Le paradoxe des entreprises belges: beaucoup d’investissements pour peu de rendement

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© Leeloo The First/pexels
Daan Killemaes Economiste en chef de Trends Magazine (NL)

Bien que la majorité des entreprises investissent suffisamment, la productivité ne suit pas et ne progresse que très modestement. Que se passe-t-il?

On pourrait qualifier l’entreprise belge type de « vache à lait ». Une trésorerie abondante, des bilans solides, mais une absence de courage et d’audace… Ainsi sur les verts pâturages de la Bourse de Bruxelles, on trouve bon nombre de ces vaches à lait. « Le cash est roi parmi les entreprises belges cotées en Bourse, observe Tom Simonts, analyste financier chez KBC. Grâce à des réductions de coûts, leurs activités opérationnelles génèrent énormément de liquidités, en grande partie thésaurisées. Les bilans parlent d’eux-mêmes : le ratio d’endettement net est tombé à moins d’une fois le cash-flow opérationnel. Beaucoup d’entreprises investissent trop peu par rapport à la trésorerie qu’elles génèrent ».

Ces investissements limités se traduisent par une croissance modérée des bénéfices. Et sans progression significative des profits, les investisseurs rechignent à accorder du crédit aux actions belges. « Une trésorerie trop abondante sur les bilans pèse sur la valorisation des entreprises belges. Cet argent doit être mis au travail pour que l’Euronext Bruxelles reste attractive. Il faut semer aujourd’hui pour récolter demain. Les conseils d’administration doivent faire preuve de plus d’audace. Les grands récits d’investissements sont trop rares », insiste Tom Simonts.

Une profusion de vaches à lait

Ce constat, valable pour les sociétés cotées, s’applique également à l’ensemble des entreprises belges: elles aussi disposent d’une assise financière suffisante pour intensifier leurs investissements. La dette nette totale des entreprises est passée de 70 % à 59 % du produit intérieur brut (PIB). « Cette diminution de l’endettement n’est pas uniquement le fait de quelques grandes entreprises, qui pourraient fausser les statistiques. Le ratio d’endettement de l’entreprise moyenne a reculé, passant de 56 % à 54 % », souligne la Banque Nationale dans son dernier rapport annuel.

La baisse structurelle du niveau d’endettement des entreprises s’est confirmée lors de la crise du Covid, qui n’a eu que temporairement un impact sur les bilans. « L’augmentation de l’endettement en 2020 a été rapidement résorbée. En 2023, la dette à long terme de l’entreprise moyenne représentait à peine 1,3 fois le cash-flow opérationnel récurrent. Historiquement, c’est très peu », indique Pascal Flisch, analyste chez Trends Business Information.

La position de liquidité de l’entreprise type s’est également renforcée. Cet indicateur détermine dans quelle mesure les liquidités disponibles permettent de couvrir les obligations à court terme. En moyenne, une entreprise dispose de 30 % de réserves supplémentaires par rapport à ses engagements immédiats, ce qui réduit considérablement le risque de défaut de paiement. Plus de la moitié des entreprises n’ont pas sollicité de prêt bancaire au premier semestre 2024, leurs réserves de trésorerie étant jugées suffisantes, selon une enquête de la Banque centrale européenne et de l’Union européenne. Beaucoup d’entreprises sont ainsi peu affectées par la hausse des taux d’intérêt. « La solidité des bilans contribue à la stabilité financière de l’économie », conclut la Banque Nationale.

Suffisamment d’investissements

Soutenues par des bilans relativement solides, la plupart des entreprises belges pourraient investir davantage, d’autant que leur rentabilité est globalement satisfaisante. Le taux de marge, qui mesure la part de la valeur ajoutée disponible pour financer les investissements et rémunérer le capital, reste élevé à plus de 40 %. Durant la décennie précédente, les marges bénéficiaires ont fortement progressé, principalement grâce à une modération des coûts salariaux. La nette augmentation de ces derniers depuis 2023 érode donc ces marges, mais sans toutefois les faire chuter de manière significative.

Cela ne signifie pas pour autant que les entreprises belges n’investissent pas. Bien au contraire. Sur la période 1999-2023, elles ont investi en moyenne 28 % de leur valeur ajoutée, soit bien au-dessus de la moyenne européenne de 23 %. Après la chute inévitable des investissements en 2020, année marquée par la pandémie également, la reprise a été au rendez-vous. En volume, les investissements des entreprises sont aujourd’hui supérieurs de plus de 5 % à leur niveau de 2019. « Depuis 2015, les investissements nets des entreprises croissent plus rapidement que leur cash-flow. En 2023, les entreprises ont investi 34 % de leur cash-flow, contre 30 % en 2015. Le recul observé en 2020 était temporaire. La hausse des taux d’intérêt depuis 2022 n’a eu aucun impact sur les investissements », explique Pascal Flisch.

