Les Big Four face à leurs propres défis

Alain Mouton Journaliste chez Trends  

Les grandes sociétés d’audit et de conseil, connues sous le nom des Big Four (Deloitte, EY, KPMG et PwC), ne connaissent pas cette année des croissances à deux chiffres. Cela s’explique par une stabilisation, voire une contraction, de leurs activités de conseil. Néanmoins, aucune raison de paniquer : la demande de services devrait bientôt repartir à la hausse, portée par des tendances telles que l’intelligence artificielle (IA) et la montée en puissance des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance).

Les Big Four jouent un rôle central dans l’économie belge, fournissant des services d’audit et de conseil à la quasi-totalité des grandes entreprises. L’audit, obligatoire, consiste à examiner les comptes annuels et la compatibilité des entreprises. Les activités de conseil accompagnent elles les entreprises dans leurs projets de transition. Cette dernière branche connaît quelques difficultés et c’est pourquoi les Big Four se sont eux aussi lancés dans un processus de transition.

Croissance modérée des chiffres

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. PwC Belgique a réalisé un chiffre d’affaires de 427,4 millions d’euros lors du dernier exercice clos le 30 juin 2024, soit une augmentation de 2,2 %. Deloitte affiche une croissance de 4,4 %, atteignant 819,4 millions d’euros, tandis qu’EY enregistre une hausse de 4 % avec un chiffre d’affaires de 486 millions d’euros. Chez KPMG, les chiffres définitifs doivent encore tomber, l’exercice s’achevant le 30 septembre. Mais  son CEO Harry Van Donink est optimiste : « nous nous dirigeons vers une croissance de 5 %. KPMG est la plus petite des Big Four en Belgique et souhaite croître plus vite que les autres. Je pense que l’on va y arriver »

Ce sont des chiffres pour lesquels beaucoup d’entreprises signeraient directement. Pourtant ce constat doit être nuancé. Ces croissances restent bien en deçà des performances de 2023.

En 2023, PwC Belgique avait enregistré une solide croissance de 11,7 %, de même que Deloitte (+11,3 %), EY (+12 %) et KPMG (+12,7 %). La raison de cette croissance plus lente devient claire lorsqu’on examine les chiffres des différentes divisions. Les activités réglementées, principalement l’audit et la conformité (les départements Audit & Assurance, Comptabilité et Fiscalité & Juridique), ont connu une croissance plus forte que le conseil (Consulting, Financial Advisory et Risk Advisory). Chez Deloitte, la division Audit & Assurance a enregistré la plus forte croissance (+9 %), suivie de la division Tax & Legal (+8 %), tandis que le secteur du conseil a connu une croissance modeste (+1,9 %) et celui de Financial Advisory (fusion et acquisition) est resté stable. Chez PwC Belgique, la division Assurance a connu une croissance de 5,92 %, atteignant 144,9 millions d’euros, tandis que la division Tax & Legal Services a progressé de 4,93 %, à 138,3 millions d’euros. En revanche, la division Advisory a connu une baisse de 3,55 %, à 144,1 millions d’euros.

Moins de demandes, mais pas de crise structurelle

EY a vu sa division Assurance croître de 10 %, la branche Tax rester stable, mais le conseil a connu tout de même une augmentation de 4 %. “L’année dernière a été exceptionnelle. Nous visons habituellement une croissance moyenne de 7 à 10 %”, explique Patrick Rottiers, CEO d’EY. “2023 a été particulière, car nous avons très bien réussi notre rotation d’auditeurs. Nous avons pu reprendre des mandats d’audit laissés vacants par nos collègues. Après un certain nombre d’années, les grandes entreprises sont tenues de lancer un appel d’offres, ce qui entraîne parfois des changements.”

Chez KPMG Belgique, Harry Van Donink observe une évolution similaire, bien que sans chiffres définitifs : “Une très forte croissance dans les secteurs de l’audit et de la Tax Legal, une courbe de croissance plate ou une stabilisation dans le Advisory. Mais n’oubliez pas que le chiffre d’affaires de notre branche Advisory a doublé au cours des quatre dernières années. Il est donc normal que la croissance ralentisse un peu. Cela est également dû au type spécifique de projets dans le domaine du conseil, qui sont souvent des projets à long terme, des missions sur lesquelles une entreprise peut plus facilement jouer, comme l’implémentation de l’IT. En raison de l’incertitude géopolitique, certains projets non urgents peuvent être reportés. Je ne considère donc pas cela comme un problème structurel, mais plutôt comme une correction conjoncturelle.”

