Le business du “sans” : quand l’interdiction devient un outil marketing

Évalué à 8 milliards de dollars en 2018, le marché du "no-low" mondial a bondi à 13 milliards de dollars en 2023. © Illustration réalisée avec une IA (Midjourney) / Roularta Media Group
Frederic Brebant
Frederic Brebant Journaliste Trends-Tendances 

Vin sans alcool, pain sans gluten, burgers sans viande, hôtel sans enfant… La vie “sans” s’est installée dans nos habitudes de consommation. Pourquoi ? Comment ? Et avec quelles opportunités de business pour cette tendance de fond ? Voyage au cœur d’un marché faussement dépouillé qui répond à une vraie demande sociétale.

C’est un service d’un genre nouveau qui se répand doucement dans les grandes villes du pays. Après l’immense succès du tatouage dans les années 2000, voici venu le temps du rétropédalage et du “détatouage” assumé. Venue des États-Unis, la tendance actuelle est à la “clean girl” (fille saine), au “clean body” (un corps pur, sans fioritures) et donc à l’effacement, pour les tatoués qui le souhaitent, des symboles, dessins, prénoms et autres slogans jadis encrés dans l’épiderme.

Grâce aux progrès considérables de la technologie laser, le “détatouage” n’est plus une chimère et les adeptes du regret peuvent enfin passer à l’acte, moyennant une souffrance passagère et quelques centaines, voire milliers d’euros selon la taille du motif à gommer.

Une tendance de fond

A priori anecdotique, cette option d’une nouvelle vie sans tatouage était en réalité prévisible car elle s’inscrit dans un courant consumériste qui englobe aujourd’hui toute une série de services et de produits estampillés “sans”. Bières sans alcool, pâtes sans gluten, nuggets sans poulet, hôtels sans enfant, week-ends sans écran… L’offre est variée et répond à un réel courant de société.

“Ce n’est pas une mode, mais une tendance de fond, commente Sophie Pochet, chief academic officer de la section Publicité et Communication commerciale à l’Ihecs. À mes yeux, c’est un mouvement culturel global qui reflète les aspirations des consommateurs à plus de sobriété et à plus d’inclusivité en intégrant différentes niches que l’on peut mieux cibler. C’est donc un vrai courant sociétal qui invite les gens à consommer plus ‘conscient’, mais qui répond aussi à une certaine inquiétude du consommateur. On vit aujourd’hui dans une société du risque zéro et le ‘sans’ est devenu le langage marketing de la prévention. Mais j’ajouterais que cela reflète aussi le besoin d’un certain confort avec, par exemple, des clubs de vacances sans enfant pour profiter pleinement de la tranquillité des lieux et même, pour les femmes, des soirées sans homme pour avoir la paix !”

Le boom du “sans alcool”

La commercialisation des produits “sans” n’est toutefois pas récente. Dans les années 1980, Coca-Cola lançait déjà la version Light, sans sucre, de son célèbre breuvage, suivie en 2005 d’une autre déclinaison Zero, plus proche du goût originel, à l’instar de son concurrent Pepsi dont la première boisson Diet remonte à… 1964 !

Portée par son slogan légendaire “On peut en boire jusqu’au bout de la nuit“, la bière sans alcool Tourtel a elle aussi émergé sur le marché il y a une quarantaine d’années, sans toutefois bousculer le monde des brasseurs. C’est moins vrai aujourd’hui. Le “sans alcool” a le vent en poupe et les grandes marques de bière se sont finalement emparées de ce segment porteur, comme Jupiler (dès 2016 avec sa version “0,0%”), Hoegaarden, Chouffe, Leffe ou encore Carlsberg.

La commercialisation des produits “sans” n’est pas récente. Dans les années 1980, Coca-Cola lançait sa version Light, à l’instar de son rival Pepsi dont la première boisson Diet remonte à 1964. © PG

Il est vrai que l’époque a changé. La législation s’est non seulement durcie pour l’alcool au volant (taux admis revu à la baisse, amendes beaucoup plus sévères, etc.), mais le souhait d’un mode de vie plus sain s’est aussi imposé au fil des ans, soutenu par des campagnes de santé publique comme l’opération Dry January après les fêtes de fin d’année, suivie de la Tournée Minérale en février, avec les mêmes objectifs de sobriété.

Du Dry January à la Tournée Minérale

Présentées sous la forme de “challenges”, ces opérations fortement médiatisées sont devenues les précieuses alliées des boissons sans alcool qui ont vu, ces dernières années, leurs ventes s’envoler. La tendance “no-low” (no alcohol-low alcohol) est désormais bien visible, tant au restaurant que dans les supermarchés, avec des chiffres qui attestent de son succès. Sur les cinq dernières années, les achats de boissons sans alcool en Belgique ont bondi de 34%, selon une étude du cabinet YouGov. Les produits étiquetés “no-low” représentent aujourd’hui près de 7% du marché global des boissons alcoolisées avec, pour la bière, une part de marché en forte expansion puisque les déclinaisons “0,0%” (ou presque) flirtent avec les 9% de volumes achetés au rayon brassicole.

