La productivité n’est plus ce qu’elle était
Loin d’être un concept abstrait à l’usage des économistes ou un simple indicateur pour entreprise se voulant compétitive, la productivité est d’abord le garant essentiel du maintien de notre niveau de vie. Or, elle est en baisse. Sommes-nous condamnés à nous serrer la ceinture ?
Mieux que prévu ! Les commentaires sont unanimes au sujet du chiffre de la productivité publié le 9 août par le Labour Department américain : elle a, au 2e trimestre, progressé de 0,9 % en rythme annuel, alors qu’on attendait 0,7 %. Il s’agit également d’un joli rattrapage, après le très maigre 0,1 % relevé au premier trimestre. Pas mal, donc, mais… pas terrible pour autant. Sur ce point aussi, les commentaires sont unanimes. Car avec ce petit pour cent, on est très loin de la moyenne historique, à savoir 2,1 % depuis 1947. La progression annuelle de la productivité est tombée à un gros pour cent sur les 10 dernières années et même à 0,6 % seulement sur les cinq dernières.
Le phénomène est du reste planétaire, comme l’avait souligné, un mois plus tôt, une étude du Fonds monétaire international (FMI) au titre sans équivoque : La productivité dans le monde : autant en emportent les vents contraires. Considérant un univers d’activités plus large, le FMI avance des chiffres carrément indigents : la progression de la productivité est, depuis la crise financière, tombée à 0,3 % par an, contre 1 % auparavant. Un effondrement !
C’est grave, docteur ?
C’est pour le moins préoccupant, car la productivité n’est pas une notion plus ou moins abstraite à usage des économistes et chefs d’entreprise : elle mesure la capacité à créer davantage de richesses et conditionne dès lors le bien-être de tous. Il serait fort dommageable que cette productivité baisse, car on n’aurait alors d’autre choix que de vivre plus frugalement. Par contre, aussi longtemps qu’elle ne recule pas, il n’y a pas de problème, pourrait-on penser. Faux ! Déjà, dans une société habituée depuis plusieurs générations à pouvoir assouvir un nombre croissants de besoins, réels ou supposés, ce serait une cruelle frustration. Surtout, cela engendrerait immanquablement une détérioration de nos conditions de vie.
Petite explication. ” La capacité de chaque personne qui travaille à générer de la valeur ajoutée est l’élément fondateur du fonctionnement de nos économies “, définit Philippe Ledent, économiste chez ING et chargé de cours à l’UCL. Dans certains domaines d’activité, par ailleurs indispensables, cette valeur ajoutée est faible. Elle doit dès lors être compensée par les secteurs à forte valeur ajoutée. Ainsi, les soins à la personne sont typiquement une activité à faible valeur ajoutée. Or, avec le vieillissement de la population, leur demande va croissant. Le reste de l’économie doit donc subsidier cette activité (et d’autres) toujours davantage, explique l’économiste. C’est clairement un grand défi !
La capacité à générer de la valeur ajoutée est l’élément fondateur du fonctionnement de nos économies”, Philippe Ledent, économistre chez ING et chargé de cours à l’UCL.
Dans ces conditions, comment augmenter l’offre de biens et services, puisque c’est de cela qu’il s’agit en langage économique ? Il n’y a pas 36 solutions. Il n’y en a même que deux : augmenter la population active, y compris par immigration, et accroître la productivité. L’Allemagne est le symbole de la première option, avec pour point d’orgue le million de réfugiés accueillis en 2015. Le Japon est le champion de la seconde ; ce n’est pas pour rien qu’il est leader mondial de la robotique.
Progrès technologiques en trompe-l’oeil ?
Une question se pose inévitablement : pourquoi la productivité s’est-elle essoufflée à ce point ? Les causes sont multiples. Le FMI discerne notamment le ralentissement de l’essor des technologies de l’information et de la communication (TIC), le vieillissement de la population, surtout dans les pays avancés, et le ralentissement du commerce mondial, avec notamment l’arrivée à maturité de l’intégration de la Chine dans ce commerce. La première de ces raisons peut surprendre : ne vit-on pas un boom technologique inouï, avec des avancées quasiment quotidiennes ? Certains font remarquer qu’il ne faut pas confondre gadgets, utiles ou futiles, avec outils d’amélioration de la productivité. L’économiste américain Robert Gordon est de ceux-là. Il est vrai que ce champion du pessimisme croit aussi à la fin de la croissance. Mais vrai également que Facebook ou Instagram sont de ce point de vue mille fois moins importants que la machine à vapeur…
Autre piste : sans doute la mise en oeuvre de ces technologies – le numérique aujourd’hui, l’intelligence artificielle demain – exige-t-elle pas mal de temps. Un peu de patience, et la productivité rebondira ! C’est la thèse à laquelle adhère Philippe Ledent, à l’instar des économistes de Pimco, premier investisseur en obligations du monde. Postulat : le coût de ces nouvelles technologies est encore trop élevé pour qu’elles se répandent comme une traînée de poudre, mais il est en train de baisser. Ainsi le Boston Consulting Group estime-t-il que la croissance annuelle des investissements en robotique avancée passera de 2 ou 3 % à peine aujourd’hui à 10 % d’ici une décennie.
Mieux qu’on le pense, mais pour qui ?
Autre vision optimiste, d’une nature totalement différente : et si la productivité était sous-estimée ? Telle est l’opinion de Philippe Defeyt (au demeurant partagée par Philippe Ledent), économiste et président de l’Institut pour un développement durable. ” On mesure la production et la productivité en termes de valeurs, pas de services rendus, argumente-t-il. Un exemple : trouver une information rapidement et gratuitement sur Internet peut à coup sûr améliorer la productivité, mais ce ne sera pas pris en compte. ” L’économiste namurois avance un autre exemple : l’activité des jeunes indépendants et dirigeants de start-up, de plus en plus nombreux. ” Comme ils débutent et ne gagnent pas encore beaucoup d’argent, leur productivité est réputée très faible ! ” Cela ne correspond peut-être pas à la réalité, protesteront à juste titre les intéressés…
En réalité, la productivité n’aurait donc pas faibli autant qu’on le pense ? Très possible, voire probable. Tout va donc pour le mieux, ou presque ? Ce serait aller un peu vite en besogne. Car la progression de la productivité, et tout particulièrement le remplacement de l’homme par un robot, pose la question, pas encore résolue, du juste partage de cette valeur ajoutée, souligne Philippe Ledent. Opinion clairement partagée par Philippe Defeyt, qui va plus loin : ” Il faut s’organiser pour redistribuer ces gains de productivité non en réduction du temps de travail, mais en création d’emplois et solvabilisation des demandes non solvables, notamment de la part des personnes en situation précaire. ” Avec pour argument la référence au miracle belge de l’après-guerre : ” Dans les années 1950, c’est avec les gains de productivité que l’on a financé l’enseignement, la culture, etc. Ce modèle a été abandonné. Il faut y revenir ! ”
La croissance de la productivité est, “à long terme, le facteur clé du niveau de vie des populations”, souligne le FMI. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un oeil sur le passé récent, plus précisément sur les taux de progression de cette productivité. Aux Etats-Unis, elle fut de 3,6 % par an entre 1948 et 1953 lorsque, au sortir de la guerre, le pays donna l’impulsion des Trente glorieuses. Le miracle allemand au lendemain de cette même Seconde Guerre mondiale ? La productivité a bondi de 8 % par an durant les années 1950 ! Quant à la spectaculaire émergence de l’économie japonaise durant les sixties, elle ne doit rien au hasard : la progression de la productivité y a plus d’une fois tutoyé la barre des 10 % par an.
Le travailleur belge est un des plus efficaces du monde, affirme-t-on. Et c’est vrai ! Le tableau ci-contre le démontre à souhait. Mesurée par le PIB (produit intérieur brut), la richesse générée par travailleur frisait les 112.000 dollars en 2015, indiquent les statistiques de l’OCDE. C’est beaucoup moins qu’au Luxembourg, un peu moins qu’aux Etats-Unis, mais c’est davantage qu’en Suisse et presque un quart de plus qu’en Allemagne !
Le taux d’emploi belge est un des plus faibles des pays avancés, se lamente-t-on par ailleurs. Cela aussi est vrai, hélas. Or, il ne s’agit pas là d’une notion macro-économique à usage professionnel, mais d’une réalité de terrain. Laquelle sabote tristement la productivité évoquée plus haut. La création de richesse dépend en effet de deux éléments : la productivité et le nombre de personnes qui mettent cette productivité en oeuvre (en clair : qui travaillent). Et là, c’est la catastrophe pour la Belgique. Alors qu’en 2015, nous dépassions l’Allemagne de 22,7 % au niveau du PIB par travailleur, c’est elle qui nous dépasse de 4,7 % au niveau du PIB par habitant. Et alors que nous devancions la Suisse de 5,8 %, elle nous toise à présent de 36,3 %. De fameuses inversions des rôles ! Comme celles constatées avec les pays scandinaves, champions du taux d’emploi. Certains économistes souligneront que le PIB n’est pas la seule mesure de la création de richesse, a fortiori du bonheur, et que c’est faire injure aux activités bénévoles, contraintes ou volontaires, que de les ignorer. Exact, mais cela ne change rien au problème du faible taux d’emploi. Il serait en effet présomptueux d’affirmer que les activités non comptabilisées dans le PIB sont considérables en Belgique et insignifiantes ailleurs. Du reste, Suède et Suisse sont généralement très bien classées dans les enquêtes sur les pays où il fait bon vivre…
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