“Il est toujours dangereux d’analyser les évolutions uniquement sur la base des résultats annuels”, nuance Patrick Boone, président de PwC Belgique. “Au cours des cinq à six dernières années, les activités de conseil et de consultation ont plus que doublé. Les activités liées aux technologies et aux risques ont continué à croître, mais le conseil en gestion et les fusions et acquisitions ont été sous pression. Il y a eu moins de grandes fusions et acquisitions, pas de nouvelles introductions en bourse. Ces missions génèrent une croissance significative dans ce secteur. Le conseil est plus complexe, car la demande liée aux technologies et à la durabilité n’a pas ralenti. Les grands projets de transformation, qui s’étalent sur plusieurs années, ont certes été lancés, mais pas à la vitesse à laquelle nous l’avions envisagé. Ces projets sont désormais étalés sur plus de temps. Après cet été, au début de notre nouvel exercice, j’y ai vu pas mal d’activité. Nous ne pouvons donc pas parler d’une baisse dans la consultance, mais plutôt d’une année de consolidation.”

Une période d’incertitude économique

“Les activités réglementées, telles que l’Audit & Assurance et la Fiscalité & Juridique, affichent toujours une croissance assez stable. Une entreprise ne peut pas se permettre de sauter une année sans déclaration fiscale ni rapport annuel”, explique Rolf Driesen, CEO de Deloitte Belgique. “De 2010 à 2020, avec une inflation stable, des taux d’intérêt bas et une stabilité géopolitique, les entreprises ont massivement investi dans de nouvelles technologies, notamment des solutions cloud. Ces plateformes numériques leur ont permis de développer de nouveaux modèles commerciaux et de service. La faible pression des taux d’intérêt a également dynamisé le marché des acquisitions. Ces services de conseil ont fortement prospéré.

Pendant la pandémie de 2020 à 2022, les chaînes de production et logistiques ont été mises sous pression, et les entreprises ont rapidement recherché des conseils. Deloitte Belgique, avec ses centres d’expertise dans le global trade et la gestion des entrepôts, a pu enregistrer une croissance supplémentaire. Ensuite, nous avons basculé dans un nouvel environnement caractérisé par une instabilité géopolitique, des prix de l’énergie plus élevés, une inflation plus forte et des taux d’intérêt plus élevés. En période d’incertitude, les entreprises mettent généralement leurs investissements en pause, ce qui entraîne une demande réduite en conseil externe. Mais pour les services réglementés, la croissance continue, car les entreprises continuent d’acheter des services d’Audit & Assurance et de Tax&Legal.”

Patrick Rottiers commente la situation spécifique d’EY : « EY continue de croître solidement dans le domaine de la consultance parce que, lorsque la conjoncture est favorable, nos collègues tirent beaucoup de revenus de la mise en œuvre de systèmes ERP (planification des ressources de l’entreprise). Lorsque la conjoncture est un peu moins bonne, ces projets sont reportés. Nous nous concentrons davantage sur des événements de niche autour du reporting qui se déroulent en dehors de l’ERP ».

Les employés ne sont pas mutés

Le fait que le secteur du conseil soit sous pression n’est pas un phénomène purement belge. À l’échelle internationale, les mêmes signaux se sont fait entendre. Dans certains pays, ils ont même des conséquences concrètes. En décembre 2023, Ernst & Young a supprimé 150 emplois en Grande-Bretagne, après un premier exercice de réduction des coûts au cours de l’été.

Le mois dernier, le Financieele Dagblad a rapporté que 120 emplois étaient menacés chez Deloitte Pays-Bas en raison de la baisse de la demande dans le secteur du conseil. La réduction des effectifs par départ naturel de 15 % n’est plus possible. Le nombre de divisions passera de cinq à quatre : Audit & Assurance ; Strategy, Riks & Transactions ; Technology & Transformation ; et Tax & Legal. Dans la pratique, les services de conseil sont donc en cours de fusion. Rolf Driesen nuance : « Il s’agit d’une reconfiguration stratégique de notre modèle pour mieux répondre aux besoins de nos clients. Nous mettons cela en œuvre à l’échelle mondiale, car il sera alors plus facile pour eux de travailler avec Deloitte dans différents pays. Des changements se sont effectivement produits, mais la cause n’en est pas la réduction de l’activité de conseil, mais plutôt le fait que nous avons intégré certaines compétences dans une nouvelle activité. Par exemple, le soutien à l’audit des technologies de l’information relevait auparavant de la gestion des risques et relève désormais de l’audit et de l’assurance. Par ailleurs, nous avons toujours offert à nos collaborateurs la possibilité de changer d’emploi en interne s’ils le souhaitaient. ».

Des rumeurs ont également circulé selon lesquelles les Big Four retiraient des employés de la branche consultance, en perte de vitesse, pour les placer dans les départements d’audit et d’assurance, par exemple. Ce n’est pas le cas en Belgique. « Nous avons recruté 600 personnes l’année dernière et nous voulons continuer à le faire », déclare Harry Van Donink. « KPMG s’engage à conserver ses collaborateurs. Nous constatons une diminution du nombre de départs. Nous continuons à investir dans notre personnel, car tout est question de qualité. On ne peut pas faire d’audit sans spécialistes en fiscalité, en actuariat et en informatique. Mais nous ne déplaçons pas les gens.

« La stratégie ne consiste pas non plus à déplacer les employés d’une division à l’autre. Nous voulons soutenir la mobilité interne, tant au niveau national qu’international », explique Patrick Boone de PwC. « Nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation normale sur le marché de l’emploi. PwC continue de recruter. De plus en plus de personnes reviennent à un moment ou à un autre. Nous nous présentons délibérément comme une sorte d’école de commerce. Il y a toujours des employés qui cherchent à prolonger leur formation universitaire chez PwC. Pour nous, ce n’est pas un obstacle. Mais nous devons rester suffisamment attractifs sur le marché.

« Trouver les bonnes personnes reste un grand défi », ajoute M. Van Donink, »cela varie d’une unité à l’autre. Pour l’audit, on recherche des jeunes qui sortent de l’école, pour le conseil, des jeunes qui sortent en partie de l’école, mais aussi des spécialistes. Tout le monde cherche maintenant des spécialistes de environmental et social & governance (ESG).”

Développement durable

Le mot est lâché : les normes ESG ou les responsabilités environnementales, sociales et de gouvernance d’une entreprise. De plus en plus de règles s’appliquent aux rapports non financiers, en particulier en matière de développement durable. Un exemple en est la directive sur les rapports de durabilité des entreprises (CSRD), qui exige des entreprises qu’elles rendent compte de leur impact sur l’homme et le climat à partir de 2024. Cette directive devrait garantir une plus grande transparence et de meilleures informations sur le développement durable.

Patrick Boone : « Nous organisons les rapports sur le développement durable au sein de notre service d’assurance. Pour ce faire, nous avons également besoin des bons spécialistes, des personnes qui ont une certaine connaissance de l’industrie. Quelqu’un qui a une formation d’ingénieur peut évaluer exactement ce que signifie une certaine réduction des émissions de CO2. Alors que c’est loin d’être mon domaine initial en tant qu’expert fiscal.

« Le fait que l’audit et l’assurance aient connu la plus forte croissance de notre cabinet l’année dernière, de 9 %, pour atteindre 76,5 millions d’euros, est dû à l’agenda ESG. Nous sommes à l’avant-garde dans ce domaine », déclare Rolf Driesen de Deloitte.

Van Donink : « Les entreprises cotées en bourse doivent avoir une première attestation ESG pour 2024 d’ici 2025. Les autres entreprises doivent le faire un an plus tard. Cela signifie donc des missions supplémentaires et un nouvel élan. Le développement durable joue également un rôle important auprès des jeunes employés. Cela ne signifie pas que les rapports financiers deviennent moins importants ; l’ESG est une mission supplémentaire.

EY recrute 560 employés. Patrick Rottiers : « Malgré l’automatisation, il faut toujours des gens pour interpréter ce que l’automatisation génère. Nous avons besoin de plus d’ingénieurs. Cela concerne également les rapports sur le développement durable. En effet, un économiste n’est pas suffisamment spécialisé pour calculer l’impact financier des émissions de CO2. Il n’est pas facile d’attirer ce type de talents et cela freine notre croissance. Pendant ce temps, les entreprises posent de plus en plus de questions parce qu’elles sont inondées de réglementations.

L’intelligence artificielle

L’intelligence artificielle (IA) est un autre sujet d’actualité. Van Donink : « Les limites de la révolution de l’IA ne sont pas encore connues. Il est essentiel de trouver des personnes possédant l’expertise nécessaire. Il en va de même pour la formation sur tout ce qui touche à la technologie de l’IA. Les clients posent de plus en plus de questions sur le rôle de l’IA dans l’établissement des rapports, ainsi que sur l’impact sur la sécurité et la vie privée. »

« Le reporting financier se poursuit sans relâche, l’IA jouant un rôle de plus en plus important. C’est là que le champ d’application s’est élargi. La manière dont on effectue un audit avec toutes les données est différente d’un audit traditionnel avec contrôle ponctuel », explique Patrick Boone.

