Paul Vacca
La “smartitude” des choses: “Sommes-nous devenus plus malins?”
Heureusement que la technologie numérique est là pour nous “augmenter”, nous aidant à repousser toujours plus loin les limites de notre intelligence humaine, trop humaine. Tandis que le big data et les données collectées en nombre incommensurable nous promettent une connaissance exhaustive du monde.
En 2008, dans un article à valeur de manifeste paru dans Wired, Chris Anderson avait même prophétisé la ” fin de la théorie ” ( The End of Theory). Grâce à la profusion de données fournies par les machines, la méthode scientifique serait rendue obsolète. En effet, pourquoi chercher à comprendre le monde, à émettre des hypothèses, puisque le réel peut nous être livré à chaque instant dans sa quasi-totalité ? Quant aux algorithmes, ils nous permettent de modéliser la réalité et de baliser le monde en nous rapprochant toujours plus de ce que nous cherchons pour éviter que nous nous perdions. Puis il y a tous les développements spectaculaires de l’intelligence artificielle qui, par la grâce du deep learning, n’a même plus besoin d’être encodée par nos soins et peut faire l’apprentissage de tous les savoirs de l’humanité en quelques heures à peine.
Voilà pour les grands espaces infinis et vertigineux de la connaissance. Mais, à nous simples mortels, la technologie a fait une autre promesse à titre individuel et domestique : celle de nous rendre smart. Avec l’arrivée des technologies numériques, notre téléphone s’est mué en smartphone, la ville soudain devient smart city, la mobilité est devenue smart. Bref, bienvenue dans la vie smart.
Nous traduisons smart par ” intelligence ” – comme dans ” ville intelligente ” – mais cela se rapproche plus du terme ” malin “, ” astucieux ” ou ” rusé “. C’est que la technologie nous donne toujours plus de moyens d’être malins. En nous libérant des tâches inutiles. Pourquoi perdre son temps à courir les magasins quand on a tout à portée de clic ? Pourquoi s’encombrer de connaissances inutiles quand tout est dans son smartphone ? De même qu’il existe une application pour tout ce dont vous pouvez avoir besoin. Bref, l’équation est parfaite : plus de temps gagné et plus d’espace de cerveau disponible.
Equation parfaite ? Pas si sûr. Parce que le temps gagné n’est en réalité que faussement gagné. C’est ce que montre brillamment Tim Wu dans The Tyranny of Convenience, un article publié dans le New York Times en 2018, où il souligne que le temps gagné par les commodités offertes par la technologie numérique (il fait même remonter le phénomène au 19e siècle) est aussitôt happé par une prolifération de petites tâches, elles aussi censées nous faire gagner du temps. Et ainsi de suite. Et l’on s’aperçoit que, finalement, le temps s’atomise plus qu’il ne se capitalise.
Et quant à l’espace de cerveau disponible, pas sûr que la technologie nous aide non plus. Ou alors en trompe-l’oeil. Car elle postule qu’être smart, c’est ne pas encombrer son cerveau d’informations inutiles pour laisser libre cours à notre créativité. Qu’apprendre des choses par coeur est inutile à l’ère des moteurs de recherches puisque toute information est accessible en deux clics maximum. A quoi peut bien servir la culture générale à l’heure de Wikipedia et Google ? Juste bon pour briller au Trivial Pursuit…
Or, là encore, libérer de l’espace de cerveau, ce n’est pas nécessairement s’ouvrir un espace de créativité. Apprendre bêtement par coeur ne sert – et n’a jamais servi – à rien. Mais croire que cela encombre inutilement notre intellect car ce n’est pas directement productif et statique, est absurde. La culture générale, ce sont, comme les gammes pour un musicien ou les exercices pour un danseur, la base sans laquelle la créativité et l’inventivité, si grandes soient-elles, ne peuvent prendre leur envol.
Sans dresser un constat aussi apocalyptique que Michel Desmurget, qui livre dans La Fabrique du crétin digital un tableau effarant du rôle des écrans sur nos cerveaux – et notamment sur celui des digital natives -, on peut quand même douter que la smartitude promise par la technologie nous rende plus malins finalement. Ce qui est très malin, en revanche, dans les deux sens de ce terme, c’est de nous laisser croire à ce mirage.
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