Le garde-manger d’Amazon peut-il faire trembler nos supermarchés ?
Avec Pantry, un supermarché en ligne réservé à ses clients premium, Amazon se lance dans le combat des achats récurrents et défie la grande distribution à l’aide de ses puissants modèles prédictifs. Si certains experts parlent de révolution, d’autres relativisent la menace. A court terme, du moins.
Ça chauffe au sein des équipes e-commerce de nos grandes surfaces. L’arrivée chez nous d’Amazon Pantry anime les conversations. Si ce nouveau service de livraison de courses est scruté de près par les enseignes, c’est que ces dernières connaissent bien la réputation du géant américain. Et quelle réputation ! Celle d’un rouleau compresseur. Une récente étude de Morgan Stanley indique que chez nos voisins français, la firme de Jeff Bezos vend plus de non-alimentaire que les enseignes Carrefour ou Leclerc. Et si Amazon parvenait à reproduire le même exploit en alimentaire ? Décryptage.
1. Amazon Pan… quoi ?
Pantry. Littéralement ” garde-manger “. C’est bien ce que veut devenir Amazon dans l’esprit des clients. Des clients qui, pour avoir accès à ce nouveau service, doivent au préalable être membres du club Premium. En payant un abonnement annuel de 49 euros, ils s’assurent la gratuité et la rapidité de la livraison pour tous les articles labellisés Premium. Une machine à rendre accro !
Avec Amazon Pantry, les clients Premium peuvent désormais faire leurs courses parmi plus de 3.800 références de 600 marques d’épicerie, d’articles ménagers, de produits d’hygiène, d’animalerie, etc. L’idée est de remplir des boîtes de 20 kg qui seront livrées depuis la France en deux à quatre jours ouvrables. Le prix ? 3,99 euros pour la première boîte, puis 0,9 euro par boîte supplémentaire faisant partie de la même commande. La livraison est gratuite dès l’achat de cinq articles dans une liste de produits dits ” éligibles “… qui paient bien évidemment leur place privilégiée dans les références.
Pour l’heure, Amazon ne livre pas encore de produits frais chez nous. Impossible, donc, d’y faire l’entièreté de ses courses. Par ailleurs, étant donné que les produits sont livrés depuis la France, l’assortiment ne comporte aucun produit belge. Si les prix de certains produits sont nettement moins élevés que sur les sites d’e-commerce de nos grandes surfaces, il est d’autres articles qui affichent curieusement des prix bien plus chers. De manière générale, toute comparaison est rendue quasi impossible en raison de nombreuses différences au niveau des quantités.
Et puis, les clients Premium – qui paient pour s’assurer une livraison gratuite et rapide – vont-ils accepter d’être forcés de choisir cinq produits éligibles pour conserver l’avantage de la gratuité ? Et surtout, de devoir attendre jusqu’à quatre jours pour être livrés ? Si en France, les clients peuvent bénéficier de la livraison à la carte (des créneaux de deux heures sont prévus dans 14 villes), rien de tout cela chez nous. Ce qui fait dire à certains observateurs qu’Amazon Pantry ne pourrait être qu’une porte d’entrée destinée à attirer les clients vers son offre de produits high-tech et non alimentaires.
2. Quelle est la stratégie d’Amazon avec ce nouveau service ?
Amazon sera capable de détecter que votre pot de choco est presque vide. Il vous proposera d’en racheter et vous n’aurez plus qu’à confirmer.” Pierre-Alexandre Billiet (Solvay Brussels School)
” Son objectif est clairement de parvenir à toucher les achats récurrents qui permettent de récolter beaucoup plus de données, estime Pierre-Alexandre Billiet, CEO du magazine professionnel Gondola et professeur de retail management à la Solvay Brussels School (ULB). Ce business est bien plus grand que ce que le groupe a développé jusqu’à présent. ” Si notre expert reconnaît que l’offre proposée est aujourd’hui limitée et que les conditions de livraison peuvent constituer un frein, il estime toutefois que les premiers pas d’Amazon dans l’alimentaire en Belgique doivent être pris très au sérieux par nos distributeurs traditionnels. ” C’est une révolution, n’hésite-t-il pas à affirmer. Car le modèle d’Amazon est beaucoup plus puissant que celui de nos supermarchés. Grâce à toutes les données récoltées, Amazon connaît de façon extrêmement pointue la manière dont un consommateur achète. Dans une démarche active, il peut lui proposer exactement ce qu’il veut. ”
Quant au délai de livraison pouvant grimper jusqu’à quatre jours ouvrables, Pierre-Alexandre Billiet estime qu’il faut voir les choses d’une autre manière. ” Tout le monde se bat aujourd’hui sur le temps de livraison, mais ce ne sera plus le cas à l’avenir, avance-t-il. Avec ses modèles prédictifs, Amazon sera capable de détecter que votre pot de choco est presque vide. Il vous proposera d’en racheter et vous n’aurez plus qu’à confirmer. Alors que les distributeurs traditionnels subissent les habitudes d’achats des clients, Amazon peut prédire les achats récurrents, ce qui change complètement la relation avec les fournisseurs. ”
Enfin, en ce qui concerne les produits éligibles qui donnent accès à la gratuité de la livraison, notre observateur avoue ne pas y voir très clair : ” Est-ce que les marques paient pour figurer sur cette liste ? C’est flou. Ce qui est sûr, c’est que l’objectif d’Amazon est d’être toujours le plus pertinent possible pour les clients. Le groupe aura certainement regardé le top 50 des articles les plus vendus pour établir sa liste de produits éligibles. Car le but, c’est d’ouvrir l’accès au consommateur.”