Fait notable : les entreprises wallonnes investissent une plus grande part de leur cash-flow que leurs homologues flamandes. « Cela s’explique par le fait que leur cash-flow est plus limité. Chaque entreprise doit investir, mais pour une entreprise wallonne, cela représente généralement un effort plus important. La bonne nouvelle, c’est que les entreprises wallonnes continuent d’investir. Les entreprises flamandes, quant à elles, pourraient le faire davantage. Compte tenu de leur présence plus marquée à l’international, elles doivent investir plus pour préserver leur compétitivité. Et elles en ont les moyens. Si elles ne le font pas, elles risquent de perdre des parts de marché », avertit Pascal Flisch.

Un capital investi peu productif

Les entreprises belges investissent donc relativement beaucoup, mais ces efforts se traduisent peu en gains en productivité ou en croissance économique. Le capital et le travail mobilisés sont en hausse, mais la croissance potentielle de l’économie belge s’est réduite à seulement 1,5 % par an. Les nouvelles technologies sont omniprésentes… sauf dans les statistiques de productivité belges.

Ce paradoxe est d’autant plus déroutant que la Belgique consacre 3,4 % de son PIB à la recherche et au développement (R&D), ce qui est un niveau élevé, soutenu par un cadre fiscal favorable. En effet, les bénéfices réinvestis dans la R&D sont quasi exemptés d’impôt. À ce niveau, la Belgique peut se comparer aux États-Unis, champions mondiaux de l’innovation. Au sein de l’Union européenne, elle est souvent considérée comme l’un des leaders en matière d’innovation. Le nombre de demandes de brevets est élevé et 45 % de l’emploi se concentre dans des secteurs à forte intensité de connaissances. Alors, pourquoi la productivité stagne-t-elle malgré tout ?

Une population d’entreprises figée

Le Fonds monétaire international (FMI) pointe un trait particulier du tissu entrepreneurial belge : son extrême inertie. En Belgique, le nombre de créations d’entreprises est faible, tout comme celui des cessations d’activité. Par ailleurs, la qualité des jeunes entreprises diminue. « L’allocation du capital et du travail est pénalisée par la part croissante de start-up de moindre qualité. Ces jeunes pousses bénéficient souvent d’un soutien public généreux et de prêts garantis. Ce faisant, elles évinceraient les entreprises plus productives des marchés du capital et du travail », analyse le FMI.

Ce sang neuf entrepreneurial est pourtant à la base de l’“exceptionnalisme” économique américain observé ces dernières années. Aux États-Unis, la productivité du travail augmente rapidement, et même plus vite qu’avant la pandémie. Cela a permis à l’économie américaine de prendre son envol et d’atterrir en douceur après la vague inflationniste. Jusqu’à ce que Donald Trump ne vienne tout perturber avec une politique commerciale agressive…

La Réserve fédérale américaine (Fed) identifie le taux élevé de création d’entreprises comme un facteur de succès essentiel, dans la mesure où ces jeunes entreprises adoptent plus volontiers de nouvelles technologies, de nouveaux processus de production ou encore des produits innovants. Dans les secteurs de haute technologie en particulier, les États-Unis connaissent une vague de créations d’entreprises sans précédent.

Les nouvelles entreprises jouent un rôle trop limité dans l’économie belge. De même il est difficile d’identifier les sociétés capables d’atteindre rapidement une envergure internationale. Le nombre de licornes – ces jeunes entreprises valorisées à plus d’un milliard de dollars – reste restreint en Belgique et inférieur à la moyenne européenne. « À la Bourse de Bruxelles, on voit peu de poulains fringants lever des capitaux pour financer leur croissance. Et lorsqu’un potentiel de croissance existe, il est souvent capté par des entreprises étrangères ou par du capital-risque étranger, comme ce fut récemment le cas pour plusieurs sociétés wallonnes de biotechnologie », souligne Tom Simonts.

La Belgique peut se targuer d’être une région de connaissance et d’innovation, mais cela ne garantit en rien une croissance économique, écrivait récemment l’entrepreneur tech Louis Jonckheere sur LinkedIn : « Nos universités et instituts de recherche figurent parmi les meilleurs au monde. Mais que vaut ce savoir s’il ne débouche pas sur de l’entrepreneuriat ? Je vois nos meilleurs scientifiques vendre leur savoir à des entreprises étrangères, ou pire encore, le laisser prendre la poussière sur une étagère. J’aimerais qu’on dise plutôt que nous sommes une région d’entrepreneurs. L’innovation est le carburant de la prospérité, mais l’entrepreneuriat en est le moteur. »

En Belgique, le capital-risque s’écrit avec un petit “c”. Avec seulement 0,04 % du PIB consacré au capital-risque, ces investissements sont deux fois moins élevés qu’aux Pays-Bas et dix fois moindres qu’aux États-Unis. Dans l’ensemble de la zone euro, on observe plutôt une culture de l’aversion au risque chez les investisseurs, surtout si l’on compare avec l’audace dont font preuve les Américains. Le FMI note également que les jeunes entreprises belges font trop peu appel au financement par emprunt, en comparaison avec les États-Unis notamment, mais aussi avec bon nombre d’autres pays européens. Or, l’endettement constitue un levier essentiel pour investir dans de nouvelles technologies et accélérer la croissance. Pourtant, les start-up belges signalent qu’elles peinent à lever des fonds dès qu’elles veulent passer à la vitesse supérieure. « Nous sommes trop conservateurs. Cette prudence nous a certes protégés de certaines catastrophes, mais à l’excès, elle devient un frein », estime Tom Simonts.

Petit n’est pas toujours synonyme de beau

Le fait que la Belgique soit un pays de PME n’aide pas non plus. Ce n’est pas un mal en soi, mais les investissements en recherche et développement se concentrent principalement dans de grandes entreprises issues de secteurs bien spécifiques, comme la pharmacie. Les avancées technologiques et les meilleures pratiques peinent à se diffuser des grandes entreprises vedettes vers le reste de l’économie. Et souvent, les petites entreprises, en particulier, continuent à fonctionner selon des schémas dépassés. Par exemple, en 2023, seulement 12,5 % des PME utilisaient l’intelligence artificielle, contre 48 % des grandes entreprises.

Le petit n’est donc pas toujours beau. Pourtant, les responsables politiques aiment soutenir financièrement les petites entreprises, même si cela peut avoir des effets pervers. Prenons la mesure entrée en vigueur en 2016, qui exonère les entreprises des cotisations patronales lorsqu’elles engagent leur premier salarié. Une étude récente menée par l’UGent, l’UCLouvain et la Banque Nationale bat en brèche l’efficacité de cette mesure. Le nombre d’entreprises comptant exactement un salarié a augmenté de 7,2 %, mais peu d’indices laissent penser que le nombre d’entreprises ayant plus d’un salarié ait crû. Dans un marché du travail où l’offre est constante, cette subvention déplace la main-d’œuvre des grandes entreprises productives vers de plus petites structures moins performantes. Les seuls gagnants de cette mesure sont les dirigeants de ces micro-entreprises, dont les revenus ont progressé de 6,5 %. Le perdant ? L’État, pour qui cette mesure représente un coût annuel de près de 500 millions d’euros, sans effet positif mesurable sur l’économie.

Ce n’est pas seulement la technologie qui circule difficilement dans notre pays figé ; le travail, lui aussi, peine à passer des entreprises les moins performantes vers les plus dynamiques. Le FMI recommande ainsi de supprimer à la fois l’indexation automatique des salaires et la loi de 1996 sur la modération salariale. Ce duo garantit que les salaires suivent au moins l’inflation, tout en les empêchant de croître plus rapidement que dans les pays voisins. « Ce corridor salarial empêche l’ajustement des rémunérations selon les secteurs ou les réalités du marché du travail. Ensemble, ces dispositifs freinent une meilleure allocation de la main-d’œuvre disponible et nuisent à l’emploi », analyse Jean-François Dauphin, chef de mission pour la Belgique au FMI.

Investir par nécessité

Le manque de renouveau et d’expansion freine la croissance. Si les entreprises belges continuent d’investir, c’est avant tout par nécessité. Elles investissent dans la digitalisation, l’automatisation et, de plus en plus, dans des processus de production durables. Toutefois, de nombreux projets d’investissement sont reportés ou annulés à cause d’un cadre réglementaire asphyxiant. Dans l’industrie, en particulier, la volonté d’augmenter les capacités reste très limitée. À peine 15 % des investissements industriels sont destinés à une extension des capacités, selon la dernière enquête de la Banque Nationale.

L’industrie à forte intensité énergétique est particulièrement exposée. L’importante hausse des prix de l’énergie a mis à mal la compétitivité de ces secteurs. En 35 ans, l’importance de cette industrie dans l’économie belge a été divisée par deux. Pourtant, les secteurs comme la sidérurgie et la pétrochimie représentent encore 4 % de la valeur ajoutée et 2 % de l’emploi en Belgique. Cette industrie est également confrontée à de lourds investissements pour réduire ses émissions de CO₂. « Nous investissons aujourd’hui pour éviter les taxes carbone. Mais cela ne constitue pas un business model », affirmait Philippe Kehren, CEO de Solvay, à nos collègues de Trends.

Alors que les entreprises européennes investissent principalement pour remplacer ou verdir leurs activités, les entreprises américaines, elles, se concentrent davantage sur l’expansion et l’innovation, selon une étude de l’Union européenne. En outre, dans la zone euro, les investissements en innovation se concentrent dans des secteurs mûrs, comme l’automobile. Aux États-Unis, les entreprises investissent davantage dans les technologies de l’information, y compris dans les centres de données et les infrastructures d’IA. Ces investissements sont cruciaux à long terme pour soutenir la croissance économique et expliquent en partie l’écart croissant de productivité entre les États-Unis et l’Europe.

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