Paul Vacca
Le luxe peut-il être sobre?
Il va falloir déployer des trésors de créativité et d’inventivité pour répondre à cet impératif de société qu’est la sobriété.
Lors de l’événement Brain & Breakfast organisé à Genève par l’ISG Luxury Geneva, ce 19 octobre, nous avons été invité à tenir une conférence sur le thème: “Le(s) futur(s) du luxe”. Au lieu de nous lancer dans l’épineux exercice de prospective dont d’autres s’acquittent parfaitement bien en scrutant les horizons 2035 ou 2050 ou en dressant une liste de scénarios probables, il nous a semblé préférable de répondre à la question “où va le luxe?” en nous demandant d’où il venait. Proposer une boussole plutôt qu’une cartographie de l’avenir.
Pour cela, le monde de l’art est d’une grande aide. Certes, les affinités entre le luxe et l’art sont connues. On ne compte pas les références faites à l’art par les métiers du luxe ; et l’inverse est devenu tout aussi vrai: l’art s’inspire du luxe pour promouvoir ses artistes comme des Maisons. Mais quelque chose de plus profond les lie: une homologie entre leurs différentes évolutions.
En effet, les trois grands âges de l’art que Nathalie Heinich identifie dans son essai Le paradigme de l’art contemporain (Folio) suivant trois paradigmes successifs – classique au 17e et 18e siècles, moderne au 19e siècle et contemporain à partir de 1950 – trouvent leur correspondance dans la manière dont le luxe a lui aussi évolué plus tardivement.
Au premier âge classique de l’art, qui consistait essentiellement en la mise en pratique de conventions académiques, correspond l’âge classique du luxe fondé sur des savoir-faire d’excellence dans les règles. A l’âge moderne où l’oeuvre d’art devient non plus respect des normes mais expression d’une vision de l’artiste libérée de l’académisme (comme avec l’impressionnisme, le symbolisme, le surréalisme, etc.) correspond l’âge du luxe moderne avec l’entrée en scène de créateurs comme Chanel, Saint-Laurent, Dolce & Gabbana ou Jean-Paul Gaultier, tous porteurs d’une vision.
Quant à l’art contemporain qui s’affranchit au 20e siècle de toutes les règles, refusant même l’impératif de beauté, faisant sortir l’oeuvre de son cadre entre installations, performances et dispositifs conceptuels, il correspond au luxe qui est aujourd’hui l’oeuvre de déconstructeurs à l’instar de Demna Gvasalia, le directeur artistique de la maison Balenciaga, qui d’ailleurs revendique ouvertement l’héritage de Marcel Duchamp…
Ainsi, le marché du luxe aujourd’hui, comme l’art contemporain le fit dans les années 1950, aborde-t-il la question de ses propres pratiques testant jour après jour ses limites. Il interroge ses modes d’apparition entre “installations” avec des magasins qui ressemblent toujours plus à des musées, “performances” à travers des défilés vécus comme des happenings ou des immersions festives et virtuelles dans le gaming, et “dispositifs conceptuels” avec l’incursion dans le monde numérique via les NFT et les premières formes de métavers. Il questionne sa définition même du beau érigeant le mauvais goût en une nouvelle sorte d’élitisme… A ce titre, le dernier défilé Balenciaga dans la boue en a offert un exemple éclatant. Jusqu’où pourra aller ce jeu de déconstruction/provocation? Ne risque-t-il pas, à terme, de saper la légitimité du luxe? Certains le craignent. Sans toutefois oublier que le luxe a toujours su composer avec la provocation: c’est son essence même, dès l’origine.
Mais une autre exigence impérieuse et urgente se pose au luxe: celle de la sobriété. Or, il va lui falloir déployer des trésors de créativité et d’inventivité pour répondre à cet impératif de société. Car le luxe ne se définit-il pas toujours par une forme d’excès, de radicalité – même dans son minimalisme – et de provocation, ne serait-ce que dans ses prix? A savoir par l’exact contraire de la sobriété.
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