Le même son de cloche se fait entendre chez Deloitte. Rolf Driesen, PDG de Deloitte : « L’IA nous permet de mieux détecter les anomalies et le big data nous permet d’analyser des populations entières au lieu d’un nombre limité d’échantillons. Nous garantissons également l’interaction avec les clients grâce à des plateformes d’information et des tableaux de bord partagés. »

Investir 1,5 milliard d’euros

Tout cela implique que les Big Four accordent beaucoup d’attention à la formation de leurs employés. En moyenne, chaque employé de PwC consacre quelque 109 heures, soit près de trois semaines de travail complètes, à la formation, dont une grande partie est obligatoire. Boone : « L’un des thèmes de formation sur lequel PwC Belgique se concentre est la connaissance et l’expérience des applications génératives de l’IA. Au niveau du réseau, PwC a investi près de 1,5 milliard de dollars dans l’IA au cours du dernier exercice. Nous avons lancé ChatPwC, une version interne sécurisée et fermée des applications OpenAI. Nous nous considérons pour l’IA comme un client zéro. Beaucoup d’applications sont testées en interne ou avec le client, et ensuite, en tant qu’experts en expérience, nous soutenons d’autres entreprises. Par exemple, nous recevons beaucoup de questions sur des applications très concrètes, comme l’augmentation de la productivité avec Microsoft Copilot, un assistant personnel d’IA. Nous l’avons déployé en interne. Les 2 200 employés utilisent Copilot. Nous apportons cette expérience à nos clients et les aidons à intégrer les assistants numériques. »

« Plus généralement, nous ne voyons pas encore nos clients pénétrer de nouveaux marchés parce qu’ils utilisent l’IA, mais cela viendra. Cependant, ils constatent que ses avantages en termes d’efficacité sont de plus en plus nombreux, par exemple dans l’analyse des données », conclut M. Boone.

EY, pour sa part, lance la plateforme EY.ai qui permet aux clients et aux employés d’accéder à la technologie de l’IA. Patrick Rottiers, PDG d’EY, explique : « Les clients peuvent améliorer leurs connaissances en matière d’IA et les employés sont formés pour acquérir des compétences dans ce domaine. 70 % des employés d’EY sont déjà formés à l’utilisation responsable de l’IA. La numérisation accélère la manière dont les services de conseil sont fournis. En déployant l’IA et l’analyse des données, nous pouvons donner aux clients des aperçus plus rapides des processus commerciaux complexes et des risques futurs. »

Les Bif Four ? Je n’aime pas entendre cela
Dans le monde de l’audit et du conseil, les quatre grands (Deloitte, EY, KPMG et PwC) sont souvent présentés comme un bloc monolithique. « Ce n’est pas vrai », affirme Patrick Boone, de PwC. C’est pourquoi je n’aime pas entendre parler des « Big Four ». Cette image remonte à l’époque où les activités étaient essentiellement axées sur le conseil fiscal et l’audit. À l’époque, on pouvait encore prétendre que les grands acteurs étaient tous les mêmes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Tout comme l’affirmation selon laquelle nous faisons tout nous-mêmes dans notre coin».
Les géants de l’audit et de la consultance concluent de plus en plus d’alliances afin de garantir la flexibilité et la rapidité de leurs services. Boone : « Il ne s’agit pas seulement de coopérer avec des éditeurs de logiciels comme SAP et Salesforce. Nous travaillons également avec des start-ups et des scale-ups. Supposons que le service juridique d’une entreprise ait besoin d’automatiser, de gérer et d’examiner minutieusement les conditions générales de son portefeuille de contrats. Pour un cabinet de type Big Four, il est de plus en plus difficile d’avoir des personnes qui examinent tous ces contrats à temps plein. Il existe un marché de la legaltech, où l’on s’associe à d’autres acteurs. Cela signifie qu’il n’y a pas d’acquisition de ces acteurs, mais qu’ils travaillent ensemble sur des projets. Dans le passé, nous n’aurions jamais fait cela. Je donne l’exemple de ma propre expérience en matière de fiscalité. Si vous mettez en œuvre une implémentation SAP, vous devez vous assurer que les factures qui en sortent sont correctes. C’est le dada des gens de PwC, pas de SAP ».

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