas imaginable. Donc, il y a cette inégalité foncière entre les pays, les continents, qui est quand même une bombe. Nécessairement, l’immigration vient aussi de cette inégalité. Des gens quittent la misère et parfois des régimes oppressifs pour essayer de trouver, ailleurs, une place au soleil. Je pense qu’on est arrivé à un stade où l’on pourrait imaginer peut-être une régulation mondiale pour éviter ces déséquilibres explosifs.
Les hommes ont été broyés par la machine du capitalisme et la mondialisation.” – Thierry Michel
B.D. Je ne suis pas un défenseur de ce qui se passe actuellement, mais il est vrai que l’on s’éloigne d’un monde harmonieux, solidaire et égalitaire. Il ne faut pas aller très loin pour comprendre que tout fonctionne aujourd’hui sur la base du rapport de force. Il suffit d’aller en Ukraine et de voir aussi comment Trump a été réélu. Donc, on peut rêver d’un monde différent, mais aujourd’hui, nous vivons dans un monde de rapports de force. Et dans ce monde-là, il faut être soit plus fort, soit plus intelligent. C’est comme ça que l’Europe doit jouer sa carte. Moi, je pense qu’au bout du compte, ce qui nous sauvera – et ça, c’est quelque chose qu’on doit vraiment expliquer à tout le monde, y compris aux organisations syndicales – c’est de regarder vers le futur, pas vers le passé, et se dire qu’on veut être les meilleurs du monde. Comme on l’a été il y a 150 ans. La Belgique était alors la troisième ou la quatrième économie mondiale, vous le rappelez dans votre film…
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Il y a cette inégalité foncière entre les pays, les continents, qui est quand même une bombe.” – Thierry Michel
TRENDS-TENDANCES. Il y avait le Congo aussi…
B.D. Oui, mais il y avait la technologie, il y avait la culture, il y avait l’ambition. On avait les meilleures écoles. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ce qui fait la grandeur d’une nation, c’est la force de sa culture et la hauteur de son ambition.
T.M. Je crois à une forme d’ambition originale, mais en tenant compte de l’évolution du monde, des crises actuelles, des dérèglements financiers et des dérèglements climatiques. Je pense qu’un petit pays peut tout d’un coup devenir un phare s’il a cette intelligence. Il faut avoir des intellectuels qui repensent le futur. Donc, il faut aller dans les universités pour avoir tout d’un coup un plan qui se différencie des autres, qui assume son particularisme, mais aussi cette ambition et un esprit de création qu’il faut évidemment favoriser. Enfin, je ne peux que l’espérer. C’est peut-être une douce illusion quand on voit la désindustrialisation de l’Europe…
“Ce qui fait la grandeur d’une nation, c’est la force de sa culture et la hauteur de son ambition.” – Bernard Delvaux“
B.D. Ça, c’est un autre débat. Avons-nous besoin d’une industrie européenne? Moi, j’en suis profondément convaincu. Je suis, depuis très longtemps, un grand défenseur de l’industrie et je suis particulièrement inquiet parce que l’industrie est effectivement en train de quitter l’Europe à toute vitesse. Or l’industrie, vous devez l’attirer en tant que territoire. C’est la problématique de l’ancrage. Vous devez être attractif et il faut des capitaines d’industrie.
Or, l’Europe a énormément compliqué ses régulations vis-à-vis de l’industrie, parfois avec de bonnes intentions, mais le résultat est une vraie catastrophe aujourd’hui pour l’industrie. Avec des coûts de production qui sont intrinsèquement plus élevés qu’ailleurs, que ce soit au niveau de l’énergie comme de la main-d’œuvre, il y a une énorme tentation de sortir la production d’Europe. Donc, il faut absolument repositionner positivement le futur. Je crois qu’il y a vraiment, comme on dit en anglais, tout un travail de storytelling à faire pour l’Europe et même pour la Belgique.
T.M. Il faut en tout cas rassembler les intelligences dans différents domaines, interdisciplinaires, pour agir ensemble avec des visions parfois utopiques, mais nécessaires, sur le futur de l’Europe et de notre pays. Et ne pas aller, comme les politiques le font, dans le court terme, sans grands projets mobilisateurs.
B.D. De ce point de vue, le rapport Draghi, qui est un rapport indépendant, est magnifiquement bien fait. Il est extrêmement précis sur les diagnostics et sur les actions à mener. Il explique par exemple qu’un des éléments, c’est d’investir dans le futur, les nouvelles technologies, la R&D, l’IA, mais pas seulement. C’est aussi investir dans des outils industriels, dans des capacités énergétiques, etc. Mais ça veut dire qu’il faut moins de dépenses courantes et plus d’investissements. On parle de 800 milliards par an au niveau européen, ce qui est beaucoup d’argent.