“En magasins, ce sont plus de 200 références de boissons sans alcool que nos clients peuvent retrouver réparties entre les bières, les vins et les mousseux, commente Regine Van Tomme, porte-parole de Carrefour Belgique. En rayon, ces produits sont regroupés pour faciliter leur visibilité, avec des recommandations d’implantation spécifiques, par exemple jusqu’à trois mètres de rayon dans les magasins Market.

Il est vrai que certains événements comme la Tournée Minérale annuelle sont particulièrement porteurs puisque l’édition 2025 a entraîné une hausse de 30% des ventes par rapport à l’année précédente, preuve de l’intérêt croissant des consommateurs pour ce type de produits. Dans cette lignée, il s’agit d’ailleurs d’un segment sur lequel Carrefour souhaite continuer à se positionner, avec de nouvelles références à venir.”

Une tendance mondiale

Spectaculaire, l’engouement belge pour le “sans alcool” épouse d’ailleurs la tendance mondiale, elle aussi à la hausse. Selon l’institut International Wine and Spirit Research (IWSR), le marché des boissons non alcoolisées ou à faible teneur en alcool (maximum 0,5%) a en effet fortement augmenté ces dernières années : évalué à 8 milliards de dollars en 2018, le “no-low” mondial a bondi à 13 milliards de dollars en 2023. Et l’avenir s’annonce même radieux pour ces bières, vins et bulles sans alcool (ou presque) puisque l’IWSR table sur une croissance de 6% pour les deux prochaines années. Beaucoup plus optimiste, l’agence ESOMAR (European Society for Opinion and Market Research) envisage même un taux de croissance annuel de 10% pour le “no-low” de 2026 à 2033, estimant que ce marché spécifique pourrait dépasser les 24 milliards de dollars dans les huit ans qui viennent.

Cette ferveur pour le “sans alcool” réjouit d’ailleurs certains acteurs belges du secteur qui sont présents sur la scène internationale, comme la société Univers Drink, basée à Liège. Distribuées dans 60 pays, ses boissons “0,0%” commercialisées sous les marques Vendôme Mademoiselle et surtout Night Orient (mousseux, vins, spiritueux et bières) se sont écoulées à plus de deux millions de bouteilles en 2025, contre un million, il y a cinq ans à peine.

Changement de mentalité

“Le marché global du ‘sans alcool’ progresse parce que la tendance à consommer des produits sains s’accentue depuis quelques années, constate Arnaud Jacquemin, fondateur et CEO d’Univers Drink. Mais surtout, les mentalités ont changé. Auparavant, le ‘sans’ était perçu négativement et celui qui ne buvait pas d’alcool était stigmatisé, surtout en soirée. Aujourd’hui, on ne le charrie plus, on le respecte et même, on le félicite. La société a évolué et on a quitté ce raisonnement binaire qui consiste à dire ‘Je bois ou je ne bois pas d’alcool’. On peut très bien apprécier les boissons alcoolisées et décider d’adopter, à certains moments, un mode de vie plus sain en faisant régulièrement des pauses dans sa consommation d’alcool avec des produits de type Night Orient.”

Pour désigner ces personnes qui choisissent cette sobriété ponctuelle, le néologisme “flexibuveur” est récemment apparu sur le marché, et c’est précisément cette cible que les acteurs de l’industrie “no-low” veulent davantage toucher : un consommateur responsable qui ne renonce pas nécessairement au plaisir alcoolisé, mais qui revendique le choix d’autres options plus saines dans sa quête d’équilibre au quotidien.

“Auparavant, le ‘sans’ était perçu négativement et celui qui ne buvait pas d’alcool était stigmatisé, surtout en soirée. Aujourd’hui, on ne le charrie plus, on le respecte et même, on le félicite.” – Arnaud Jacquemin (Univers Drink)

Sans ou presque

Cette volonté d’adopter une attitude plus “flexible”, et donc de freiner la consommation de certains produits qui peuvent s’avérer nocifs dans l’excès, s’illustre aussi dans d’autres rayons en magasins. De plus en plus, la grande distribution opte en effet pour la viande dite hybride, une gamme de viandes enrichies de protéines végétales pour le plus grand plaisir des “flexitariens”, ces personnes qui souhaitent réduire leur consommation de viande sans pour autant devenir végétariennes.

