Les entrepreneuses Talia Butt et Aïcha Javed ont transformé un hôtel familial sans caractère en un boutique-hôtel quatre étoiles stylé dans le quartier en pleine mutation de Bruxelles Midi. À la tête du Jill Hotel, elles réinventent l’hospitalité bruxelloise. Le duo féminin visionnaire esquisse une alternative indépendante aux grandes chaînes et rêve d’une collection d’hôtels familiale, voire d’un cinq étoiles… à la gare du Midi.
À leur arrivée à la gare de Bruxelles-Midi, les voyageurs sont souvent confrontés à un décor peu flatteur de la capitale : murs couverts de tags, saleté, sentiment d’insécurité, etc. C’est pourtant sur ce quartier en pleine mutation, à l’offre hôtelière déjà bien abondante (Novotel, Pullman, Ibis, Radisson…), qu’a misé Talia Butt, la fondatrice du Jill Hotel. Épaulée par sa cousine Aïcha Javed, elle a métamorphosé un trois étoiles familial sans éclat en un boutique-hôtel quatre étoiles chaleureux et contemporain.
Depuis juin 2024, le Jill Hotel s’adresse à une clientèle internationale, mêlant business et loisirs urbains.
Éviter la faillite
L’histoire remonte à la fin des années 1990, lorsque les parents de Talia Butt, d’origine pakistano-néerlandaise, cherchent des opportunités immobilières en dehors d’Amsterdam. En 1997, ils acquièrent un bâtiment néoclassique datant de 1867, situé au 9 avenue Fonsny, à deux pas de la gare du Midi. Ils le transforment en un hôtel d’affaires impersonnel, baptisé d’un nom peu évocateur : Euro Capital Brussels Hotel.

Après des études en management hôtelier à la Vlerick Business School et plusieurs expériences dans le secteur (Novotel, Thon Hotels), Talia Butt en reprend la gestion pour le façonner davantage à son image. La société est alors en grande difficulté, endettée à hauteur de 100.000 euros.
“L’absence de stratégie claire, le manque d’investissements structurels et une gestion peu dynamique rendaient l’établissement particulièrement vulnérable”, commente-t-elle. Entre 2013 et 2016, la jeune femme entame un profond travail d’assainissement, améliore la gestion opérationnelle, renforce l’efficacité commerciale et amorce une montée en gamme de l’offre existante.
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Rêve d’enfance
Passionnée par le milieu hôtelier depuis son enfance, Talia Butt veut aller plus loin. “Pendant des années, j’ai construit un business plan solide pour transformer l’hôtel familial en un lieu encore plus aligné avec mes aspirations”, raconte-t-elle.
Elle concrétisera ce projet audacieux avec une bonne dose de résilience et d’obstination, mais aussi un petit coup de pouce du destin. Le projet prend forme pendant le covid, époque de crise, mais également de réflexion. “C’était difficile, je n’avais plus aucune rentrée financière, se remémore-t-elle. Mais cette période m’a permis de poser les bases du nouveau concept, de repenser l’architecture, d’esquisser la nouvelle identité du lieu et de tester un nouveau modèle de restauration et de boisson.”
Lorsque les actifs hôteliers voient leur valeur s’effondrer pendant la crise sanitaire, elle saisit l’opportunité et rachète l’hôtel à ses parents. Reste à convaincre une banque pour concrétiser l’investissement, la plupart étant très frileuses face à un secteur horeca sinistré. “Notre rentabilité passée et la clarté de notre vision les ont rassurées”, explique Talia Butt.
“Le projet très ambitieux a explosé en complexité, mais on a tenu bon”, relate son associée Aïcha Javed. Renforcement des fondations, démolition totale d’une annexe… Et surtout, continuité des opérations. Pendant trois ans, l’hôtel reste ouvert malgré les échafaudages, les marteaux-piqueurs et les ascenseurs hors service. Le coût total de la rénovation grimpe à 5 millions d’euros, financé en partie via un prêt structuré auprès de BNP Paribas Fortis. Ce budget élevé pour un hôtel quatre étoiles s’explique notamment par la complexité technique des travaux dans le bâtiment historique. Le décès inopiné de l’ingénieur spécialisé en structures, qui entraînera une réorganisation importante du chantier, et l’envolée post-covid des prix des matériaux n’auront pourtant pas raison de la détermination des deux dirigeantes.
Chantier sous tension
“Ne jamais abandonner, garder confiance malgré tout, tel est mon mantra, martèle Talia Butt. Sans le soutien opérationnel d’Aïcha, je n’aurais pas pu suivre le chantier d’aussi près. À un moment, je gérais deux entrepreneurs, deux architectes, deux ingénieurs en installations techniques, une cinquantaine d’ouvriers, tout en accueillant les clients.”