“L’Europe a énormément compliqué ses régulations vis-à-vis de l’industrie, parfois avec de bonnes intentions, mais le résultat est une vraie catastrophe.” – Bernard Delvaux“
Thierry Michel, on a le sentiment que, dans votre film, la violence des syndicats est souvent justifiée…
T.M. Je la comprends. Je comprends des gens à qui l’on dit brutalement “Vous perdez votre emploi !”. Ils ne savent plus payer les traites de la maison qu’ils ont achetée, ni assurer les études universitaires de leurs enfants. Que ces gens pètent un plomb ou, en tout cas, prennent une position radicale en disant “Non, on veut aller au bout de cette négociation !” avec des réactions que l’on peut qualifier de violentes, je peux le comprendre. Alors, on a parlé de séquestration, ce qui n’était pas vraiment le cas, mais il n’y a pas eu de violence physique.
B.D. Je ne pense pas que l’on peut justifier la violence en général, mais ici, je la comprends aussi, honnêtement. Quand on est passionné par son travail et qu’on apprend qu’on le perd du jour au lendemain, avec les obligations familiales qu’on a et parfois l’incompréhension du contexte dans lequel la décision a été prise, je comprends que l’on doit parfois faire face à ce genre d’émotions. Et je comprends aussi que c’est le rôle des organisations syndicales d’absorber ce choc-là. C’est pour ça que je crois dans les corps intermédiaires. Parce que sinon, vous négociez avec la rue et ça, c’est impossible à gérer.
T.M. L’homme se battra toujours pour sa survie. Il a une capacité de résilience extraordinaire. Il faut qu’il affirme sa dignité. Les luttes sociales font partie, je pense, de ce combat pour rester debout.
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B.D. Aujourd’hui, il y a beaucoup d’entreprises où patrons et syndicats ont les mêmes objectifs. Parce que c’est une question de survie de l’industrie européenne. C’est en travaillant ensemble qu’on va y arriver, pas en opposant les uns aux autres…
T.M. Mais les actionnaires n’ont pas du tout les mêmes intérêts !
B.D. Ce n’est pas vrai. La lutte des classes, c’est quoi? C’est une lutte pour une répartition correcte, acceptable, de la valeur qui est créée. Et je pense que c’est quelque chose qui est indispensable à l’équilibre d’une société, pas d’une entreprise, mais d’une société. Si vous avez une société qui est trop inégalitaire, ça ne tient pas et vous avez alors des révolutions comme on l’a encore vu récemment en Syrie. Donc, je pense effectivement qu’un système qui est trop inégalitaire ne peut pas fonctionner. Mais le problème que nous avons aujourd’hui en Belgique, ce n’est pas un problème de répartition de richesses, mais bien un problème de création de richesses. Parce que la première chose à faire avant de distribuer la richesse, c’est d’abord la créer. Et pour créer plus de richesse en Belgique, il faut travailler ensemble. Alors, bien sûr que les actionnaires veulent avoir leurs dividendes…
T.M. A deux chiffres !
B.D. Dans certains cas, oui. Mais dans d’autres cas, il y a des gens qui disent non. Ils préfèrent laisser l’argent dans l’entreprise parce que c’est ça qui va la faire croître. Prenez l’exemple d’Apple qui n’a pas payé de dividendes pendant des années parce qu’ils réinvestissaient dans la croissance de l’entreprise. On dit toujours le “grand capital”, mais si vous regardez qui sont les actionnaires aux États-Unis, c’est en réalité n’importe quel citoyen américain qui n’a pas de pension couverte par l’État et donc qui constitue sa pension en investissant en Bourse. Finalement, c’est lui le grand capital.
T.M. Mais il n’a pas de pouvoir de décision…
B.D. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il y a, à un moment donné, un alignement sur la création de richesse. C’est ce qu’on appelle la croissance. Tant qu’on crée de la croissance, il n’y a pas de trop de problèmes sociaux. Le jour où on ne crée plus de croissance, ça devient le chaos. Et je pense que notre problème aujourd’hui en Europe, c’est que notre croissance est en train de s’étouffer. Notre compétitivité industrielle et économique disparaît et nous nous appauvrissons. Donc, cette dynamique-là, il faut la relancer.
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