3. Que font nos supermarchés face à cette nouvelle concurrence ?
Ils n’ont bien évidemment pas attendu l’arrivée d’Amazon pour se lancer dans le commerce en ligne. Aujourd’hui, la plupart des enseignes proposent ce que l’on appelle dans le jargon un click&collect : le client commande ses courses en ligne et passe les retirer en magasin moyennant des frais de préparation tournant autour de 4,50 euros. Le leader du marché, Colruyt, s’en tient jusqu’à présent à ce système. Impossible pour ses clients particuliers de se faire livrer à domicile. Contactée, la chaîne explique que son maillage de magasins permet toujours au client d’aller retirer ses courses près de chez lui. En réalité, le champion des prix bas, qui chasse en permanence le moindre coût, a fait le choix stratégique de ne pas se lancer dans un service non rentable à l’heure actuelle. ” Le click&collect est nettement moins cher “, confirme Gino Van Ossel, expert en distribution à la Vlerick Business School.
Delhaize et Carrefour, eux, ont décidé de permettre à leurs clients de se faire livrer à domicile. L’enseigne au lion s’occupe elle-même de la livraison via son service Home Delivery, tandis que Carrefour passe, pour l’instant, par Combo, de bpost. Dans les deux cas, les courses sont livrées le lendemain moyennant des frais de livraison. Chez Delhaize, il s’agit d’un forfait de 9,95 euros, duquel sont déduits les frais de préparation (4,50 euros) ” si vous ajoutez le produit de la semaine à votre réservation “. On est alors à un montant de 5,45 euros. Du côté de Carrefour, les frais de livraison s’élèvent à 9,95 euros, auxquels il faut ajouter des frais de préparation de 4,50 euros si la commande est inférieure à 100 euros.
Au niveau du délai de livraison, ces offres rivalisent clairement avec le nouveau service d’Amazon. Par contre, en ce qui concerne le prix… ” Il est vrai que le coût de la livraison est plus faible sur Amazon, mais le client est obligé de remplir une boîte. Le processus d’achat est totalement différent. Et puis, nos supermarchés proposent une offre complète, avec des produits frais, des surgelés, des produits locaux, etc. Ce n’est pas le cas d’Amazon “, analyse Gino Van Ossel. Il n’empêche : l’arrivée de Pantry en Belgique est observée avec attention par les responsables des supermarchés. Comme cette directrice e-commerce d’une grande enseigne qui a fait ses petits calculs : ” Quand vous comptez l’abonnement sur Amazon, puis le coût global de la livraison en fonction du panier moyen, soit plusieurs boîtes, vous vous rendez compte que le prix est plus ou moins identique.”
Mais la diminution du coût et du délai de livraison reste une priorité pour nos distributeurs. Car si Amazon Pantry se lance aujourd’hui à petits pas sur le marché belge francophone (en prolongement de son lancement en France), il est très probable que le géant américain décide un jour de tester chez nous ses services Prime Now (livraison en une heure de produis du quotidien, y compris frais et surgelé) et Fresh. Chez Delhaize, une source interne affirme que la possibilité d’un abonnement a déjà été évoquée.
Gino Van Ossel est professeur de retail marketing à la Vlerick Business School. Il analyse la manière dont nos distributeurs pourraient réagir suite à l’arrivée du service Amazon Pantry.
TRENDS-TENDANCES. Nos enseignes doivent-elles considérer Pantry comme une menace ?
GINO VAN OSSEL. Il est certain qu’elles doivent garder un oeil sur les développements
d’Amazon, mais je ne pense pas que l’offre Pantry soit une réelle menace pour elles, à court terme du moins. Ce service se limite aux consommateurs qui sont déjà Premium et je ne crois pas que les gens fassent la démarche de s’abonner à Amazon Premium pour avoir accès à l’offre Pantry. Cette offre est pour le moment incomplète et elle n’est pas adaptée au marché belge. Par contre, si Amazon débarque un jour avec son offre Fresh, cela sera tout de suite beaucoup plus menaçant pour nos distributeurs.
Pourraient-ils copier son modèle d’abonnement ?
Il est très difficile de se défendre contre Pantry car il ne s’agit pas d’une fin en soi. C’est plutôt un moyen pour Amazon de rendre son modèle Premium plus attractif, de fidéliser encore plus le client. Et le moteur pour devenir Premium, c’est l’offre immense en non-alimentaire. Impossible pour nos enseignes de copier ce modèle car leur offre sera toujours plus limitée. Le premier distributeur mondial, Walmart, a bien tenté se se lancer dans un modèle d’abonnement similaire, mais cela n’a pas fonctionné.
Comment pourraient donc réagir les supermarchés traditionnels ?
Ils doivent simplement améliorer ce qu’ils font déjà pour l’instant, à savoir fidéliser le client en e-commerce, lui proposer des suggestions pertinentes, etc. Quant aux frais de livraison, ils ne doivent pas les réduire, sauf s’ils acceptent de perdre de l’argent. Même en pratiquant un forfait de 10 euros aujourd’hui, ils ne parviennent pas à couvrir leurs coûts. Pour rentrer dans leurs frais, je suis convaincu qu’ils devraient demander 15 à 20 euros. Quant aux clients qui n’acceptent pas de payer ces 10 euros, le click&collect leur permet d’aller retirer leur commande en magasin.
Carrefour, quant à lui, est en train de tester la livraison des courses par des particuliers. En passant par bringr, une application développée par bpost, la chaîne souhaite étendre géographiquement sa zone de livraison. L’idée est de faire appel à des livreurs particuliers proches du lieu de livraison afin de déposer une commande préparée en magasin à l’heure et à l’endroit déterminés par le client. En ” ubérisant ” la livraison des courses, Carrefour espère ainsi atteindre une certaine flexibilité, et surtout, faire baisser le coût de la livraison pour le client.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici