La montée en grade des directeurs des achats
Les réflexions actuelles sur les chaînes d’approvisionnement rendent la fonction de “chief procurement officer” très stratégique. Elle peut générer beaucoup de valeur pour une entreprise, conclut une étude d’Heidrick & Struggles.
“Les directeurs des achats ne sont généralement pas les personnalités les plus flamboyantes d’une entreprise.” Fabrice Lebecq, partner du bureau belge d’Heidrick & Struggles (H&S), cabinet spécialisé dans la sélection des dirigeants et administrateurs d’entreprise, pense cependant que cela pourrait changer et il vient d’ailleurs de réaliser une étude sur l’évolution de cette fonction.
Le chief procurement officer (CPO) est responsable de tous les achats d’une société (matières premières, énergie, fournitures, etc.) et sa mission s’est longtemps limitée à cherche à obtenir ces biens et services au moindre coût. Depuis quelques années, la fonction prend un tour plus stratégique, en raison notamment des exigences de durabilité et des interrogations sur la solidité des chaînes d’approvisionnement mondialisées. Les entreprises en ont-elles vraiment conscience au moment de désigner leur CPO? Pas toujours. Une grave erreur, selon Fabrice Lebecq. “Les sociétés qui ne réagissent pas à temps vont rater leur train et vont passer à côté de la valeur que peut apporter, aujourd’hui, un CPO ou directeur des achats”, assure-t-il.
Le CPO dispose de beaucoup plus de données qu’autrefois, cela lui confère une toute autre position de négociation.” – Fabrice Lebecq, auteur de l’étude et “managing partner” pour l’ensemble du secteur industriel européen chez H&S.
L’homme est convaincu de “la montée en grade” de cette fonction et il a vérifié son intuition en dialoguant avec les CPO de 11 sociétés réputées, dont les belges Solvay et UCB. “Au départ, certains ont été un peu surpris qu’un cabinet comme le nôtre s’intéresse à leur fonction, raconte-t-il. Mais très vite, ils ont montré un engouement à parler de leur rôle qui, de fait, ces deux dernières années, fut quasiment celui d’un bras droit du CEO. Notre démarche a en quelque sorte servi de catalyseur à leurs réflexions. Nous n’avons d’ailleurs rencontré aucun refus, toutes les personnes sollicitées ont accepté le dialogue avec nous.”
Un rôle pivot pour l’empreinte carbone…
L’illustration la plus évidente de l’impact potentiel du CPO concerne les enjeux environnementaux. Une étude publiée en septembre dernier par McKinsey concluait que les deux tiers de l’empreinte carbone d’une société provenait de ses fournisseurs. On comprend dès lors que la réalisation concrète des ambitions écologiques d’une entreprise dépendra beaucoup du travail du CPO et de ses équipes. Le focus sur la durabilité est aussi crucial pour l’image de l’entreprise. “Tant les régulateurs que les consommateurs exigent de la transparence tout au long de la chaîne de valeur, confie Bertrand Conquéret (Henkel), cité dans l’étude. Cela peut avoir un impact énorme sur la fonction.” Les évolutions réglementaires de due dilligence sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement vont encore renforcer cette tendance et donc le rôle clé des CPO dans la stratégie. “Il est essentiel que les entreprises réalisent tout ce que le choix d’un bon CPO va leur apporter, insiste Fabrice Lebecq. Elles doivent vraiment valoriser cette fonction, qui historiquement, n’a pas souvent été mise au premier plan.”
“Le CPO doit maintenir des standards éthiques élevés, avoir un fort sens de la responsabilité d’entreprise et prendre des décisions durables vis-à-vis des fournisseurs, ajoute Angela Qu (Lufthansa). Toute prise de liberté par rapport à l’éthique ou à la réglementation causera des dommages à long terme pour la réputation de l’entreprise et sa position sur le marché.” Evolution collatérale: le CPO ne traite plus uniquement avec des fournisseurs ; il doit aussi désormais interagir avec des ONG, des influenceurs, des mandataires politiques, etc. On s’éloigne du cliché du directeur des achats tout en sobriété et qui ne regarde que les prix.
… et la politique d’innovation
Eloignons-nous encore plus de ce cliché: le CPO, en tout cas le bon ou la bonne CPO, peut désormais être un maillon crucial pour développer l’innovation dans une entreprise. Par nature, il doit en effet se tenir bien au courant des nouveautés chez ses fournisseurs. “Certains CPO ont ainsi ouvert les portes de leur entreprise à des innovations ou ont poussé des projets de cocréation avec des partenaires”, souligne Fabrice Lebecq. Ce rôle devient de plus en plus crucial dans une économie mondialisée, où l’innovation peut vous faire prendre une précieuse avance. Cela implique que le CPO du futur devra aussi veiller à être bien connecté avec le tissu des start-up technologiques pour déceler très tôt les innovations numériques dont son entreprise pourrait avoir besoin. Cela commence à en faire du monde avec lequel le CPO doit apprendre à interagir…
La technologie impacte aussi sa mission classique de négociateur. “L’intelligence artificielle permet au CPO de disposer de beaucoup plus de données qu’autrefois, cela lui confère une toute autre position de négociation, explique Fabrice Lebecq. Il peut même faire de l’analyse prédictive pour anticiper les variations de prix, d’approvisionnement, etc.” Le hic, c’est que ces technologies sont encore peu utilisées dans les entreprises (seules 6% d’entre elles ont déjà déployé des systèmes d’analyse prédictive, selon une étude de Deloitte) et quand elles le sont, c’est d’abord pour le marketing et très rarement pour la chaîne d’approvisionnement.
Ces évolutions étaient en marche et la crise du Covid-19 a brusquement accéléré les choses en y ajoutant l’impact des pénuries d’une série de biens. “On a alors pu voir que les entreprises qui tiraient leur épingle du jeu étaient celles où le CPO avait anticipé les nouveaux points d’attention, explique Fabrice Lebecq. Quand il a tissé un réseau en privilégiant les relations très fortes avec ses fournisseurs, jusqu’à la cocréation parfois, au lieu de toujours rechercher le moins cher, il a bien souvent été privilégié par rapport aux concurrents au moment où l’offre s’est écrasée. On voit toute l’importance d’être au coeur d’un réseau, d’un écosystème bien imbriqué.” Comme le dit le CPO d’Accenture, Kai Nowosel, cité dans l’étude d’Heidrick & Struggles, il devient de plus en plus “un connecteur” au sein d’un large réseau, on attend de lui qu’il soit “plus dans l’intégration et la collaboration que dans la compétition”. Le CPO d’UCB, Sebastian Bals, estime même qu’il devrait à l’avenir jouer un rôle plus important dans les stratégies d’acquisition et/ou de partenariats, toujours dans cette optique de gestion de l’écosystème.
Avec tout cela, on aura compris que le poste de directeur des achats peut devenir aussi attractif pour les cadres ambitieux – et aussi décisif pour l’entreprise – que ceux de directeur financier ou commercial. “En fait, je ne vois pas de meilleure place que celle de CPO pour former un futur CEO, résume Sebastian Bals. Pour les jeunes diplômés, je ne vois pas de meilleur endroit pour débuter que le département des achats. Cela vous donne une bonne compréhension de l’ensemble de l’organisation et vous permet de construire votre propre réseau, tant en interne qu’à l’extérieur.”
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