Sa partenaire dans l’aventure confirme : “C’était compliqué. Les tarifs étaient bas, mais le service devait rester au top. On veillait aux moindres détails : pas de poussière visible, un étage en travaux mais les autres impeccables. Résultat : notre note sur Booking.com est passée de 6 à 7,7 en trois ans.” Sur TripAdvisor, en revanche, la note actuelle plutôt moyenne (3/5 pour 30 avis) et les photos des anciennes chambres désuètes ternissent son image en ligne. “TripAdvisor est difficile à gérer, déplore Talia Butt. Le site garde l’historique des avis même si l’hôtel est complètement rénové et change de nom”.
Sur l’avenue Fonsny, la façade du nouvel urban hôtel se démarque par son allure moderne coincée entre un Novotel et un autre hôtel d’affaires classique. L’architecture intérieure a été pensée par Michel Penneman, figure connue du design hôtelier bruxellois, à qui l’on doit notamment le Pantone, le White et l’Urban Yard. Le Jill affirme aussi un ancrage local en impliquant dans sa décoration la scène créative bruxelloise. Quatre artistes féminines – 10EMEArte, Lucile Vanlaecken, Atelier Louves et Stéfanie Fontaine – ont réalisé des fresques personnalisées sur la terrasse et les espaces communs, lui insufflant une touche de street art original.
Le modèle de restauration revisité
Le Jill Hotel comporte en tout 10 étages et 55 chambres déclinées en différentes catégories (Cosy, Homy, Family, Signature). “Nous avons voulu instiller une petite touche de nos origines pakistanaises dans les salles de bain avec une robinetterie dorée, un peu bling bling”, glisse la general manager Aïcha Javed. “Notre volonté n’est pas d’avoir 200 chambres comme les hôtels voisins des grandes chaînes internationales, mais de nous démarquer par notre côté plus intimiste, comme un refuge urbain où l’on se sent en sécurité, avec, en prime, une terrasse pour les beaux jours”, précise Talia Butt.

Bref, ce qu’on appelle un boutique-hôtel dans le milieu. Déjà doté d’un espace de coworking, le Jill sera équipé pour la fin de l’année d’une salle de sport et d’un espace bien-être. Le prix moyen d’une nuitée s’établit entre 120 et 140 euros, un tarif compétitif pour un quatre étoiles dans la capitale, avec une belle marge de progression. Le taux d’occupation actuel se situe entre 75% et 85%, l’objectif de rentabilité étant fixé à 80%.
La transformation du Jill Hotel ne se limite pas à son apparence. Il s’agit d’une refonte complète du modèle économique. Exit la restauration classique, trop rigide et déficitaire, place à une offre Food & Beverage repensée comme une source de revenus complémentaires. Le restaurant NOOK est accessible du matin au soir aux clients comme aux passants. “La culture culinaire d’une ville est importante pour les jeunes générations de voyageurs”, est d’avis Talia Butt. “Nous visons la pleine maturité opérationnelle d’ici fin 2025, notamment à travers notre offre de restauration qualitative, flexible et contemporaine, sans modèle de restaurant traditionnel”, détaille la CEO, qui évalue le chiffre d’affaires prévisionnel pour 2025 à 1,4 million d’euros.
“Notre rêve ultime, c’est d’ouvrir un cinq étoiles à la gare du Midi, là où personne n’y croit.” – Talia Butt
Une vision inclusive de l’hospitalité
Les deux managers, toutes deux dans la trentaine, sont seules à supporter l’investissement de départ. Au caractère bien trempé, elles défendent une vision, non pas exclusivement féminine, mais plutôt inclusive de l’hospitalité. “Deux femmes à la tête d’un hôtel, c’est assez rare dans le milieu, surtout dans le quartier de la gare du Midi. Nous désirons avant tout offrir une hospitalité authentique dans un endroit où il y a un vrai manque. Notre objectif est d’imposer le Jill Hotel comme une référence lifestyle dans un quartier encore stigmatisé”, affirme Talia Butt. L’établissement arbore, par ailleurs, la certification “Queer Destination”, qui garantit un environnement accueillant pour les voyageurs LGBTQIA+.
Alors que Bruxelles attire des investissements hôteliers d’envergure – tel le nouveau cinq étoiles Corinthia –, des établissements comme The Hoxton ou le Mix bousculent les codes. Le segment corporate est désormais de plus en plus concurrencé par une nouvelle génération d’hôtels qui misent davantage sur la convivialité. “C’est exactement la voie que nous voulons suivre avec la métamorphose de l’EC Hotel. Le Jill fait figure d’alternative indépendante et stylée. Les clients apprécient la différence, vante Talia Butt. Il y a 10 ans, l’hôtellerie, c’était ‘costume-cravate’. Aujourd’hui, c’est l’expérience humaine qui prime.”
Bientôt une collection signature
L’équipe du Jill compte actuellement une quinzaine de personnes, et l’ambition grandit avec elle. Talia Butt et Aïcha Javed ne comptent pas s’arrêter en si bon chemin. La suite logique serait l’expansion. Mais pas en clonant simplement le concept. Un brand guide est en cours d’élaboration en vue de créer une collection d’hôtels, du budget à l’ultra-premium, en rupture avec les standards. “On ne veut pas multiplier les copies. On cherche à développer des lieux avec une âme, pensés pour s’ancrer dans leur environnement, au sein d’une collection hôtelière familiale, et non d’une chaîne. Que le futur projet soit baptisé ‘Jack’ ou autrement, positionné en entrée de gamme ou sur le segment du luxe, rien n’est encore arrêté. Notre rêve ultime serait d’ouvrir un cinq étoiles à la gare du Midi, là où personne n’y croit”, confie, déterminée, Talia Butt.
“On veut revaloriser le quartier de Bruxelles Midi, casser les clichés.” – Aïcha Javed
Si le secteur de la gare du Midi souffre d’une mauvaise réputation, les deux entrepreneuses y voient, au contraire, un levier de transformation plutôt qu’un frein à leur développement. “On veut revaloriser cette partie de la capitale dénigrée, casser les clichés. On nous parle souvent de violence, d’insécurité… mais le quartier ne se résume pas à ça”, insiste Aïcha Javed. L’emplacement est stratégique, le potentiel énorme face au plus grand hub ferroviaire du pays (60.000 voyageurs par jour). Et, la clientèle locale de Saint-Gilles, dense et multiculturelle, constitue un autre réservoir d’opportunités pour les deux jeunes femmes friandes de projets novateurs.