Paul Vacca
Le pouce qui a changé la face du monde
Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? demandait en 1972, le scientifique Edward Lorenz, lors d’une conférence restée célèbre. Ainsi naquit la notion d’ “effet papillon”, forme chaotique et imprévisible d’effet de levier.
Aujourd’hui, près de 50 ans plus tard, on pourrait se demander de la même manière si un petit pouce bleu est à même de provoquer un tsunami dans notre écosystème médiatique.
Le pouce bleu possède a priori la même innocuité qu’un papillon. Qui pourrait imaginer une seule seconde qu’il puisse faire le moindre mal ? Il est gratuit. Il ne connaît aucune pénurie. Il est commode et compréhensible de tous. De forme arrondie, bleu – du coloris de l’universalité comme le pigment du ciel sous toutes les latitudes, ou de la paix, comme les casques bleus de l’Onu – il est la bienveillance même. Bref, il a tout pour plaire.
C’est le fameux “like” que l’on peut traduire par “j’aime”, “j’approuve” ou “je soutiens”. Lointain aïeul du pouce levé des Romains censé accorder la vie sauve aux gladiateurs – en réalité, une reconstruction historique du 19e siècle – ou des aviateurs américains lors de la Seconde Guerre mondiale (le thumbs-up), il nous est tellement familier qu’on a l’impression qu’il a toujours fait partie de notre quotidien numérique.
Or, il n’est apparu qu’en 2009, il y a seulement 11 ans, à l’initiative de Facebook après deux ans de valse-hésitation et presque en catimini. Mais il a bouleversé notre paysage numérique. Déjà, en déclenchant un raz-de-marée d’abonnements sur Facebook qui, jusque-là, stagnait dans un destin pépère à la MySpace. Le coup de pouce du like a fait exploser tous les compteurs de la firme de Menlo Park. Il a boosté le réseau social tout en le faisant basculer dans ce que l’on a appelé le “moment Frankenstein” de Zuckerberg, quand la créature échappe à son créateur en devenant une machine aux effets incontrôlables.
Le like est l’idiome universel, l’espéranto de notre désunion : il est notre plus petit commun diviseur.
Car le like, l’adjuvant miracle du Dr Zuckerberg qui a fait sa fortune puis celle d’autres réseaux sociaux ou applications qui l’ont adopté, a aussi ouvert la boîte de Pandore d’effets indésirables dont on mesure aujourd’hui toujours plus la nocivité. Un effet de surpondération au détriment d’autres dans un cercle vicieux qui veut que plus une information est likée, plus l’information devient visible ; et plus elle est visible, plus elle est likée. Un effet d’addiction par les shoots de dopamine que le pouce génère via les notifications en nous rendant dépendant 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. Un effet de conformité sociale car le like, par les affinités qu’il engendre, accroît la dynamique grégaire des réseaux sociaux. Un effet de polarisation car le like, en rendant tout passionnel, engendre des mouvements effrénés d’indignation, de contre-indignation et de replis identitaires. Enfin, un effet de “bulle de filtre” puisque l’algorithme, façonné par nos likes, nous propose ce que l’on aime déjà, renforçant ainsi nos oeillères et cimentant nos convictions.
Le gentil petit like serait-il coupable de tous nos déboires ? Pas seulement lui, évidemment. Il faut plutôt l’imaginer comme le sel dans une recette culinaire jouant un rôle d’exhausteur : il possède la vertu de rendre notre tribalisme toujours plus tribal et notre narcissisme toujours plus narcissique. Car il fait remonter notre goût inné pour notre identité comme unique horizon, atomisant ainsi toute possibilité d’une vision commune. Le like est l’idiome universel, l’espéranto de notre désunion : il est notre plus petit commun diviseur.
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