“Chez Delhaize, nous vendons depuis peu de la viande hybride avec 30% de graisses en moins et nous allons bientôt lancer une gamme de charcuteries ‘hybrides’, témoigne Jonathan Hertog, vp commercial unit fresh & sourcing pour l’enseigne au lion. On voit que le consommateur veut clairement reprendre le contrôle et qu’il cherche davantage de produits sains. Cela s’illustre par cette tendance du ‘sans’ qui dépasse aujourd’hui le phénomène des intolérances alimentaires, mais aussi par une autre tendance en parallèle qui est celle de l’ajout de protéines dans les aliments, avec ce même objectif : être bénéfique pour la santé.”

“On voit que le consommateur veut clairement reprendre le contrôle et qu’il cherche davantage de produits sains.” – Jonathan Hertog (Delhaize)

Si les produits hybrides semblent promis à un bel avenir, le 100% “sans viande” reste malgré tout une valeur sûre de la consommation actuelle, avec des ventes qui ne cessent de croître. Selon le dernier rapport de la société Fortune Business Insights, la taille mondiale du marché alimentaire végétalien devrait passer de 37 milliards de dollars en 2024 à… 103 milliards de dollars en 2032, soit quasiment le triple en huit ans à peine ! Preuve que la tendance est aujourd’hui bien ancrée dans la société, même les rois du fast-food comme McDonald’s, Burger King, KFC et Quick proposent dans leurs menus, généralement “très viande”, des versions veggie de leurs hamburgers et autres nuggets.

Le “sans gluten” à l’honneur

Mais s’il est une tendance qui émerge depuis quelques années dans l’univers du “sans”, c’est bel et bien celle du “sans gluten”, nouveau chouchou de la grande consommation. Toutes les enseignes ont épousé le mouvement en proposant désormais une gamme de produits adaptés dans leurs rayons. Et ceux-ci rencontrent un réel succès. “Pour le ‘sans gluten’, nous constatons une croissance de 25% de la demande sur ces trois dernières années, relève Regine Van Tomme, porte-parole de Carrefour Belgique. Sur ce segment, les clients sont particulièrement intéressés par les alternatives aux produits de boulangerie, aux biscuits ou aux pâtes sèches. À l’image du bio, les alternatives végétales et les produits sans gluten sont aujourd’hui mises en avant dans des rayons spécifiques, ce qui permet aux clients de les retrouver facilement.”

Là aussi, les chiffres sont éloquents : une autre étude de la société Fortune Business Insights prévoit que la taille du marché alimentaire sans gluten, à l’échelle mondiale, devrait passer d’environ 8 milliards de dollars en 2025 à plus de 15 milliards de dollars en 2032, soit quasiment le double.

La liste du sans est longue

La liste des produits “sans” est loin d’être close. Dans les supermarchés, on pourrait aisément l’étendre aux aliments labellisés “sans sucre” et aux autres produits laitiers garantis sans lactose (augmentation de 30% des ventes chez Delhaize en deux ans). La gamme belge de bonbons Yolloh a même fait du “sans” sa marque de fabrique, avec des friandises véganes, sans gluten, sans sucre et sans gélatine.

Les bonbons belges Yolloh ont fait du “sans” leur marque de fabrique, avec des friandises véganes, sans gluten, sans sucre et sans gélatine. © PG

Mais le plus interpellant dans ce business du “sans”, c’est qu’il intègre désormais des catégories de services plus inattendues comme les vacances, l’aide à l’addiction et même les prestations bancaires. La néobanque Revolut, 100% digitale, revendique déjà 800.000 clients belges, probablement séduits par son approche “sans frais de tenue de compte” sur son offre standard.

No kids

En vacances, les hôtels “sans enfant” sont devenus une réalité pour les touristes qui privilégient la tranquillité et les tours-opérateurs affichent désormais cette option sans complexe. Dans son catalogue, TUI, le numéro 1 des vacances, dispose ainsi d’une offre “adults only” qui va de la Grèce au Mexique en passant par l’Espagne, la Turquie, l’Égypte et la République Dominicaine. Au total : pas moins de 234 adresses au soleil, garanties sans marmaille, pour passer un séjour au calme dans l’une de ces six destinations.

Moins glamour, mais tout aussi précieuses, les formules “sans écran” et autres digital detox font également partie de l’argumentaire publicitaire des organisateurs de voyages ou de retraites bien ciblées. Au programme : pas de télé dans les chambres, pas de wifi à l’hôtel et surtout pas de smartphone dans les poches. La déconnexion est reine et le dépaysement total pour un week-end ou une semaine estampillés “sans ondes”.

“Ce qui est intéressant avec ce marketing du ‘sans’ qui existe depuis quelques années déjà, c’est qu’il repose sur ce paradoxe suggérant qu’avec le ‘sans’, on reçoit plus !, analyse Jean-Claude Jouret, professeur de marketing à l’Ichec. Cela laisse sous-entendre que, sans sucre, sans alcool ou sans gluten, on bénéficie d’une meilleure santé et que, sans intermédiaire pour tel ou tel service, on gagne de l’argent.

La plus-value du “sans”

C’est assez troublant parce que, lorsqu’on parle des humains, le ‘sans’ veut dire moins : un sans-papier, un sans domicile fixe, un sans-patrie, etc. Or, quand on parle des produits, le ‘sans’ est considéré comme un plus. Cela devient un réel avantage. Je pense que c’est dû à une prise de conscience, sans doute liée aux grandes crises alimentaires, qui fait qu’aujourd’hui, le ‘sans’ traduit une qualité sanitaire beaucoup plus grande avec, par exemple, moins de sucres, moins d’additifs, moins de colorants, en réaction à une société où il y a eu ‘trop de’ à un moment donné.”

“Ce qui est intéressant avec ce marketing du ‘sans’, c’est qu’il repose sur ce paradoxe suggérant qu’avec le ‘sans’, on reçoit plus !” – Jean-Claude Jouret, professeur de marketing à l’Ichec

“Il est vrai que dans le passé, la publicité ne s’est pas privée de superlatifs, enchaîne Sophie Pochet, chief academic officer à l’Ihecs. On a eu cette marque de lessive qui lavait ‘plus blanc que blanc’ et ces rasoirs à deux, trois, quatre lames qui n’en finissaient plus ! Aujourd’hui, l’heure n’est plus à la surenchère et on inverse les codes publicitaires. On mise davantage sur la sobriété. Le ‘sans’ est une manière de ‘disrupter’ le marché.”

En vacances, les hôtels “sans enfant” sont devenus une réalité pour les touristes qui privilégient la tranquillité. © Getty Images

La révolte des “dupes”

Dans cette tendance du “sans”, il est un autre phénomène récent qui traduit, lui aussi, une certaine réaction à l’ostentatoire et au luxe exagéré. Il s’agit des “dupes” (de l’anglais duplicate), ces copies bon marché d’articles de grandes marques, mais sans leur logo et leur prix démesuré. Très prisées par la Gen Z (la génération des 15-28 ans, ndlr), ces imitations sont des contrefaçons assumées et exhibées fièrement comme des trophées sur TikTok, avec ce même argument : pourquoi payer “cher et vilain” un sac, des chaussures ou un parfum alors que l’on peut trouver, en deux clics sur le Web, des produits au design similaire, à la qualité respectable et au prix beaucoup plus avantageux ?

Subversif, ce courant de “dupes” apparaît non seulement comme un mouvement de protestation contre les marges indécentes de l’industrie du luxe, mais aussi comme une façon revendiquée d’affirmer sans rougir : “Le même article moins cher sans le logo Chanel, Prada ou Gucci, c’est très bien aussi !”

Corrélations entre le ‘sans’ et le ‘contre’

“Je ne peux m’empêcher de voir des corrélations entre le ‘sans’ et le ‘contre’ qui traduisent de vrais changements de consommation chez les gens, peut-être préalables à un réel changement sociétal à venir, réagit Pierre-Alexandre Billiet, économiste et CEO du groupe Gondola. Je ne dis pas qu’on est en train de vivre une révolution, mais on est quand même à un moment de l’histoire où la consommation change fondamentalement. Quand on voit le ‘sans alcool’, le ‘sans sucre’, la viande hybride et tous ces produits qui ressemblent à des copycats avec plus ou moins la même qualité, sans la marque de référence, tout cela de manière simultanée, on est en droit de s’interroger.

“Je ne dis pas qu’on est en train de vivre une révolution, mais on est quand même à un moment de l’histoire où la consommation change fondamentalement.” – Pierre-Alexandre Billiet (Gondola)

Car il y a clairement une forme de polarisation qui impacte la grande distribution, mais aussi une forme de révolte sociale qui est en train de s’opérer avec cette double question fondamentale pour la plupart des grandes marques : quelle est aujourd’hui la valeur de mon produit et quelle est aujourd’hui la valeur de ma marque ? C’est une vraie remise en question qui n’existait pas il y a 20, 30 ou 40 ans.

Avant, la marque était le produit et le produit était la marque. Mais ces derniers temps, la valeur de la marque est devenue bien plus élevée que la qualité intrinsèque du produit. Et donc, cela pose question sur cet environnement de consommation de masse qui est en train de changer avec la multiplication de petites tribus qui ne représentent plus le consommateur moyen. Tout est en train d’être hyper diversifié et cela devient donc très compliqué pour un distributeur à l’heure actuelle.”

Le “sans”, finalement, n’est pas sans risque.

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