L’agro-industrie rôde autour du roquefort
La production du roquefort est dominée par l’industrie agroalimentaire en France, une mainmise que certains voient comme une menace pour un fromage emblématique, mais ne comptant plus que de rares fabricants indépendants.
Au milieu de ses brebis, Christian Cros ne décolère pas face à ce qu’il décrit comme “l’érosion” d’un savoir-faire de plusieurs siècles. Le roquefort, affiné dans des caves mythiques du sud de l’Aveyron, dans le sud de la France, est le premier fromage à avoir obtenu l’appellation d’origine contrôlée (AOP), en 1925, soit il y a près d’un siècle. “Quand j’avais une dizaine d’années, il y avait 4.000 fermes, aujourd’hui c’est 1.300!”, dénonce cet éleveur de 56 ans installé à Saint-Rome-de-Cernon, près de Roquefort-sur-Soulzon, où sont affinés les tomes de roquefort. Derrière lui, une immense inscription “Société tu m’auras pas” est peinte sur le mur de son bâtiment agricole, allusion à une chanson de Renaud et à Société des caves, filiale de Lactalis, principal industriel de la filière.
Fort d’un cheptel de 380 bêtes, Christian Cros représente la Confédération paysanne au sein de la Confédération générale de Roquefort (CGR), où siègent les producteurs de lait et les sept fabricants, trois industriels et quatre indépendants. Il dénonce une “baisse du prix du lait” et du nombre de producteurs “depuis que Lactalis a acheté Société des caves en 1992”.
Effritement de la consommation
Le secrétaire général de la CGR Sébastien Vignette parle plutôt d'”effritement de la consommation depuis plusieurs années”, de 1% par an, diminution comparable à celle des fermes dédiées au roquefort. Quant à la multinationale laitière, qui déclare produire “52% des 15.885 tonnes du volume total du roquefort”, elle précise avoir “sensiblement revalorisé” le prix du lait en octobre. Le groupe aux 22 milliards d’euros de chiffre d’affaires, dont 120 millions issus du roquefort, estime en outre générer 5.000 emplois directs et indirects dans la région. Un poids gigantesque, particulièrement à Roquefort-sur-Soulzon où Lactalis possède 80% du bâti et du foncier, dont la majorité des caves, grandes grottes naturelles où les tomes sont alignées sur des travées de bois pour un affinage unique. Hugues Meaudre, directeur général de la division Lactalis AOP et terroir, affirme à l’AFP que le groupe joue “le rôle de locomotive pour tirer cette AOP”. “La filière est dans une posture légèrement négative. Notre premier axe de travail, c’est de stabiliser ses volumes et, une fois stabilisés, il faudra repartir dans la croissance”, explique-t-il.
Mais pour Véronique Richez-Lerouge, présidente-fondatrice de l’association Fromage de terroirs, la présence de tels acteurs dans une filière aussi typique est “toxique”. “Les fromages industriels représentent 90% du plateau de fromage français. Ils ont de quoi s’exprimer. Pourquoi viennent-ils dans les AOP? C’est pour l’image”, estime-t-elle. Hugues Meaudre préfère évoquer “l’amour du produit des actionnaires de Lactalis”. “Dans les AOP, un segment haut de gamme comparable à celui de la haute couture, on devrait limiter la présence des multinationales pour permettre à une filière d’éclore de manière harmonieuse”, rétorque Mme Richez-Lerouge.
Haute couture ou industrie
Pour Vincent Combes, patron de la maison Combes qui fabrique manuellement 180 tonnes par an de roquefort Vieux Berger, “l’avantage c’est que chacun a sa place, son marché, sa qualité”. “On respecte le cahier des charges, mais on se donne d’autres contraintes pour avoir un produit d’excellence”, souligne ce maître-artisan fromager, plus petit fabricant de l’AOP. Mais selon Christian Cros, avec Société des caves, que sa famille fournit depuis trois générations, l’écueil se situe au niveau du prix du lait et de la proportion transformée. “Le roquefort est très bien payé. Mais on demande à l’industriel qu’il nous transforme au moins 50% de la production en roquefort, et c’est à peine 10%”, déplore ce paysan qui vend son lait à un prix moyen de 1,17€ le litre.
“Dans le bassin de Roquefort, on collecte 117 millions de litres de lait de brebis, un tiers de ce lait est consacré au roquefort”, assure de son côté Hugues Meaudre, les deux autres tiers servant à la “diversification”, autrement dit des fromages de brebis industriels. Sébastien Vignette se réjouit toutefois d’un collectif qui “vit bien” et où tous les acteurs, industriels comme petits producteurs, travaillent sur “Roquefort Demain”, un “vaste projet d’aménagement touristique” censé voir le jour en 2025, pour le centenaire de l’AOP.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici